Début mars 2009, un vieux notable du sud de la France passait en cour d’assises, pour le meurtre de son épouse, au bout de plus de 20 ans de (re)mariage. Plus de quatre ans plus tard, son gendre livre Festin de haines – chronique d’une histoire vécue (éds ComExpo2A). Car dès le surlendemain de cette exécution le parquet déclare à la presse qu’il s’agit d’un « coup de folie ». L’enquête préliminaire ne recueille que les avis des amis du notable. S’ensuivent des expertises (scientifiques et psychologiques) étonnantes, un imbroglio pénal et législatif éprouvant…

Sidérant. Un vieil homme exécute sa femme à coups de fusil, mais c’est forcément sous l’emprise d’une « surdose médicamenteuse ». Menteuse surtout puisque ce sont les secouristes arrivés sur les lieux du drame qui lui avaient administré ces calmants.
Le meurtrier (qualification qui lui évite celle d’assassin) est placé sous simple contrôle judiciaire.
En fait, le coupable – il sera finalement, longtemps après, reconnu ainsi –, a trois enfants d’un premier mariage, l’épouse en ayant un, son fils, l’auteur de Festin de haines.
Le mobile, constant (admis par les deux parties) : l’héritage à léguer… prioritairement, obsession d’un homme vieillissant mal.

Un premier « expert » psychiatre classe promptement et à l’arrache le cas sous le libellé déresponsabilisant « suicide altruiste mélancolique » dont l’altruisme a pour effet de spolier un héritier.  Ce dernier (l’auteur) aurait dû arriver sur les lieux, au moment du drame ; mais pour une raison fortuite, n’avait pu venir, s’épargnant peut-être ainsi un autre acte altruiste.

L’inculpé est « une figure de l’administration départementale », certes à la retraite, mais encore très influent.
Tout au long de son récit, l’auteur prend soin de ne mentionner aucun nom, de personnes ou de lieux, de dates trop précises, préférant laisser l’affaire privée en illustration d’un constat plus violemment dirigé contre une suite d’anomalies judiciaires et juridiques. Respectons cette volonté d’élargir le propos, mais les faits sont avérés et il en fut – au gré des épisodes et rebondissements – rendu compte dans la presse régionale. J’ai pu le vérifier soigneusement.

L’affaire démarre dans le huis clos « des gens de haute espèce ». Les avocats locaux se récusent. Ou confortent systématiquement l’interprétation du parquet et des juges. Le fils, qui mena l’intégralité de l’instruction à charge seul, en tant que partie civile, obtiendra enfin qu’un membre du barreau soutienne le renvoi en cour d’assises. Mais jouer la montre avait son avantage : à 80 ans, que risque un notable présentant bien, parlant encore haut, fréquentant des protagonistes plus ou moins en rapport avec la magistrature ?

« Je n’ai pas l’intention de me faire ici le héraut des dénonciateurs du laxisme judiciaire », annonce Stéphan P. : d’ailleurs, si telle avait été son intention, il aurait rameuté associations et ténors, personnages politiques (extérieurs à la région), dès le départ. Or, il fut sollicité. De manière pafois intéressée.

Il dénonce que la vérité est souvent aussi facile – finalement – à établir « qu’elle est quasi-impossible à faire entendre. ». Dans de tels cas, où il s’agit davantage de débouter les victimes que de condamner les coupables, cela se vérifie. Plus généralement, les victimes rentrent très rarement dans leurs pertes (qu’elles doivent, beaucoup trop souvent, avec opiniâtreté, se débrouiller pour recouvrer, même après jugement « contraignant » en leur faveur). Sauf exception notoire mettant en lice des notables (reportez-vous donc à la première partie de l’affaire Bernard Tapie).

Stéphan P. démonte aussi un système qui remonte à fort loin, celui d’un pouvoir s’immisçant beaucoup moins dans les affaires pour protéger les victimes qu’au profit de « la société », soit plutôt de celle qu’il représente et qui l’a mandaté. Un pouvoir surprotégé : par la « bizarrerie qui consiste à donner un droit de récusation des jurés d’assises aux seuls procureurs et avocats de la défense, mais pas aux parties civiles », par exemple. Dans ce cas particulier, toutes les jurées seront récusées.

On ira très, très loin, dans cette affaire : jusqu’à laisser entendre que la partie civile aurait pu maquiller, par la suite, les lieux de l’assassinat pour incriminer le coupable, car le fils de la victime contestait formellement l’expertise balistique – sciemment ? – bâclée. Il fallait établir dans un premier temps que l’assassin aurait déchargé par erreur son arme et ne visait pas la victime. Par la suite, les experts psychiatres – j’ai eu à connaître l’un d’eux, depuis condamné par le Conseil de l’Ordre – trouveront des explications psychologiques dédouanant le coupable ou minorant fortement sa responsabilité. Lequel coupable n’était autre qu’un cadre administratif de la Santé… en milieu psychiatrique, alors que son épouse était une infirmière psychiatrique en retraite.

Il est extrêmement rare que les experts fassent jouer l’article 122-1 du code pénal : manque de lits, patients difficiles, peu enclins à collaborer au traitement, toutes les autres bonnes raisons sont invoquées pour escamoter les réelles. J’ai pu le constater lors de très nombreux procès d’assises, depuis le banc de presse, tout autant qu’au restaurant, souvent très proche du tribunal, où, parfois, avocats, magistrats, experts, journalistes, voire témoins (policiers), se retrouvent en cénacle parallèle improvisé.

Une préméditation patente

Les contre-expertises laisseront  cependant envisager l’absence de préméditation. Faisant fi de tous les éléments concordants apportés par la partie civile, le chef d’inculpation initial n’a pas été modifié.  L’homicide n’aurait été « que » volontaire. Impulsif. Alors que le coupable déclarait au juge : « si je m’étais disputé avec elle, elle se serait méfiée ». Ou admettait avoir tiré pour éviter qu’à sa mort sa femme prenne possession de la maison au détriment de sa fille. Laquelle sera la seule personne entendue par ces experts parisiens, fort connus sur la place et largement au-delà, hormis le coupable qui avait sans doute eu le temps, avec ses amis de la profession, de se présenter sous le meilleur jour.

L’auteur, proche du milieu universitaire, a pu obtenir des avis – confidentiels ou joints au dossier – de nombreux praticiens ou universitaires de la partie. Réfutant totalement les diverses expertises successives quant à leur formulation intrinsèque.

Lors du procès d’assises, enfin obtenu, le premier expert, mis à mal, finira par, de fait, contredire ou relativiser la plupart de ses assertions initiales. L’audience a établi que le coupable malmenait sa première épouse car  « si je ne l’avais pas frappée, c’est elle qui m’aurait battu » et fait remonter de multiples rumeurs d’abus de pouvoir, de malveillance à caractère machiste visant des administratives, des aides-soignantes ou infirmières.

Le condamné reste héritier de sa victime (art. 1726-1728 du c. civil, 131 du pénal).
Contrairement à ce qu’on pourrait penser tout naturellement, l’indignité successorale est pratiquement toujours écartée en matière criminelle entraînant des condamnations inférieures à dix ans. Peut-être, imagine Stéphan P., « une aberration législative, votée en catimini par quatre députés sous procurations, à dessein de favoriser une famille de la haute bourgeoisie ».

L’auteur tentera de porter plainte au ministère de la Santé contre les experts. L’un sera rattrapé par une toute autre affaire. Devant le Conseil de l’Ordre, il se trouvait aussi un éminent confrère, président d’association, chroniqueur judiciaire… qui n’avait daigné se pencher sur le cas de Stéphan P.

Verdict pour l’inculpé : cinq ans assortis de sursis, dix ans d’interdiction de résidence dans le département (ce qui laisse supposer que la possibilité de récidive sur le fils ou la petite fille de la victime n’a pas été écartée). Les parties civiles n’ont pas demandé que l’assassin soit incarcéré, non par compassion, mais par souci des dépenses publiques que cela aurait entraîné, et surtout volonté  de ne pas se draper de la robe de Némesis. Aussi compte tenu de l’âge, de l’état de l’accusé lors de sa comparution : « parce qu’il nous reste, à moi et à ma fille, un fond de décence qui passe encore au-delà de la haine », du ressentiment, consigne Stéphan P.

L’auteur a tenté de faire condamner les experts jusqu’en cassation, en vain.

Il relève par ailleurs : « Le fonds de commerce des journalistes de province est d’entretenir les meilleures relations avec ceux qui leur fournissent le plus d’infos : les juges, les procs, les avocats, les flics… et certainement pas les témoins directs du fait divers, surtout lorsqu’ils dérangent. ». Oui, je confirme, généralement vrai, et ce « province » est restrictif, sauf – coûteuses – exceptions, pas si rares, mais vouées à l’oubli. Reposant mais finalement largement plus digne.

Impunité et suffisance

Les actrices et acteurs du monde judiciaire sont ici fort maltraités en raison de « l’impunité de ces gens (…), leur grossièreté, leur dégoût impérieux, et leur mépris de la vie d’autrui. ». Excessif ? Oui. Enfin, tous les termes ne se cumulent pas, et je conserve de l’estime pour nombre – minoritaire ? je ne saurais l’établir – d’entre elles et eux.

Le procédé narratif souffre d’une alternance trop systématique entre relation des faits et ce qui aurait pu relever d’une lettre ouverte à Dati, Taubira, Alliot-Marie ou prédécesseurs. À la relecture, c’est moins dérangeant. Le style est souvent pamphlétaire, découlant de l’exaspération ressentie, fort compréhensible.

Ô ministres et gardes des Sceaux intègres, ce placet ne vous parviendra sans doute jamais. Tant bien même cela serait-il le cas que, sans doute, n’ayant perdu qu’un seul électeur pour qui vous a confié vos missions, n’en tiendriez-vous aucun compte. Vous avez trop à faire : répliquer publiquement à vos détracteurs de l’opposition du moment est bien plus primordial. Toujours sur des faits divers, des événements spectaculaires, ou des procès à fort retentissement. Descendre dans l’arène de l’Assemblée où nombres d’avocats en exercice ou parenthèse, multiplient les effets de manche, pour vous conforter ou vous contredire. L’essentiel est d’attirer les micros, d’obtenir des plans rapprochés… souvent fort loin des préoccupations réelles de vos concitoyennes et concitoyens.

Là encore, je suis injuste : contaminé par l’auteur et quelques autres souvenirs, des maintes fréquentations diverses de part et d’autre de la barre, des témoins, plaignants et accusés, escortes, peut-être.

La centaine de pages de Stéphan P. peut constituer un extrait condensé de diverses interpellations s’adressant par exemple au blogueur (ex-magistrat) Philippe Bilger, lequel s’empresse peu d’habitude de répondre exhaustivement (s’il le fait). Festin de haines obtiendra-t-il réponse ? Pas de sitôt. Sans doute pas d’une classe politique influencée par le barreau et la basoche et qui s’interpénètrent. Peut-être de la part de qui, dans la sphère médiatique, n’est pas trop usé, résigné, ou devenu trop conscient de ses propres intérêts individuels. Quant au « collectif »… celui des victimes finit souvent en groupes fragmentaires dont la survie (y compris financière) finit par primer, au prix de divers arrangements.

Mais ce déshabillage de certains glauques aspects  judiciaires, certes davantage scandaleux que d’autres, plus spectaculaires (sur Twitter ou Facebook, &c.), mais beaucoup moins répercuté, peut en susciter d’autres. Thémis n’expose que son genou. Les coupelles de sa balance suffiront-elles à la masquer sa prétendue « chasteté » si les témoignages s’accumulaient et lacéraient sa robe et son bandeau ?  À défaut d’autres festins, d’ingrédients en ingrédients, la mise à plat se fera…

Le site (festin-de-haine.e-monsite.com) consacré à cet essai, de facture récente, comporte une rubrique à enrichir : « des livres écrits par les victimes ou par leurs représentants ». On y trouvera aussi un chapitre, consacré aux avocats. Décapant.