Le déclencheur a été la démission du sous-secrétaire d’État à la Santé, le Palestino-Roumain Raed Arafat, médecin qui a fait des services d’urgence l’un des plus performants d’Europe. Depuis jeudi 12 janvier, des manifestations tranquilles, mais parfois tournant à l’émeute, secouent la Roumanie. À Bucarest, il s’est produit ce dernier week-end de très durs affrontements, à l’occasion des agissements de supporters de football. Contrairement aux descentes de mineurs sur la capitale pour casser des étudiants, là, les hooligans s’en prenaient au pouvoir. Mais on peut se demander si leur hargne n’avait pas été suscitée en sous-main. L’austérité frappe durement les Roumaines et les Roumains, et l’autrefois populaire président Băsescu est désormais perçu tel un politicien comme trop d’autres.

Il suffit de lire Mediapart pour se rendre compte qu’en matière de corruption, et de dérégulation des services publics, la France n’a que peu à envier à la Roumanie. La différence, c’est d’une part que la TVA y est déjà aux taux de 24 %, que les fonctionnaires-consommateurs et consommateurs-« budgétaires » (la fonction publique hors secteur régalien tel armée, police, justice…) ont vu leurs émoluments chuter d’un quart. Dans le secteur privé, seules les « bonnes » multinationales rétribuent correctement les salariés. Cela dure depuis l’été 2010.
Il y avait eu bien sûr des manifestations antérieures. Mais le pays se délite. Ainsi de l’éducation. Le niveau est devenu vraiment très, très bas, d’autant que les parents soutiennent le niveau des notes en rétribuant des professeurs qui ne perçoivent plus que 200 ou 250 euros du mois à la base (coût de la location d’un petit studio : environ 100 €).
Les seuls fonctionnaires bien rétribués sont les magistrats et les greffiers. Pour, officiellement, combattre la corruption. Mais, justement, les affaires de corruption sont reportés de dix à 20 fois, d’audience annulée subitement en reports incessants.
Le FMI avait exigé des mesures, sans les dicter, ne fixant qu’un objectif de résultat. Le pouvoir a choisi de se préserver, lui et ses « fournisseurs », les plus riches, à tout prix, aux dépens des classes les plus fragiles ou de la classe moyenne hors juristes, médecins, propriétaires aisés.
Pour le secteur de la santé, c’est le système des Pays-Bas et de la France qui a été lorgné. Soit encore davantage de médecins libéraux, de cliniques dentaires et médicales privées. Avec ce bémol. Seuls ceux qui peuvent se payer des mutuelles privées (comme en France) ont encore accès normalement aux soins, hors urgence.

Comme en Ukraine

Que ce soit en hôpital ou en maternité, il faut payer pour bénéficier d’une infirmière, d’une aide-soignante, comme en Ukraine voisine. Mais, attention, il faut vraiment graisser la patte. Un nouveau-né était mort, faute de soins, car le père n’avait pas assez rétribué le personnel. Ce n’est qu’un parmi de multiples exemples.
En revanche, les cliniques privées sont fort bien équipées, le personnel est vraiment fort bien formé. D’ailleurs, dans les facultés, les cours en français et aussi en anglais permettent d’accueillir nombre d’étudiants étrangers qui contournent ainsi le numérus clausus mais se voient imposer un rythme de travail parfois supérieur. Les universitaires de la médecine et du dentaire sont bien rétribués, les universités étant  toutes  devenues autonomes, et leurs facultés engrangent de copieux frais d’inscription.

Băsescu a dû retirer sa réforme du système de soins qui prévoyait que les hôpitaux pourraient devenir des fondations, des Sarl, que la masse salariale soit limitée à 70 % d’un budget géré par des mutuelles privées qui allaient privilégier les opérations les plus rentables, voir le secteur de l’esthétique, très recherché par la clientèle étrangère, tout comme les implants dentaires.

Ce, en réduisant encore les coûts de la Sécurité sociale, au besoin en fermant des caisses. Qui a fréquenté une caisse roumaine peut aisément comprendre la colère des Roumaines et des Roumains. Les attentes sont interminables, même en faisant usage de passes-droits (par exemple, pour inscrire un groupe d’étudiants étrangers), les locaux, où s’entassent en piles bancales ou effondrées les dossiers, font penser à des centres d’urgence pour réfugiés ou sinistrés.

La Roumanie consacre 4 % de son budget à la santé publique (moyenne européenne : 8 %). Le SMURD (réanimation, désincarcération, urgences) roumains était l’un des meilleurs d’Europe. Son fondateur, devenu secrétaire d’État, a préféré démissionner que de tremper la main dans de telles réformes. Trois jours plus tard, les manifestations s’organisaient dans tout le pays. L’État voulait aussi privatiser les équivalents du Samu français…

Situation pré-révolutionnaire

Les rassemblements ont d’abord été spontanés et de faible ampleur, puis les syndicats ont pris le relais, et samedi et dimanche, des casseurs, soient sincèrement exaspérés, soit peut-être motivés pour provoquer une répression indiscriminée, sont entrés en lice. Ce qui n’a pas empêché des milliers de manifestants pacifiques de retrouver les rues lundi. Certes, en plus faible nombre. À Bucarest, il s’est produit ce lundi de nouveaux troubles (un millier de manifestants, affrontements, six blessés, gaz lacrymogènes, &c.). 

Mais l’opposition sociale-démocrate veut profiter du mécontentement pour faire enfler les protestations. Les privatisations massives, toutes ou presque au profit de sociétés étrangères, avaient pu convaincre. Ce n’est plus cas. Le gouvernement n’a plus qu’une petite majorité fluctuante et la présidence, entachée par diverses nominations (la fille du président siège au Parlement européen), semble seule en première ligne. Alors que Băsescu, un ancien officier supérieur de marine de Constenta, avait été initialement bien accueilli, tel un Berlusconi qui s’en serait pris à la corruption.

Tout comme en Grèce, le FMI a repoussé sa venue en Roumanie en raison des manifestations. Première mesure d’apaisement, R. Arafat est revenu sur sa démission et réintégrera le ministère de la Santé. Mais l’exaspération pourrait conduire à une situation pré-révolutionnaire et Traian Băsescu pourrait devoir démissionner sous la pression des foules.

Le parallèle avec la fausse révolution de 1989 peut être évoqué. Mais, cette fois, comme en Russie, la population semble moins dupe. Les retraités, qui ont vu leurs revenus amputés de 15 %, ne regrettent pas le régime communiste antérieur, mais rappellent les quelques avantages qu’il pouvait procurer.

Petite interruption ; je regarde la chaîne Realitatea (.net). La place de la Victoire à Timisoara est le lieu, devant le fameux opéra, de rassemblement. Beaucoup de retraités, peu de jeunes en capuches, et des prises de parole dans le calme. Ce n’est pas tout à fait le cas au centre de Bucarest où 113 arrestations se sont déjà produites. À Timi, je reconnais un universitaire rencontré dans les couloirs de l’UVT ou de la Polytechnique (des universités). Les manifestants veulent des démissions immédiates, des réformes d’urgence, un référendum. Totul. La totale.

Sur cette place de la Victoire, avec la basilique orthodoxe autocéphale faisant face à l’opéra, j’ai vu les commerces se fermer, un restaurant serbe transformé en Kentucky Fried, un nouveau ensemble de restaurants se monter, ouvrir, fermer : on y vend à présent des glaces en saison et des sandwiches chauds. Bon, je quitte Timi pour Constanta. C’est bon enfant. La police est aussi discrète qu’à Timi. Là encore, c’est une professeure qui veut prendre la parole. On brûle des billets qui me semblent être ceux d’avant les RON (sous toute réserve) ou alors, des billets ad hoc, sans valeur, imprimés pour l’occasion. Sûr, ce ne sont pas des lei actuels, ni des tickets resto (la manière habituelle de compenser la faiblesse des salaires). Ah, non, ce sont des faux lei à l’effigie du président qu’on brûle. La démission de Traian Basescu qui sont brûlés ou jetés à terre…

Raed Arafat a tenu une conférence de presse télévisée. Cela pourrait calmer les choses : Arafat Revine la Minister. À Timi, c’est la sortie des bureaux et des usines, mais pas de convergence qui soit vraiment massive devant l’opéra, même si l’assistance se gonfle de nouveaux venus.

On verra ce qui se sera produit cette nuit, demain. Mais, effectivement, la Roumanie, frappée pourtant moins durement que la Grèce (parce que les prix roumains ne sont pas les prix grecs, pour des raisons difficiles à résumer en peu de mots), pourrait être le théâtre d’une sorte de soulèvement d’indignés : retraités, actifs, chômeurs, jeunes… 

Pour qui s’intéresse à la situation, suivre aussi Roumanophilie (wordpress.com) à laquelle contribuent : Marion Guyonvarch (Ouest-France, L’Express, RFI), Jonas Mercier (La Croix, Le Soir, La Tribune, France 24) et Julia Beurq (Le Courrier des Balkans).
Bon résumé de Yidir Plantade, du Monde : « Avec un salaire minimum de 158 euros par mois, un salaire moyen ne dépassant pas 350 euros et des retraites faméliques, les classes moyennes et populaires ont le sentiment d’avoir payé l’essentiel du plan de rigueur. Les classes aisées, souvent considérés comme des profiteurs du système, n’ont finalement pas vu leurs impôts augmenter (l’impôt sur le revenu roumain est de 16 %, taux unique). ».