Certes, si les votes blancs ou nuls entraînaient la suppression de sièges dans les assemblées, comme le propose Gaspard Delanoë (le « candidat dada » du dixième arrondissement de Paris), nous serions bien moins nombreux à nous abstenir (ou au contraire… encore plus largement majoritaires). Mais ce n’est pas demain la veille qu’une telle mesure sera votée par des « représentants du peuple français ». Autant attendre qu’ils votent une baisse de leurs indemnités, frais de représentation et autres conditions de retraite avantageuses. Dans ces circonstances, s’abstenir est-il si incivique ?
L’argument est connu : une voix d’abstentionniste compte double pour les partis arrivant en tête, d’autant que pour éviter des majorités fragiles, la répartition des sièges offre souvent, selon les assemblées, une « prime aux gagnants ». De l’Ain, 01 (58,18 % d’abstentionnistes, 1,57 de votes blancs ou nuls) à La Réunion, 974 (54,61 et 2,36), la France s’est copieusement abstenue (53,64 %) et les votes blancs ou nuls ont représenté 1,73 % des inscrits. Les 1 880 futur·e·s élu·e·s ne le seront donc que par 44,63 % des inscrits. Si vous tentez de prendre en compte celles et ceux qui ont opté pour ne jamais s’inscrire ou ne plus renouveler leur inscription sur les listes électorales, vous avez un état de la représentativité des élus régionaux : ils représentent quatre électeurs potentiels sur dix, et sans doute moins de quatre adultes sur dix. En effet, même si la plupart des prisonniers et détenus peuvent voter depuis 1994, et si la proportion des privés de droits civiques n’est pas fortement significative, même si on passe de moins en moins de temps hospitalisé (restrictions budgétaires pour les hôpitaux « aidant »), on devrait pouvoir trouver « à la marge » un nombre pas trop négligeable de Françaises et de Français dont le non vote fait encore chuter cette représentativité.
Mais, plus largement, aux divers sens du verbe, que représentent la plupart de ces élu·e·s ? Quelle est, pour les chômeurs indemnisés ou non, les retraités tentant de survivre avec 600 euros ou encore moins, les jeunes précaires, la représentativité de gens qui vont souvent cumuler salaires ou autres revenus avec des indemnités s’élevant, selon la population sensée être représentée, entre environ 1 500 à 2 600 euros bruts par mois dans le moins favorable des cas ? Un conseiller général tel que Jean Sarközy reçoit 2 590 euros bruts par mois, mais on peut considérer qu’être chef du groupe UMP lui apporte des avantages supplémentaires de diverses natures. Les indemnités sont majorées pour les conseillers régionaux membres de commissions permanentes. Selon les régions, l’effectif des commissions permanentes peut être d’une quinzaine de membres (en Alsace, par exemple), ou d’une trentaine (29 pour le Nord-Pas-de-Calais). Si le plafond, pour un·e président·e de région, s’établit à plus de 5 350 euros, les divers avantages font que le revenu réel, du seul fait des contribuables, est souvent supérieur. Il y a des frais de représentation, diverses possibilités d’obtenir des logements sérieusement « aidés » (car appartenant parfois au parc immobilier de la collectivité), des voyages d’études ou autres totalement pris en charge, voire des enveloppes accordées par les groupes politiques. Le cumul des fonctions, pour les seules instances relevant de la fonction publique ou assimilée (mais on vous invitera souvent à siéger au conseil d’administration d’une société privée), ne peut donner droit à une rémunération supérieure à « une fois et demie le montant de l’indemnité parlementaire ». Soit quelque 10 000 euros qui peuvent ou non se rajouter à un traitement, à des émoluments, à des revenus professionnels libéraux ou autres.
Il est souvent argué que de tels revenus permettent de mieux résister aux pressions des groupes privés. Ce serait une garantie d’indépendance. Bref, à ce niveau de revenus, on aimerait imaginer que le conseiller ou élu ne pique pas du papier toilette ou des gommes et des crayons aux sièges des diverses assemblées. Qu’on se rassure : les visites d’entreprises pourvoient souvent en stylos, les chambres d’hôtels sont souvent garnies de fleurs, etc. Bien sûr, tout comme un président de la République n’a pas le temps de prêter l’oreille à des rumeurs, un élu n’a guère le temps d’embarquer un bouquet dans une chambre d’hôtel. Ni de demander qu’on lui emballe les restes d’un trop copieux repas. Qu’on se rassure, c’est parfois livré à domicile, discrètement. Non pas les restes, évidemment. Certain·e·s élu·e·s, en fonction de leurs domaines d’intervention, sont d’ailleurs bien mieux loti·e·s que d’autres : s’occuper des cantines scolaires ne procure pas les mêmes avantages de courtoisie que de traiter avec Suez, la Lyonnaise des eaux, ou EDF (qui savent généralement compenser l’impossibilité de fournir gratuitement l’eau ou l’électricité du domicile). Notez que les récentes réformes judiciaires font que le risque d’être stipendié, si cela ne peut être établi, protège quand même davantage le corrupteur que l’élu·e : le corps électoral, si ce n’est par la presse, est parfois sensibilisé à ce genre de pratiques parfaitement légales ou ne donnant plus lieu à poursuites.
Ces élu·e·s, qui représentent moins de quatre votant·e·s sur dix, savent parfois fidéliser une clientèle de personnes accédant grâce à elles et eux à un emploi, bénéficiant d’une promotion, de l’accès à un logement, d’une place en colonie de vacances pour un enfant, &c. Sans parler d’un Dassault pris à glisser des billets dans les poches de vieilles dames sur les marchés (et autres pratiques généreuses), les moyens de faire une carrière « représentative » pérenne ne manquent pas. Cela ne suffit pas toujours mais le reclassement en position éligible sur une liste européenne (indemnités de plus de 7 800 euros auxquels s’ajoutent, si on veut bien être assidu, 250 euros par jour de frais de bouche et de gîte, divers avantages…) peut être envisagé. Un siège au Conseil économique et social, une direction d’un organisme touristique, d’un comité machin ou bidule, permet d’attendre un retour en grâce ou de ne pas trop souffrir d’une mise au placard.
À cet égard, on peut se demander si ce rejet que les commentateurs imputent à Nicolas Sarközy et à ses excès de dépenses aussi dispendieuses qu’ostentatoires n’a pas rejailli sur l’ensemble de la classe politique. Voir aller à la soupe une Amara, un Besson, un Kouchner, un Bockel, quand ce n’est pas dans une moindre mesure un Rocard ou un Lang, ne plaide guère en faveur du civisme. Il est fort possible que Nicolas Sarközy n’aurait pas affrété un avion pour faciliter le retour de Thaïlande de sa troisième épouse, qu’il se désintéresse du sort de la journaliste du Figaro qui le confortait lors de sa campagne électorale : tout cela est d’ailleurs assez aisément vérifiable… pour peu qu’on veuille le vérifier. Mais l’abstentionniste ne peut s’empêcher de penser qu’en votant, il cautionne tel voyage d’un Arno Klarsfeld en Haïti, tel déplacement d’un Lang à Cuba ou en Corée, telle attribution d’un consulat général à un David Martinon devenu gênant à Neuilly (avec mise à disposition d’une Jaguar de fonction), telle distribution de CD musicaux de Carla Bruni à on ne sait plus qui, tels cachets d’artistes pour telle ou telle festivité « républicaine ». Bien sûr, tout le monde n’est pas à mettre à la même enseigne et le montant des frais généraux (ceux de fonctionnement, dont des divers cabinets des président·e·s et vice-président·e·s) par tête d’habitant varie du simple au double selon les régions. Toutes les candidates et tous les candidats n’ont pu, tel un Julien Dray dans l’Essonne, affréter un « bus des candidats » en campagne pour sillonner leur département. Toutes et tous n’ont pas engagé les frais de bouche des couples Chirac ou Tibéri à la mairie de Paris.
Il n’y a sans doute que les électrices et électeurs du FN à croire encore qu’en boutant les « étrangers » dehors cela créera des emplois pour les « nationaux » (y compris sans doute les immigrés nationaux : il faudrait aussi songer à recaser en France ceux du Grand Londres, en passe de supplanter Lyon et Marseille en tant que seconde ville française). C’est la seule formation, avec les divers Verts, à voir son électorat réel se maintenir ou progresser. Car les pourcentages sont un peu trompeurs : les grandes formations régressent toutes en nombre de voix. Le Front de Gauche, privé de l’apport du Parti Communiste dans cinq régions sur 22 (des accords avec le PS l’expliquant), remporte ses meilleurs résultats (plus de 13 ou 14 %) dans deux des régions, Auvergne et Limousin, où l’abstention a été la plus faible. Est-ce un signe ? Tenter de corréler abstention et scores des petites formations serait un exercice périlleux. S’y hasarder au lendemain d’un premier tour tient de la gageure…
En revanche, tenter d’analyser finement le report des voix de l’électorat de gauche, qui est majoritairement, y compris dans sa composante la plus flottante, soucieux d’infliger un désaveu cinglant à l’Ump et au sarközysme, sera, aux lendemains du second tour, indispensable au PS. S’il y a déperdition vers l’abstention ou le vote blanc, le camouflet sera aussi pour lui. Ses atermoiements au sujet de la réforme sarközyenne des retraites, sa faible pugnacité à l’égard du pouvoir (manifestée notamment par un Julien Dray qui prie aimablement le « Président » de « retirer le plan de restructuration de l’Assistance publique », par exemple) ont laissé des traces. Il faudrait vraiment que l’Ump et Sarközy en rajoutent beaucoup pour rendre vraiment attrayante une alternative « du moindre mal », et une abstention assumée croissante serait aussi un vrai désaveu pour le PS.
Au fait, il n’y a guère eu que Le Parisien à relever qu’Ali Soumaré, un Français d’origine malienne, qualifié de « délinquant multirécidiviste » par diverses personnalités Ump (son casier judiciaire reste vierge), candidat PS dans le Val-d’Oise, a fait obtenir dans sa localité, Villiers-le-Bel, un résultat de 47,77 % des suffrages exprimés : la liste Ump et le FN y sont à peu près à égalité, à plus de 13,5 %. Dans un premier temps, le PS s’était montré assez frileux dans son soutien… Moins du tiers du corps électoral de la localité s’était mobilisé pour aller voter…
Bravo, enfin un bel article sur le chiffre le plus commenté de l’actualité. On devrait pouvoir trouver « à la marge » un nombre pas trop négligeable de Françaises et de Français qui sont surtout complètement écœurés des classes dirigeante. Ecœuré de voir les dégradations de la société quelque soit l’alternance des politiques européenne, nationales ou régionales.