L’historiographie, la médialogie, possiblement la polémologie, considéreront peut-être que la date du 12 septembre 2011 marque un tournant pour l’actuelle guerre « civile » de Libye. Non que Syrte ou Béni Walid seraient mûres pour tomber à l’aube du lundi 13, mais du fait de l’évocation de « traitres » au sein des « révolutionnaires » et de la parution d’un article de l’Australien John Pilger sur ABC News…
La polémologie, ou sociologie des conflits guerriers, ces « conflits armés (…) toujours précédés et accompagnés de motivations et de raisonnements justificatifs de nature politique » décrits par Gaston Bouthoul, ne peut négliger la médialogie (ou médiologie).
Ne serait-ce qu’en raison du fait que la perception par les opinions de ces conflits peut influer sur leur issue, et cela bien, bien avant les guerres d’Indochine ou du Vietnam.
Dans le cas du conflit en Libye, l’assassinat du général Younès, attribué diversement à des traitres ou à divers factions du Conseil national libyen, n’est pas assez élucidé pour constituer déjà un fait décisif.
En revanche, ce que rapportent Reuters et Maria Golovnina du siège de Bani Walid donne un avant-goût de ce qui subsistera, dans les esprits. Les « révolutionnaires » Warfalla opposés à Kadhafi ne seraient pas tous des « traitres », mais seraient infiltrés par des loyalistes. Comme devant Syrte, les insurgés laissent donc l’aviation coalisée faire, ne serait-ce que pour éviter que des Libyens aient massacré d’autres Libyens. Ce n’est pas tout à fait nouveau (j’en faisais état dans « Beni Walid : moi j’avance, toi, tu recules… », et auparavant), mais les « frictions tribales » n’avaient pas été aussi clairement exposées dans la presse « mainstream », dominante, de la sorte.
Appelons un chat…
De même, il n’y avait pas que la presse « marginale » plus ou moins pro-kadhafiste, ou la presse russe, ou vénézuélienne, pour dire clairement, en des termes plutôt crus, que cette guerre avait été fomentée par une coalition, qu’elle est menée par la même… J’employais des termes plus « choisis », mais, surtout, Come4News n’est pas ABC News. Ni le Guardian, ni l’Observer, ou l’Independent, n’avaient occulté ces faits, du moins totalement, mais ils se gardaient bien, comme moi-même, d’employer les termes utilisés par John Pilger. « Rejoice! And hail to the true victors of Libya’s revolution ». Soit : Montjoie, Saint-Denis, liesse, liesse et que Dieu protège Cameron et Sarkozy (et Obama aussi). Pilger, ancien de Reuters, du Vietnam, du Cambodge, réalisateur de The War You Don’t See, ne mâche pas ses mots, et un support aussi réputé qu’ABC News n’aurait peut-être pas publié cette tribune voici quelques semaines.
La Royal Bank of Scotland a fortement investi dans les industries produisant des bombes à fragmentation. Pilger ironise sur « les héroïques pilotes de la RAF » et les drones produits à Menwith Hill (Yorkshire) qui guident les missiles Hellfire pour qu’ils « rasent les habitations et pompent l’air des poumons ». Énoncé ainsi, cela change des communiqués de l’Otan.
« L’Otan fait pleuvoir les bombes à fragmentation sur Syrte, ville peuplée de civils », en accompagnant ces tapis de bombes d’une phraséologie digne de la novlangue d’Orwell.
« Eh, c’est la révolution de Rupert Murdoch, » poursuit-il. On songe à William R. Hearst et à la Spanish War (Cuba, 1895-1899). Celle, aussi, « d’une bande d’ex-potes de Kadhafi et d’espions en intelligence avec l’Otan. ». Ce n’est pas nouveau, d’ex-« espions » français (le préfet honoraire Yves Bonnet, ou un ancien de la DGSE, d’autres sources…), ou étrangers, l’avaient clairement décrit.
D’autres révolutionnaires ont été « rétribués par la CIA » pour dire à la presse ce qu’il convient qu’elle véhicule. Un génocide se préparait, les Africains de Libye étaient des « mercenaires ». Les transferts des banques européennes vers Benghazi ou l’instauration d’une Banque centrale lybienne en Cyrénaïque dès avant même les premières ripostes d’ampleur de Kadhafi passaient à l’as.
Lockerbie mis en doute
Sans entrer dans les détails, Pilger revient sur l’affaire de Lockerbie, sans mentionner l’affaire du DC10 français (peut-être détruit avec l’assentiment de… on ne sait trop qui… puisqu’un chef de file islamiste était censé, à tort, se trouver à bord). « Mohamed al-Megrahi n’a pas été renvoyé en Libye (…) pour des raisons compassionnelles mais car son appel sans cesse repoussé aurait établi son innocence, décrit comment il avait été piégé par le gouvernement de Margaret Thatcher… ». On le sait, l’accusé de l’explosion du long courrier au-dessus de Lockerbie n’en est pas moins malade.
Pilger se défend (comme moi-même) de vouloir minimiser « l’atroce dictature » de Kadhafi. Mettons que les faits sont suffisamment parlants, répandus, répercutés, pour que nous nous intéressions – aussi – à d’autres aspects. Selon les porte-parole des « révolutionnaires », il y aurait eu déjà plus de 20 000, de 30 000, de 50 000 morts en Libye (sans compter les mutilés qui vont mourir). En Irak, on en serait à un million. Mais pas du fait principalement des attaques aériennes, admettons-le.
« Allez donc dire cela aux Libyens dont les êtres chers ont été fauchés par les Hellfires “corporate-friendly”». Soit, chéris par les industries de l’armement.
« Contrairement à ses voisins, Kadhafi avait pris le pouvoir en s’opposant au contrôle des ressources naturelles de son pays par l’Occident. ». Comme Nasser, en quelque sorte. Ce n’est guère disputé, c’est constant, reconnu par les diverses parties. De même, ajouterai-je, avec Winston Churchill, le véritable crime impardonnable d’Hitler n’aura pas été de massacrer Juifs, Tsiganes, homosexuels, mais de soustraire l’Allemagne à l’emprise de la finance internationale. D’accord, c’est polémique, déplacé, partiel (mais non partial, Churchill n’était guère un admirateur d’Hitler). Pilger conclut en rappelant l’état de guerre permanent des États-Unis qui ont bombardé 30 pays et tenté d’assassiner plus de 50 dirigeants étrangers. Les faits sont têtus.
Jalil conspué ou adulé ?
La presse pakistanaise note qu’Abdel Jalil a été triomphalement accueilli à Tripoli. Admettons. Pourra-t-il, comme semble en douter Gwyn Morgan, du Globe and Mail, « donner » du travail aux jeunes sans emploi ? Elle veut croire que la corruption, la bureaucratie, la wasta (les liens personnels avec qui peut employer), sont la cause principale du sous-emploi des jeunes. Et la wasta française ? « Ces jeunes idéalistes qui ont cru que la liberté et la démocratie se traduiraient en opportunités économiques réalisent à présent qu’il y a encore moins d’emplois qu’auparavant. ». Ah bon ? Mais pourquoi donc ? Et les « vieux » donc !
Beaucoup d’hommes d’affaires libyens commandent des katibas (brigades). Ils n’auront pas à employer les chadids (martyrs). « Où est Kadhafi? Où est celui qui prétendait que nous ne méritions pas le pétrole de ce pays ? », rapporte Vincent Hugueux, de L’Express. Il faudra peut-être que ces hommes d’affaires, plus que Jalil ou d’autres chefs de file du CNT, donnent au moins l’impression que la manne pétrolière sera mieux redistribuée. Les étudiants de l’université Nasser de Tripoli attendent du Conseil national « de nouveaux locaux, des bibliothèques, des enseignants compétents et un nouveau cursus solide, » rapporte University World News. Pour le moment, les universités accueillent surtout des expositions artistiques, des conférenciers vantant un avenir meilleur.
C’est le nœud du problème. Des sociétés sachant produire des bombes à fragmentation (qui ne font bien sûr aucune « victime collatérale ») peuvent-elles employer autant de personnes de bonne volonté à les fabriquer ? Et que faire quand les stocks débordent ? Il en dit quoi, Abdel Jalil ? De la fragmentation de la société libyenne ?