Affaire Cahuzac : la une sans risque du Canard enchaîné

En titrant « Cahuzac va avouer devant les juges : il a bien eu un compte en Suisse, il en a gardé un à Singapour », le Canard enchaîné – en vente demain mercredi –, qui assortit son bandeau d’un billet « À moi, compte, deux mots », a-t-il pris des risques ? Pas de conditionnel, et cette phrase de Louis-Marie Moreau : « Mediapart avait raison ». Confirmation dans la soirée, le quotidien suisse Le Temps annonçant que Jérôme Cahuzac avait été mis en examen à la suite de son audition. François Hollande s’est désolidarisé de l’ancien ministre dont il avait confiance dans la parole.

Le public le sait peu : Le Canard enchaîné parvient dans la plupart des rédactions parisiennes, chaque mardi soir (généralement vers 18 heures), par coursier. En tout arrivait-il après 17 heures dans le Sentier parisien (agence Reuters, défunte Agence centrale de presse… mais aussi rédactions proches du quartier historique de la presse bordant Réaumur).

Cette fois, alors qu’à 16 heures, le site de Mediapart restait encore muet sur la question des aveux de Jérôme Cahuzac au pôle judiciaire financier, le volatile a brûlé la politesse qui veut que les rédacteurs et chroniqueurs aient le temps de pondérer, d’ajouter leur grain de sel pour les éditions du mercredi.

Ce serait à sa demande que l’ex-ministre du Budget aurait pris rendez-vous avec le pôle financier du TGI de Paris et les juges Roger Le Loire et Renaud Van Ruymbeke, à la suite d’un contact pris par son avocat, Jean Veil, le 27 mars.

BFM TV confirme au moins l’audition : un journaliste de la chaîne – qui titre que Jéröme Cahuzac pourrait passer aux aveux – a constaté l’arrivée, dans l’après-midi, du ministre démissionnaire depuis le 19 mars dernier, au TGI.

Peu après 16 heures 30, Antoine Perraud, de Mediapart, titrait « l’injure faite à la Nation », en récapitulant les démentis de l’intéressé, en évoquant la « forfaiture » de dénégations prononcées devant les députés dans l’enceinte de l’Assemblée nationale ; et en dénonçant un « parjure ». « Il faut en revenir au droit politique, il faut réinventer le contrôle démocratique des erreurs de nos gouvernants de rencontre », conclut cet éditorial en forme de réquisitoire.

Bien évidemment, les déclarations antérieures du ministre, mais aussi celles de nombre de personnalités politiques et des médias (nous les avions relevées aussi systématiquement que possible pour les plus outrancières dans nos articles antérieurs sur Come4News) vont refaire surface.

Le Canard fait amende honorable, se classant au nombre de ceux qui, au départ, « ont regardé la pièce avec prudence et circonspection ».

On retiendra aussi, plus largement, qu’il ne faut pas en rester là… Certes, Jérôme Cahuzac était un président de la commission des Finances compétent, un ministre connaissant fort bien ses dossiers (hormis celui de la taxation à 75 %, dont il a peut-être feint de minimiser la complexité), qui, trop taxé aurait possiblement joué les Depardieu en allant s’installer à l’étranger. Mais en fait, de toute manière, nombre des clients d’Hervé Dreyfus, son gestionnaire de fortune, sont déjà expatriés, au moins financièrement.
Il serait fâcheux que la page soit tournée. Bercy se doit d’être transparent, les multiples gamelles accumulées par les ministres du Budget (dont Nicolas Sarkozy dans diverses affaires de successions, dans l’histoire des comptes à l’étranger de Liliane Bettencourt, et on en oublie…), l’affaire de l’indemnisation de Bernard Tapie, tant d’autres, doivent être soldées. Il convient surtout que les mécanismes soient revus, que de futures affaires Cahuzac ne discréditent plus l’ensemble de la caste politico-affairiste.

Selon Louis-Marie Horeau, du Canard, ce n’est pas pour soulager sa conscience que l’ancien ministre aurait demandé à être entendu : « Jérôme Cahuzac a été rattrapé par le résultat des enquêtes menées actuellement en Suisse ». L’ancien ministre va-t-il à présent négocier avec son successeur et son ancien collègue, Pierre Moscovici ? Le revirement s’explique-t-il aussi ainsi ?
Ou la prescription va-t-elle jouer ? Cela peut être envisagé pour des comptes à l’étranger, à moins bien sûr que, comme le suggèrent Le Parisien et Libération ou Rue89, il détiendrait encore 500 000 euros à Singapour.
Mais Mediapart et d’autres titres ont aussi évoqué des déclarations de revenus ou de valeurs de biens minorées. Certains faits relatifs à diverses périodes seront sans doute prescrits,

Remords tardifs

Le site personnel de Jérôme Cahuzac est « en drapeau » (inaccessible) et son compte Twitter reste muet. Mais selon Le Lab (Europe nº 1), l’intéressé aurait confirmé sur son site qu’il aurait avoué et fait rapatrier sur son compte bancaire parisien « l’intégralité des actifs déposés (…) soit environ 600 000 euros » (soit la somme initiale transférée à Singapour, abondée d’intérêts courant sur « une douzaine d’années »).
L’élu de Villeneuve et du Lot-et-Garonne, puis ministre, exprimerait ses remords à l’endroit de ses électrices et électeurs, du président et du gouvernement, et des « Françaises et des Français ».
Dans un premier temps, Jérôme Cahuzac avait demandé à Matignon que le parquet et les juges lui accordent un délai après la diffusion du communiqué du parquet, faisant suite à l’ouverture d’une enquête préliminaire le 8 janvier.

Selon son avocat, Me Jean Veil, le compte suisse (puis asiatique) ouvert par l’intermédiaire du demi-frère de son gestionnaire de fortune, Hervé Dreyfus, et le cabinet helvétique devenu la banque Reyl & Cie, n’aurait pas été abondé depuis 2001 mais les fonds provenaient de l’activité de la clinique d’implants qu’a repris son ex-épouse, mais aussi de son activité de consultant auprès des laboratoires pharmaceutiques. Pas de fonds publics, pas de pots-de-vin, ni d’indemnités d’élu ou de jetons de présence, donc.

Le Temps (.ch) a indiqué que Jérôme Cahuzac avait été mis en examen. Le principal chef d’accusation serait le blanchiment de fraude fiscale.

Pour Louis-Marie Horeau, le procureur suisse Bernard Bertossa avait déjà transmis des éléments au juge Van Ruymbeke voici près de deux semaines, « par des canaux officieux ». Ce qui expliquerait le communiqué du parquet. Jérôme Cahuzac en aurait été informé.

Hervé Martin, du Canard, précise que le premier compte aurait été ouvert à l’UBS, mais n’en donne pas l’intitulé (en nom propre, au nom de la clinique, ou en tant que « compte maître » ouvert par le cabinet Reyl). Puis, peu après l’élection à la mairie de Villeneuve-sur-Lot, le compte aurait été une première fois transféré en Suisse. En 2010, les fonds filent chez Reyl à Singapour. « Au total, près d’un million d’euros ont été versés sur divers comptes ». Ce qui implique que les sommes étaient encore plus importantes, car il a bien fallu rémunérer Hervé Dreyfus et Dominique Reyl.

Jérôme Cahuzac veut désormais affronter la réalité « en toute transparence ». On en attend autant d’Hervé Dreyfus. Et de ses clients, dont ceux, peut-être, qui, à gauche comme à droite, qui ont tellement commenté cette affaire « avec dignité » (comme l’affirme à présent Jacob, de l’UMP).

Un communiqué de l’Élysée a été diffusé. « Son compte est bon », comme l’a titré, en page 3, Le Canard. La présidence fait état d’une « impardonnable faute morale ».

Edwy Plenel a remémoré que pratiquement tout l’ensemble de la classe politique, avec Éric Woerth en éclaireur, avait abondé les dires de Jérôme Cahuzac. « S’agit-il d’un mensonge d’État ? », s’est-il interrogé. « Tout était sur la table », pourtant, a-t-il ajouté. Hormis Wauquiez, qui avait accordé vraiment, dans la classe politique, le bénéfice de la sincérité à Mediapart ?

Qui d’ailleurs, dans les multiples affaires visant Nicolas Sarkozy, s’inquiète vraiment ?

Mais la transparence ne doit pas s’arrêter aux affaires de fraudes fiscales. Come4News avait interpellé l’ancien ministre sur les affaires financières du ministère de l’Intérieur (en mentionnant la Fondation Jean Moulin). Reçu dans son bureau de l’Assemblée, alors qu’il présidait la commission des Finances, il nous indiquait qu’il allait examiner le dossier : nous n’avons jamais reçu par la suite, de nouvelles de sa part.

Depuis 1993, une loi interdisait aux médecins de percevoir des avantages de la part de laboratoires pharmaceutiques ou d’acteurs du secteur : Jérôme Cahuzac ne pouvait l’ignorer. Bernard Debré (UMP) lui accordait par avance l’absolution : quelle importance ?

David Assouline (PS) demande à Jérôme Cahuzac de ne pas profiter des dispositions Sarkozy et de laisser son suppléant siéger à l’assemblée. Jean-Luc Mélenchon, qui fut longtemps un cacique de second plan du Parti socialiste, s’interroge : « qui savait et n’a rien dit ? ». Que savait-il lui-même, donc ?

Valls et autres interpellés

On verra quelles sont les bonnes de la caste politique. Quel sort à présent réserver à Rémy Garnier, l’ancien inspecteur du fisc sanctionné pour avoir été trop curieux ? Quel sort pour les policiers lanceurs d’alarme ?

Rémy Garnier met aussi en cause le traitement médiatique qu’il a subi, notamment de la part de l’agence de communication Havas. Les ministères en tiendront-ils compte et prendront-ils leurs distances avec ces « spin doctors » ? Quelles sanctions viseront les hauts-fonctionnaires de Bercy qui ont tout fait pour casser Rémy Garnier ?

Il ne suffit pas de s’offusquer. Il faut aussi réparer, et faire en sorte que de tels faits ne se reproduisent pas. Quelles suites seront données dans les affaires de viandes avariées ou de tromperies sur les marchandises ? L’amnésie et l’amnistie de fait ?

Dominique Bertoni, ministre déléguée à la Famille (laquelle ?), ose dire à présent qu’il s’agit d’une affaire « entre lui et lui » (Jérôme Cahuzac). Ah bon ? Le Premier ministre se dit consterné. Quelles mesures va-t-il prendre à présent.

Jean-François Copé, désigné tricheur des élections à l’UMP, se dit « stupéfait et indigné ». Oui, comme il le dit « le doute est dans tous les esprits ». François Bayrou a fort raison de craindre « des dégâts dévastateurs pour le monde politique français ». Exact, qu’il s’explique donc sur sa collusion avec divers élus de sa région, ou d’autres, dont Marioni, de la Droite populaire…

Jérôme Cahuzac ne sera sans doute pas « recasé » de sitôt. Quid des autres ? Quelles sont les suites, en matière de fraudes fiscales, des affaires Florence Lamblin et consorts et la fratrie El Maleh (plus ou moins blanchie en Suisse) ? Quid, après Chypre, du Luxembourg ?

Jérôme Cahuzac risquerait l’emprisonnement (cinq ans au maximum, dix ans puisqu’il y a eu utilisation des facilités que procure l’exercice d’une activité professionnelle). Sa retraite de ministre, de député, lui permettrait de cantiner. Tant mieux d’ailleurs ; on lui souhaite une réinsertion professionnelle servant le public : n’a-t-il pas bénéficié d’une longue formation payée par les contribuables, dont il devrait être redevable ?

On se souviendra aussi que Michel Gonelle s’était confié au juge Jean-Louis Bruguière. Cette affaire n’est pas fini ; mais existe-t-il une véritable volonté d’en tirer toutes les conséquences ?

Gérard Filoche, ancien inspecteur du Travail, collaborateur de Siné Mensuel, s’inquiète : « je suis socialiste, mais je ne peux tolérer cela ». Très remonté sur TF1, il a évoqué les pauvres, les jeunes en CDD, le temps partiel des femmes… « On ne peut pas être salis par des histoires comme cela », a-t-il conclu, alors qu’il constate que le budget laisse courir 80 milliards de fraude fiscale et qu’on va chercher quelques milliards auprès des retraités. « On se trouve spoliés, c’est la misère dans le pays ». 

« Maintenant va arriver la lame de fond », a estimé Axelle Lemaire, députée PS des Français de l’étranger.

Le croit-on vraiment ? On voudrait le croire une fois de plus. Notons quand même que, cette fois, et c’est quand même nouveau, la justice n’a pas été muselée. Jean-Noël Guérini a été aussi placé en garde à vue dans le cadre d’un dossier « à caractère mafieux », selon le juge Charles Duchaine.

Mais la responsabilité n’est pas imputable aux seuls politiques : après tout, ce sont bien les électrices et électeurs qui ont renouvelé leur « confiance » à la famille Balkany, à Levallois. De nombreux élus condamnés (ou ayant réussi à faire traîner leurs affaires jusqu’en cassation) ont été réélus. Après tout, la caste politique, qui la fait ? Il n’est pire aveugle, pire sourd… que qui ne veut rien voir ou entendre.

 

Auteur/autrice : Jef Tombeur

Longtemps "jack of all trades", toujours grand voyageur. Réside principalement à Paris (Xe), fréquemment ailleurs (à présent, en Europe seulement). A pratiqué le journalisme plus de sept lustres (toutes périodicités, tous postes en presse écrite), la traduction (ang.>fr. ; presse, littérature, docs techs), le transport routier (intl. et France), l'enseignement (typo, PAO, journalisme)... Congru en typo, féru d'orthotypographie. Blague favorite : – et on t'a dit que c'était drôle ? Eh bien, on t'aura menti !

4 réflexions sur « Affaire Cahuzac : la une sans risque du Canard enchaîné »

  1. La prime à la casserole, où comment se faire reelir malgré des decisions de justice; les electeurs et les partis sont masos ou pourris?

    Interview de Balkany par Ardisson, un des plus pourris:
    [url]http://www.ina.fr/video/I08113066[/url]

  2. Amusant : la stipendiée Christine Boutin s’offusque.
    [i]Ouest-France[/i] résume bien : « [i]Si on ne peut plus accorder sa confiance à un homme de cette envergure, si même ses proches ont été trahis, ça signifie, dans l’esprit du citoyen, qu’on ne peut plus se fier à personne.[/i] ».
    Ce qui signifie aussi qu’on ne peut plus se fier aux Hutin de [i]Ouest-France[/i].
    À cette heure tardive de la nuit, Jérôme Cahuzac dort peut-être. Tandis que ne dorment peut-être pas celles et ceux qui affrontent le froid : on se retourne, c’est trop froid, on se retourne encore, et cela recommence.
    La feinte stupeur de la caste politique ne fait pas cesser les tremblements de qui dort dehors.

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