Depuis le 28 août, et la diffusion par la quatrième chaîne britannique,Channel 4, du documentaire Islam : The Untold Story, au Royaume-Uni et en Irlande, une forte polémique oppose historiens, musulmans et autres, à son malheureux auteur, Tom Holland. Ce dernier, romancier féru d’histoire, a soutenu l’hypothèse que l’Islam était une religion patiemment constituée, que Mahomet était sans doute un « Jordanien » et même que La Mecque était une construction posthume à l’émergence du renom du prophète musulman. Sa « disputation » est sans doute malheureusement maladroite…

On peut bien sûr s’étonner qu’un ou des dieux attendent l’an x ou y ou z de sa ou leur création pour manifester des volontés aux mortels et s’abstenir de leur signaler que la Terre n’est pas tout à fait plate. Tout laïc(ard) un tant soit peu documenté ne peut s’abstenir de croire (de se fonder la conviction) que toute religion est construite et qu’elle ne peut s’imposer durablement que si des intérêts économiques, le plus souvent confortés militairement, viennent à sa rescousse.

C’est bien sûr tout aussi blasphématoire aujourd’hui de l’affirmer que d’imaginer jadis qu’un souverain ne tenait pas son pouvoir d’un ou de dieux, mais j’assume.

Cela exposé, tant le livre de Tom Holland, In The Shadow of the Sword, que le documentaire de Channel 4 qui le prolonge, Islam: The Untold Story, partant sans doute tant de ces présupposés que d’une lecture (sciemment ou non ?) restreinte de travaux d’historiens, sont à prendre avec des pincettes par les tenants d’une stricte laïcité et d’une organisation séculariste des sociétés.

Nombre de personnes, croyantes ou non, de culture(s) musulmane(s) peinent à concevoir qu’un jeune colporteur illettré, Mahomet, ait pu recevoir un message divin d’un seul tenant sans que quelques religieux ou hommes pieux divers ne lui aient soufflé des éléments d’inspiration. L’ennui est qu’il leur est pour le moins généralement (mais il est des exceptions) malaisé de l’argumenter sans craindre de néfastes retombées.

Un romancier documenté

Tom Holland, connu pour ses études et narrations romancées de l’Antiquité perse, grecque et romaine, ainsi que du Moyen-âge, avait les coudées plus franches. Un peu trop peut-être.
Pour résumer, il soutient que les principales mentions de Mahomet sont largement postérieures à son décès présumé (60 années plus tard), et que le Coran reste bien chiche en références à La Mecque (sous diverses appellations). De plus, Holland n’est pas loin d’affirmer que, du fait des évocations de la bible et de divers épisodes légendaires ou non consignés dans le coran, Mahomet avait longtemps séjourné aux confins de l’actuelle Transjordanie.

De son côté, l’auteur Robert Spencer, qui vient de sortir un Did Muhammad Exist?, met aussi en doute le fait que La Mecque – du moins l’actuelle – ait vraiment été un centre commercial et religieux tel que des écrits postérieurs au coran la décrivent. Pour Spencer, des Juifs plus ou moins convertis à une forme de christianisme, en butte à des rabbins, auraient pu inspirer le coran.

Tout comme le tsar bulgare ayant fait appel à Cyril et Méthode, moines macédoniens, pour doter ses conquêtes en Russie d’une doctrine destinée à être séparée de Rome (et d’un alphabet distinct), l’islam aurait puisé ses sources au voisinage pour créer un ensemble cohérent permettant d’asseoir l’emprise arabe sur les territoires voisins.

L’Iera (Islamic Education & Research Academy) rejette bien évidemment ces hypothèses en faisant valoir que la Doctrina Jacobi, estimée avoir été rédigée dès 635 (deux ans après la mort de Mahomet) fait état d’un prophète « sarrazin ». Ce prophète, connu du rédacteur chrétien, ne pouvait être, selon l’Iera, que Mahomet. L’argument de l’existence d’un seul prophète est faible, mais concevable.

Mais la première mention du nom de Mahomet serait intervenue tôt, en 637, dans un récit de la conquête de Yarmuk. En 640, Thomas dit le Presbyte, mentionne aussi un Mahomet. Peu après, circa 660, Sebeos, évêque arménien vivant en Perse, auquel fut attribué L’Histoire d’Héraclius, empereur byzantin, mentionne un « Mahmet » qui serait sans nul doute Mahomet.

Est-ce suffisant pour battre en brèche la documentation de Holland ? Cela pourrait se discuter quasiment à l’infini.

Évolutions

De plus, il peut être considéré que le dit Mahomet ne cherchait pas à s’assurer une postérité personnelle, s’effaçant derrière son message, et que la tradition orale dispensait, longtemps après son décès, de consigner par écrit ses enseignements. L’un des premiers exemplaires imprimés du Coran sera le fait d’une imprimerie juive séfarade (d’origine portugaise) d’Istanbul, fondée en 1494.

Ce n’aurait pas été la première ou la dernière fois qu’un prophète se serait proclamé messie, et d’ailleurs, vers 1670, un certain Sabbétai Sévi, Juif d’Istanbul, se déclara tel avant de se convertir à l’islam sous la contrainte.

Holland a été frontalement mis en cause par Ziauddin Sardar dans le New Stateman, mais aussi par des spécialistes (musulmans ou non) des cultures musulmanes. Le fait que des hadiths auraient romancé la vie du prophète n’est pas contesté par divers érudits musulmans, relève Sardar. En déduire que toute littérature d’inspiration religieuse musulmane est de nature douteuse est aller un peu loin : pas plus que les pères de l’église (ou plutôt des églises) chrétienne ou catholique romaine n’étaient point de fieffés sots, les érudits musulmans – même croyants – se sont parfois montrés critiques. Leurs écrits les plus radicalement critiques ont-ils été épurés, voire détruits, comme il en fut de même pour la plupart des religions ? Ce n’est qu’une hypothèse.

Ce qui semble établi, c’est que le coran a été complété par une sorte de glorification de Mahomet dont tous les actes rapportés ont été décrits tels une preuve de la validité des écrits lui étant (à tort ou raison) attribués.

Que La Mecque ait été magnifiée par la suite, qu’il lui ait été donnée une importance économique et intellectuelle supérieure à celle qu’elle pouvait avoir du temps de Mahomet n’est pas fondamentalement très important. Tant bien même pourrait-on l’établir (et Jérusalem n’a pas toujours été la ville phare de la ou des civilisations juives ; elle eut des rivales), cela n’influe pas vraiment sur l’essentiel : La Mecque (env. deux millions de pèlerins, sur peu de temps) est moins fréquentée que Lourdes (env. six millions, à l’année, mais de pèlerins ou de visiteurs ?) ou ND de Guadaloupe, voire Fatima, mais cette supériorité numérique, à l’inverse, n’en font pas une ville plus ou moins « sainte » que d’autres pour l’humanité en son vaste ensemble.

Une recherche encore hésitante

Tom Holland risque de froisser les fondamentalistes religieux de tous bords, y compris les plus islamophobes de l’univers chrétien ou israélite. Cela n’en fait pas pour autant une source forcément fiable pour le développement de la pensée laïque et séculière. En revanche, ses livres sont d’une lecture le plus souvent très agréable, et une bonne incitation à l’approfondissement des thèses des divers historiens des religions et des civilisations monothéistes.

Divers historiens (John Wansbrough, Fred Donner,  Patricia Crone, Jacqueline Chabbi…) mettent en doute de même que le coran n’ait pas été fortement influencé par les cultures environnantes. Mais d’autres (Angelika Neuwirth, Carole Hillenbrand) n’en considèrent pas moins, ce qui n’est pas forcément contradictoire, que le texte aurait pu être compilé en un temps beaucoup plus restreint que ce que Holland laisse entendre.

Le sous-titre de son livre est The Battle for Global Empire and the end of the Ancient World. Après tout, si le Livre de Mormon connaissait un regain d’intérêt, du fait de l’élection présidentielle américaine, tandis que les écrits de Baha’u’llah, le fondateur persan de l’église baha’ie, qui ne s’est jamais prétendue prophète ou dépositaire d’une parole révélée, soient destinés à rester sous le boisseau, on pourrait y déceler une qualité prémonitoire. Les plus belliqueux sont toujours plus prompts à modeler un dieu de leur « côté ». Mahomet serait sans doute resté ignoré s’il n’avait vaincu à Médine, peut-on imaginer (soit présupposer). Mais par la suite, le vainqueur et colonisateur éprouve le besoin de pacifier. D’où la révision de textes antérieurs pour apaiser leur portée belliqueuse…  À l’inverse, le pouvoir en place étant menacé, il peut tirer des textes de quoi imposer la rigueur et la domination.

Hasardeuses prospectives

On peut aussi augurer à rebours que si la guerre entre Perses et Byzantins n’avaient pas autant épuisé les deux empires, le califat n’aurait jamais pu diffuser l’islam aussi largement (et le nestorianisme l’aurait éventuellement supplanté du Vatican à Alexandrie et jusqu’à Sumatra). Bien évidemment, il suffit d’affirmer que les défaites des uns et les victoires de l’autre étaient voulues par dieu pour conforter l’emprise de la religion du vainqueur.

Faute de voir dieu, des sages musulmans, tels al-Suyuti, né en 1445, s’étaient déclarés visités par le prophète Mahomet. De même, al-Zamakhshari, auparavant (vers 1100), s’était livré à une exégèse linguistique du coran. L’école orientaliste allemande confronte leurs textes à d’autres sources et considère, comme l’exprime Michaël Marx, que les liens entre islam et héritage judéo-chrétien sont étroits…

Par ailleurs, des tribus yéménites se réclamant de l’islam ignoraient tout de la tradition de la prière. Ce qui peut laisser planer un doute sur la qualité de la transmission orale. Ou de la capacité d’un dieu à s’exprimer dans toutes les variantes vernaculaires, c’est selon.

Une majorité de musulmans qui n’aspirent qu’à vivre paisiblement leur foi ne s’offusquera sans doute pas du tout des vues de Tom Holland, d’autant qu’il se déclare exempt de toute volonté de les offenser. D’autres, sincèrement croyants, mais privilégiant la relation directe à leur dieu, et doutant de toute historiographie, d’où qu’elle vienne, seront sans doute même disposer à admettre qu’il pourrait avoir partiellement raison, ce qui les laissera sans doute plutôt indifférents.

Pour le moment, l’Ofcom britannique (un peu l’équivalent du CSA) aurait reçu plus de 150 récriminations visant l’émission de Channel 4. C’est finalement assez peu alors que plusieurs titres de presse et des sites ont « poussé à la roue » pour transformer abusivement la controverse en sanglante polémique. Mais on imagine mal ce documentaire diffusé en Tunisie, voire au Maroc, du moins actuellement.

De là, poser la question, « l’Islam pourra-t-il un jour admettre la critique ? », comme l’a fait Ed West dans le Telegraph, en évoque une autre : la critique, tant bien même proviendrait-elle de ses rangs, comme dans le cas de l’entretien fort peu apologétique du cardinal Martini publié post-mortem par le Corriere de la Serra, pourra-t-elle un jour ébranler le Vatican ?

Bizarrement, il est assumé que la (ou les…) chrétienté admettrait facilement le doute, et non point l’islam (ou les…) en son vaste ensemble. On voudra bien admettre que ce genre de comparaison puisse irriter les musulmans en proie à divers doutes ou questionnements. « Dieu merci », de nombreux écrits de savants musulmans ont sans doute contribué aussi à rendre la Terre un peu moins plate que les diverses religions de leurs temps ne l’envisageaient.