Le texte qui suit à pour seule consigne d’écrire un trajet… tout simplement. Un trajet qui permette à celui qui l’écrit de déambuler sur les chemins de l’écriture.
* * *
J’ouvre à moitié les yeux et aussitôt je les referme dans une grimace. Le soleil est déjà haut dans le ciel. Samedi, rien ne presse ; je m’enfonce dans la chaleur de mon lit douillet.
Je passe en revue mes envies pour la journée et le rdv à 15 h avec mon père me revient de plein fouet ; un froid soudain me parcourt l’estomac. Il voit mes enfants pour la première fois. Il est dans les parages et il a un peu de temps. Il veut qu’on se revoie, après huit ans de chaud et froid distant. Mon cœur s’accélère. La dernière fois qu’on s’est vus, je suis partie de chez lui en claquant la porte, avec la ferme intention de ne plus jamais revenir. J’inspire un bon coup.
Je sors la tête de sous la couette et j’ouvre grand les yeux. Je regarde d’abord le ciel bleu éclatant, à travers la fenêtre. Ensuite, les murs blancs de ma chambre avec leurs traits verticaux et horizontaux parfaitement droits que mon petit garçon cherchait à repérer il y a quelques semaines. Je souris pleine de tendresse.
Nous avons convenu de nous retrouver dans le square à côté du cimetière. L’heure approche. Un bol d’air frais me caresse le visage en sortant de l’immeuble. Les enfants se dandinent en marchant. J’ai le sourire ; je les trouve attachants. Je laisse une petite satisfaction pointer le bout de son nez. Je respire en regardant les arbres le long de la rue, leur feuillage vert légèrement jauni par endroits annonce déjà l’imminence de l’automne. Ma poitrine est serrée, je suis émue.
On approche du boulevard qui longe le cimetière. Je calcule que nous aurons 10 minutes de retard. Je préfère prévenir mon père. Je m’en veux, j’aurais aimé être à l’heure. Chaque minute compte pour moi ! Mon père répond qu’il est coincé dans les embouteillages ; une manif dans le centre-ville. Je décide alors de faire un détour en passant par le cimetière, pour combler le temps. La porte en bois peinte en vert est grande ouverte. On prend l’allée pavée sur la gauche, bordée d’arbres et de sépultures d’hommes célèbres. Tandis qu’on marche, le brouhaha urbain laisse progressivement la place au calme. Nos pas résonnent au soleil.
Les enfants veulent goûter le chocolat que j’ai choisi noir, à forte teneur en cacao, en pensant à mon père. J’acquiesce. On se pose sur l’avenue principale du cimetière, en face d’un tombeau décoré d’une grande fleur fuchsia en plastique. À côté de la fleur, un polaroid du même tombeau avec la même fleur. Il s’agit d’un poète.
Une dizaine de mètres plus loin, un couple est installé sur un banc. La fille est assise sur son amoureux. Elle l’entoure de ses bras et jambes tel un koala. Dans une étreinte silencieuse, ils restent enlacés, immobiles, transportés, joue contre joue, leurs torses collés.
Un véhicule électrique nous dépasse sur la gauche, bruyamment, et s’arrête au niveau du couple. Le gardien leur parle de derrière son volant puis repart. Alors, l’amoureuse descend de son homme et s’assoit à côté de lui sur le banc, en posant doucement la tête sur son épaule. L’homme sourit légèrement embêté. La femme fait une mine plutôt amusée.
On se remet en route. Une fois arrivés au point de rdv, les enfants partent en vitesse vers l’aire de jeux. Je m’allonge sur un banc pour me détendre. La tension monte à l’intérieur de moi.
Lorsque je vois mon père s’approcher, avec 1h30 de retard, je trouve son sourire un peu figé… je ne veux pas avoir l’air d’en rajouter. On s’embrasse. Il se dit désolé puis commence à m’expliquer la succession de contretemps qu’il vient d’affronter. J’écoute. C’est en voulant rendre service à ma sœur qu’il s’est retrouvé coincé dans la foule. Il continue à parler, mais je n’entends pas tout à cause du tambour qui bat dans ma tête. Il a vu mes neveux toujours aussi adorables.
Il conclut enfin que malheureusement il ne lui reste qu’un quart d’heure — plus vraiment que dix minutes maintenant. Le bruit intérieur s’arrête net et je me force à respirer régulièrement. Il demande comment je vais. Plus que 9 minutes. Le tic tac de l’horloge m’empêche de penser. J’ai besoin de justifier mon état trouble, que je ne saurais expliquer dans les 8 minutes qui restent. Un seul événement me revient in extremis : ma voisine très malade qui me rappelle ma grand-mère. Je crois que ça m’affecte. 6 minutes.
Je propose de lui présenter mes enfants. Après un bref échange et des regards curieux, les petits repartent jouer tous les deux. Encore 2 minutes. On se dit au revoir. Mon aîné, 6 ans, se retourne au moment où mon père s’éloigne. Il accourt vers moi et m’interroge avec surprise : « pourquoi il part ? ! » Sa petite moue à demi contrariée à demi étonnée me remplit de tendresse et de nostalgie. Je hausse les épaules et je m’entends répondre : « Un imprévu. Il est attendu quelque part et ne veut pas être en retard ».
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Belle histoire.