Notre époque est chronophage… Lequel d’entre nous ne se dit pas, à un moment ou un autre de la journée : « je n’aurais jamais le temps de tout faire »,  « bon sang, je n’ai pas vu le temps passer ».

Voilà : je n’ai pas vu le temps passer.

Et pourquoi, à votre avis ? Probablement parce que vous n’avez pas pris le temps de le regarder. C’est très positif, me direz-vous, d’être occupé au point de ne pas voir défiler les heures, d’être tellement concentré sur ce que l’on fait, absorbé, que l’on s’oublie, qu’on oublie le temps qui passe. C’est un temps auquel on s’abandonne volontiers.

Ça l’est moins quand la sensation est celle d’une accélération du temps, d’un planning tellement surchargé qu’il devient vain d’essayer de le tenir. Regarder le temps passer, prendre le temps de s’absorber dans un seul et unique acte, est un héritage qui semble bien en voie de se perdre. Il fut une époque où l’homme ne pouvait pas aller plus « vite que la musique ». Tout reposait sur lui et son aptitude humaine à exécuter les choses. Il y avait des situations et des actions qui prenaient forcément du temps. C’est une science perdue. Depuis l’avènement de l’électronique et de l’informatique, le temps n’appartient plus à l’homme, mais à la machine à laquelle il s’est, lui-même, assujetti. Ça n’est que le temps chronologique, celui que l’homme a très tôt segmenté au moyen de l’horloge et de la montre. Et puis, il y a l’autre, le temps de vivre, le temps d’être, celui qui n’est pas segmentable. Celui qui peut passer en un éclair ou s’étaler sur des heures. Le temps de la méditation, du regard sur les choses, sur le monde, le temps de l’observation. Celui-ci est en passe de disparaître. L’esprit, les sens, sont prisonniers des stimuli engendrés par les différentes prothèses utilisées au quotidien par l’homme : téléphone portable, baladeur, iPhone et autres artefacts.

 Le regard sur l’autre, sur les choses, disparait, détourné qu’il est par ces objets. On peut aller dorénavant d’un point A à un point B sans s’attacher à ce qui se trouve entre. L’esprit n’est jamais en repos, livré à lui-même, à sa rêverie.  

Il suffit de regarder les personnes assises sur les bancs d’un parc : il est facile de constater qu’un grand nombre d’entre eux ne cessent de pianoter sur leur outil ou agitent doucement la tête, bercé par la musique qu’ils écoutent via leur baladeur. Devenons-nous aveugles et sourds aux autres, au monde qui nous entoure ? Déjà, nous, êtres humains, qui étions à la merci du jeu sans fin de nos pensées, sommes-nous en train, un peu plus chaque jour, de nous couper de ce qui est la réalité ? Fort possible. Probablement devrait-il y avoir une éducation à l’usage de ces instruments. Il y a un temps pour tout, pour travailler, pour rêver. Aujourd’hui la part de l’un s’amenuise au profit de l’autre.