LA STRATEGIE DU CHOC : la montée d’un capitalisme du désastre.

De Naomi Klein
Edition LEMEAC / Acte sud
Paru en avril 2008
671 pages

Naomi Klein est une journaliste et une réalisatrice. Diplômée de la London School of Economics, elle est l’auteur du best seller No Logo, ouvrage critique sur les multinationales.
La stratégie du choc illustre l’histoire secrète du capitalisme. Dans cet essai, Naomi Klein va relier des évènements tels le 11 septembre 2001, le tsunami de 2004 ou encore le massacre de la place Tiananmen en 1989. Remarquablement conduite et documenté, cette histoire secrète du libre marché approfondit la réflexion militante entamée par l’auteur avec No Logo.

 

• Les deux docteurs de chocs

Le livre débute sur la présentation du docteur Ewen cameron. Cette personne sera l’instigateur de la stratégie de choc. En effet, ses travaux, généreusement financés par la CIA portent sur les conséquences de l’utilisation de la thérapie par les électrochocs sur l’humain. Sa conclusion sera étonnante. L’auteur résume sa philosophie par la citation suivante :

« Nous allons vous presser jusqu’à ce que vous soyez vide puis nous vous emplirons de nous même ». Georges Orwell 1984.

Le but de cette thérapie est explicite : anéantir l’esprit humain pour mieux lui reconstruire une identité plus proche de nos idées. Un choc assez puissant permet donc d’obtenir une page blanche ou l’on peut réécrire l’histoire. Ainsi, l’idée qu’un homme puisse être formaté selon ses vœux émergea dans la tête de la CIA. Et si cette thérapie, applicable sur un homme pouvait-être appliquée à la masse ? Cet outil s’avérera très pratique par la suite pour imposer le capitalisme ultra libéral. Surtout pour un docteur d’un autre style qui s’appropria cette philosophie : Milton Friedman

Ce dernier, prix Nobel d’économie et défenseur du libre marché est une des figures centrales de ce livre. Tout le monde sera d’accord sur le fait que son idéologie et ses préconisations ont largement influencé le cours de l’histoire et pas seulement dans son pays d’origine. Certains aspects de son parcours n’ont toutefois pas eu assez d’échos auprès de l’opinion publique. Pas assez nombreux sont ceux qui, par exemple, furent interpellés lorsque Milton Friedman reçu son prix Nobel d’économie en 1976 alors même que son « élève », Augusto Pinochet, semait la terreur au Chili. Vous allez me dire quel est le rapport entre ces deux faits ?
Naomi Klein a répondu à cette question en approfondissant le côté sombre de l’histoire de Milton Friedman. Un petit retour aux années 1970 est alors nécessaire.

Son quartier général est l’université de Chicago. Peu de milieux universitaires jouissent d’une mystification aussi intense que celle qui s’attache au département des sciences économiques de l’université de Chicago, dans les années 1950. A cette époque, étudier dans ce département équivalait à s’engager dans un combat. Gary Becker, « Chicago boy » et lauréat du prix Nobel dit à ce sujet : « Nous étions des guerriers, en lutte contre pratiquement tout le reste de la profession ». Il est vrai qu’à cette époque, la tendance était plutôt aux idées keynésiennes. Mais pour eux, le libre marché est un système scientifique parfait, dans lequel des particuliers agissant selon leurs propres intérêts, créent pour tous, le plus d’avantages possibles. L’Etat, trop interventionniste avait crée des distorsions sur le marché et les idéologues de Chicago attendaient avec impatience une page blanche sur laquelle leurs préconisations pourraient être appliquées.

Le contexte de la Guerre froide s’avéra être, à la fois une occasion énorme et un alibi parfait pour tester ces idées hors des Etats-Unis. Ainsi naquit le « projet Chili », un des nombreux exemples que Naomi Klein utilise pour dénoncer l’application de la thérapie de choc à l’économie. Approfondissons cet exemple.

• La thérapie de choc appliquée à l’économie

Le 11 septembre 1973, Augusto Pinochet, activement soutenu par la CIA prit le pouvoir au Chili par un coup d’état. Salvador Allende ainsi écarté, le général s’attela à reprendre en main le pays, sous l’égide « des Chicago Boys » qui le jour même, déposèrent sur son bureau « la brique », leur programme économique. Le chemin prit par Pinochet constitua alors un virage de 180° par rapport à la politique développementariste exercée par l’ancien dirigeant. La stratégie du choc fut appliquée à merveilles. Tandis qu’Augusto Pinochet s’occupait de semer la terreur et la répression auprès de la population, les « Chicago boys » prenait le contrôle de la politique économique. Sergio de Castro fut le chef de file du mouvement et le principal auteur de « la brique ». Il est issu de l’université catholique du Chili, université partenaire de celle de Chicago et fief des « Chicago Boys ». Les remèdes pour la libéralisation du marché étaient simples : dérégulation, privatisation et réduction des dépenses sociales.

Les résultats ne se firent pas attendre. Un an après la prise du pouvoir, l’inflation atteignit 375%, le niveau le plus élevé au monde. L’économie du Chili régressa de 15% et le taux de chômage, qui était de 3% sous Allende atteignit 20%. De 1973 à 1983, le secteur industriel perdit 177 000 emplois. Pourtant, alors qu’une famille chilienne devait consacrer 74% de son budget à l’achat du pain, les médias désignaient la situation au Chili de miracle économique. Tandis que l’économie du pays s’enfonçait dans un gouffre, le nombre de citoyens disparus, tués ou enlevés ne cessa de croître. Phénomène parallèle ou simple coïncidence ? Naomi Klein y voit l’application de la thérapie de choc. La terreur et la répression entretenue par la junte chilienne permettaient de contrôler la masse. Celle-ci, trop effrayée pour critiquer le système ne pouvait se permettre de se révolter contre l’imposition du néolibéralisme.

Cette thérapie fut appliquée par la suite à d’autres pays d’Amérique du Sud. Ainsi donc, en 1976, l’Argentine, le Chili, l’Uruguay et le Brésil, faisant naguère offices de vitrine du développementarisme, étaient désormais dirigés par des juntes militaires soutenues par les Etats-Unis.

De ces expériences, Naomi Klein tire un constat critique. La même méthode a été appliqué en vue d’imposer de nouvelles règles économiques. Seulement, les remèdes économiques qui formeront plus tard le fameux «consensus de Washington» n’apportent pas la prospérité économique annoncée.
Réfléchissons deux minutes, en dehors de toute fantaisie idéologique.
Selon eux, les privatisations, les déréglementations des droits de douanes ou des prix et les réductions des dépenses étatiques; tous doivent être fait dans un minimum de temps. Ainsi, les imperfections du marché disparaîtront et les « lois naturelles » reprendront le dessus. Le libre marché, système scientifique parfait conduirait alors à l’intérêt général.
Pourtant, la libéralisation des marchés n’a pas profité à tous, loin de là. L’intérêt des particuliers aurait-il primé sur la doctrine de la main invisible d’Adam Smith ?

Un exemple : la déréglementation des droits de douanes. Favoriser les investissements étrangers est évidemment conseillé en économie. Encore faut-il que les entreprises nationales soient préparées à la concurrence des nouveaux arrivants. Or, au Chili, la déréglementation fut un cadeau fait aux multinationales étrangères ou aux amis de Washington plutôt qu’une politique économique réfléchie ou la capacité des entreprises chiliennes aurait été adaptée à l’ouverture des frontières.
Le résultat fut donc l’enrichissement des plus riches au détriment de la population.
Le Chili ne fut pas un Etat capitaliste axé sur le libéralisme économique mais un Etat corporatiste ou les trois grands pouvoirs sociaux (gouvernement, entreprises et syndicats) se sont alliés afin de défendre l’ordre établi par les Boys de Chicago.

Le cône Sud a donc servit de laboratoires in vivo aux théories de l’école de Chicago. Loin de se limiter au continent américain, ces missionnaires du néolibéralisme n’ont pas tardé à exporter la seconde phase de leur combat, surgissant dès que le contexte géopolitique leur fut favorable.


• A différents chocs un même remède

Quelque soit le choc, les néolibéraux saisissent cette opportunité pour imposer leur idéologie. La mondialisation relancée dans les années 1970 ou encore la reconfiguration géopolitique du monde suite à la dissolution de l’URSS ont considérablement élargi le champ d’action des « Chicago Boys ». Ces derniers sont maintenant employés par des acteurs économiques de premier plan tels que la Banque Mondiale ou le Fond Monétaire International. Leur influence leur permet d’ingérer de manière directe dans les économies des pays et la foi intégriste que ces institutions portent au libre marché les amène à préconiser le même remède face à toute situation : la libéralisation du marché.

Ainsi, l’effondrement d’un régime, une catastrophe naturelle, un attentat ou encore une guerre sont autant d’opportunités pour les néolibéraux de reconstruire l’histoire sur une page blanche. Reprenons quelques chocs analysés par Naomi Klein.

L’effondrement d’un régime

A la nouvelle de la dissolution de l’Union soviétique, les « Chicago Boys » frémirent d’impatience. La chute du modèle communiste offrait une page vierge à l’important potentiel. Gorbatchev, initialement soutenu par Washington fut abandonné au profit de Boris Elsine. Ce dernier manoeuvrera la dissolution de l’Union soviétique et obtenu, en , les pleins pouvoirs du Parlement pendant un an afin de mener à bien la transition vers une économie libéraliste. Il s’entoura de personnalités économiques vouant un culte au néolibéralisme et notamment Jeffrey Sachs, déjà en mission en Pologne quelques années plus tôt. La stratégie sera néanmoins conduite par Egor Gaïdar, l’un des deux vices premiers ministres d’Elsine. L’équipe d’économistes s’auto déclara partisane de l’école de Chicago et les mesures économiques drastiques commencèrent. Certains journalistes ont qualifié après coup la campagne de privatisation menée par Elsine de « bradage du pays ». D’autres ont comparé sa méthodologie avec celle de Pinochet.
Jusqu’à ce qu’il ne se fâche avec le FMI et Washington, Elsine en reçut un soutien important. Même lorsqu’il a dissolu le Parlement de façon illégale, le Président Clinton continua de le soutenir et le Congrès des USA lui accorda une aide de 2,5 milliards de dollars. Il fut même soutenu lorsqu’il donna l’ordre d’encercler et de brûler le Parlement ou les parlementaires s’étaient réfugiés. Les grands gagnants de la transition russe menée par Elsine furent toutefois ses amis ou les anciens oligarques a qui il vendit les anciennes sociétés d’Etats à des prix dérisoires. De 2 millions de personnes vivant sous le seuil de pauvreté en 1989, le chiffre est passé à 74 millions au milieu des années 1990. Les réformateurs russes peuvent se vanter d’avoir acculé 72 millions de personnes à la pauvreté en huit ans.
La transition russe n’a donc apporté ni la prospérité économique, ni la démocratie au peuple. Ce n’est pas sans rappeler la transition post-apartheid de l’Afrique du Sud aussi analysée dans cet ouvrage.

Un attentat

Le 11 septembre 2001 marque un tournant historique pour de multiples raisons. Les deux hommes forts de l’Administration Bush sont Donald Rumsfeld, secrétaire de la Défense dont Milton Friedman est le maître à penser et Dick Cheney, Vice président. Rappelons que la contre révolution Friedmanienne débuta aux Etats-Unis sous Reagan puis continua sous Bush père et sous Bill Clinton. Lorsque Bush fut investi de sa mission de Président en 2001, ce dernier ne comptait pas revaloriser le rôle de l’Etat dans l’économie bien que la récession se faisait menaçante.
La guerre contre le terrorisme, conçue dès le départ pour être privée, fut utilisée pour mettre en place un gouvernement « coquille vide ». L’exploit fut crée en deux temps. D’abord, la Maison Blanche, profitant du sentiment du choc, a accru de façon spectaculaire les pouvoirs de l’exécutif dans les domaines de la police, de la surveillance, de la détention ou de la guerre. Les fonctions sécurité, invasion, occupation, reconstruction, largement subventionnées juste avant furent aussitôt externalisées, cédées au secteur privé. Le résultat fut qu’une économie nouvelle de la sécurité intérieure, de la guerre et de la reconstruction créa un Etat sécuritaire privatisé, à l’intérieur comme à l’extérieur du pays. Nos sociétés sont dorénavant sous surveillance, au nom de la lutte contre le terrorisme. Chaque nouvelles informations issues de la surveillance peuvent ainsi être regroupées par des sociétés puis vendues aux agences de renseignements externalisées qui elles même l’achèteront pour l’Etat.
L’auteur développera en parallèle la guerre d’Irak qu’elle qualifiera de « plus privée au monde ». Le rôle d’Halliburton et de Blackwater, deux corporations américaines y sera largement mis en évidence.

Une catastrophe naturelle

En 2004, un tsunami ravagea les côtes de l’Asie du Sud. L’ampleur de la catastrophe était telle qu’elle nécessitait un plan de reconstruction de certains pays, le Sri Lanka par exemple. Dans ce pays, sous la pressions des prêteurs de Washington, un groupe de travail fut crée pour élaborer un plan de reconstruction de la Nation. Ce fut donc un groupe, et non le Parlement qui assumera cette responsabilité. C’est ainsi que la tâche de reconstruire le pays fut abandonnée à un lobby composé de financiers et d’industriels qui élaborèrent en à peine dix jours, un programme complet allant des autoroutes jusqu’aux ports. La promesse de la construction d’un paradis touristique était née. Washington octroya des méga contrats à ses sociétés de reconstruction privatisées. Le plan de reconstruction n’a pas seulement débarrassé le littoral des pauvres. Les paysans et pécheurs, les premières victimes de la crise ne virent jamais l’argent de l’aide.
L’analyse de l’auteur prend aussi pour exemple les autres endroits touchés par le Tsunami comme les Maldives, la Thaïlande ou encore l’Indonésie. Elle va de même s’appuyer sur l’après Katrina, aux Etats-Unis pour dégager le même constat que pour les exemples précédents. Une catastrophe naturelle représente elle aussi un choc assez puissant pour que les néolibéraux imposent un capitalisme du désastre.


• Une investigation journalistique au service de l’alter mondialisme

Cet essai dénonce le fanatisme néolibéral dont est empreinte la gouvernance mondiale. La croyance éperdue en les lois naturelles du marché a peu à peu instaurer un capitalisme du désastre. Son objectif est de démystifier la réussite du système ultra libéral afin de pointer du doigt ses dérives.

L’ouvrage a une dimension alter mondialiste. Naomi Klein y revisite l’histoire du capitalisme en éclairant le lecteur sur les méfaits d’un système ultralibéral, corporatiste, reposant sur la spéculation et le profit à court terme. Le capitalisme va ainsi de paire avec la violence et la corruption. L’alibi de la guerre contre le terrorisme autorisa autant à Pinochet au Chili qu’à Bush aux Etats-Unis de prendre des mesures radicales et exceptionnelles qui réduisent de fait les aspirations démocratiques de leur peuple. L’ultra libéralisme n’est donc pas compatible avec la démocratie. Elle dénonce le pouvoir des lobbys et l’intégrisme des institutions internationales qui maintiennent la suprématie du système.

Le livre est aussi empreint de militantisme. Il apparaît que Naomi Klein attache de l’importance à mettre en avant les nombreuses victimes de ce système. Ainsi, au fil de l’ouvrage, elle dresse des portraits des combattants de la liberté. Les conflits sociaux et leurs acteurs sont un des thèmes transversaux à l’ouvrage. On ne peut que louer sa volonté de faire reconnaître le courage de ces sacrifiés du système.

Naomi Klein se range donc du coté des alter mondialiste. Très investie dans ce combat, elle a aussi réalisé The taken, un court métrage sur l’occupation des usines par les ouvriers argentins. La stratégie du choc est cependant à mon sens le plus élaboré de ces projets militants. Son argumentation tire aussi sa force de ses diverses citations utilisées de manière à introduire chaque chapitre. Ses choix pertinents donnent une vision plutôt claire et synthétique de l’argumentaire développé par la suite. Cette manie enrichit son développement et retient l’attention du lecteur. Néanmoins, la principale force de l’essai réside dans la méthodologie de l’auteur ;

Naomi Klein a fait un travail de recherche impressionnant. Son livre est riche en exemples. Ses propos, ses chiffres et ses arguments sont appuyés par de nombreux documents déclassifiés, dont les références sont disponibles en fin d’ouvrage. Son travail d’investigation lui permet de réinterpréter des faits anciens en vue de nouvelles preuves. C’est ainsi par exemple, qu’elle prouve le rôle actif de la CIA lors du règne de Pinochet. Elle mène aussi des investigations de terrain en se rendant en Irak par exemple d’où elle tire nombres de témoignages relatés dans son livre.

Avec la stratégie du choc, Naomi Klein fournit à la fois un travail d’investigation et une plaidoirie contre le capitalisme ultra libéral. Sa lecture est déconseillée pour les fanatiques du libre marché qui y verront une cruelle offense à leurs croyances. A l’inverse, toute personne ayant l’esprit un tant soit peu ouvert et une curiosité éveillée parcourra ce livre avec attention pour les plus réticents et passion pour les plus intéressés.