La Casa de Clovni, ou Maison des Clowns, c’est désormais l’appellation courante de l’association franco-roumaine Avis, animée par Dominique Langlois et Larisa Ungureanu mais aussi de très nombreux bénévoles provenant de divers pays de l’Union européenne. Arts des rues et du cirque sont les disciplines enseignées aux enfants, adolescents et jeunes adultes sans domicile fixe de Timisoara, la capitale du Banat. « Nous n’avons pas l’ambition de former des artistes forains, mais de donner une formation générale à des jeunes qui pourront devenir autonomes, » résume Dominique qui coordonne l’action éducative et sociale pour un nombre pratiquement constant, chaque année, de plus d’une centaine de bénéficiaires.

 

Il est des moments où on n’a pas envie de produire un titre « journalistique », ni informatif, ni incitatif, ni surtout accrocheur. Non, à Timisoara, je n’ai pas rencontré d’enfants tsiganes heureux. On m’en a parlé, de ces enfants qui, après avoir discuté avec un passant, un Belge, directeur d’une usine locale, s’entendit dire par des gamins « bon, tu parles le français, l’anglais, c’est bien, on va parler à notre père, il va t’embaucher comme chauffeur ! ». Je ne sais pas si ces enfants rroms sont ou ne sont pas heureux. Ce qui est sûr, c’est que s’ils manquent de quelque chose, ce n’est ni de gîte ni de couvert. La situation des Rroms du Banat, ceux qui sont sédentarisés depuis Ceauçescu,  ceux qui ont repris les voies des « gens du voyage », en France et ailleurs, est très contrastée et pour tenter de l’approcher, on peut s’adresser à l’IIT (Institut Interculturel Timisoara).

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Ni Dominique, ni Larisa ne sont des spécialistes de la culture Rrom. « Et puis, on ne peut pas tout faire : nous ne nous occupons pas des enfants que leurs parents envoient mendier et qui rentrent le soir chez eux, » résume Dominique. La réalité est sans doute plus complexe, sur le terrain, soit en ville, au Parc des Roses ou dans les quartiers, là où les équipes allient enseignement du jonglage, alphabétisation, action sociale et même sous le chapiteau de la Casa di Clovni, lors des sessions éducatives du mercredi.

 

Les gamins rroms, Dominique en a pourtant connu, au Haţeg, la région du chroniqueur et protopope Nicolae Stoica (Mehadia, fév.  1750,  †1832). C’était en 2001, et « la bande de copains » de l’époque a créé l’association QSOPH, Association Quimper-Santamaria-Orlea-Pays de Haţeg pour continuer, cette fois à Timisoara, une action éducative. Cette association acquiert un chapiteau de cirque, une première remorque, une caravane. Le chapiteau sera installé au musée Satului Banatean (le musée ethnologie du Banat, qui regroupe, à la « Forêt verte », une vingtaine de demeures traditionnelles). Depuis, l’association française Avec  (pour une vie en changement), sise dans une maison des associations de Quimper (45 bis, rue Bourg-les-Bourgs, voir le site OnLineRo pour les formulaires de parrainage), soutient financièrement l’association franco-roumaine Avis (pentru o viata în schimbare). « Le mot vis, en roumain, signifie un rêve ou un songe, indique Dominique, mais pour le reste, la dénomination de l’association roumaine donne, en français, l’acronyme avec. ».

Avec de tels projets, on peut faire pleurer dans les chaumières, venir la larme à l’œil des donateurs, toutes choses à laquelle l’association se refuse.

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Faire avec

Avis fait certes « pour » un changement de vie des enfants et jeunes sans gîte ni couvert de Timisoara, mais surtout « avec ». Soit ni contre eux, ni pour les trier ou les répartir dans des centres d’hébergement. Le but est de les accompagner jusqu’à ce qu’ils puissent retrouver leur famille ou devenir autonomes. Pour le moment, neuf Français, originaires surtout de Bretagne, ayant souvent mais pas nécessairement été formés en écoles du cirque (comme celles de Châlons-en-Champagne, Chalon-sur-Saône ou Rosny-sous-Bois), deux ou trois Roumains selon les périodes, et des bénévoles (dont trois Espagnols pour cet automne 2009), font avec une population qui, depuis janvier 2009, s’est élevée à 134 personnes apprenantes. « Il y a en permanence une centaine de jeunes qu’on suit depuis quelques années, mais le nombre fluctue parce que certains disparaissent, d’autres trouvent à s’employer et se loger, et nous en raccompagnons dans leurs familles. »

 

Faire avec, c’est respecter la volonté de celles et ceux qui ne veulent plus aller dans des centres d’hébergement où la loi du plus fort fait que les caïds rançonnent les plus jeunes. C’est aussi ce qui se passe dans les rues de Timisoara pour ces jeunes et très jeunes SDF, mais ils préfèrent survivre dans les rues, dans des caches, que de se retrouver dans des institutions. Ils sont en général trop vieilles ou trop vieux pour intéresser des familles d’accueil, et leur apparence dépenaillée n’incite pas les braves gens à leur tendre la main sinon pour leur concéder une aumône. Le soir, j’en ai vu souvent rôder autour du Bastion, plongeant souvent le nez dans un sac en plastique où ils ont versé de l’auralac. « C’est de la peinture pour conduits métalliques, d’aspect métallisé, commente Domique ; au début, ils utilisaient des solvants, » et pratiquement toutes et tous en consomment : « c’est moins cher que de picoler, et avec  la faim, parfois le grand froid, et parfois la peur en permanence, de tout, d’être rançonnés, ou battus, c’est pratiquement une condition de survie… ». Les animateurs ne confisquent pas les flacons, ils exigent, et obtiennent simplement qu’ils soient déposés le temps des séances « universitaires » du mercredi après-midi.

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Remettre d’aplomb

La pédagogie de l’association répond à une forte demande, une véritable soif de connaissances de la part de ce public très diversifié. « Elles et ils viennent très souvent de familles nombreuses, réparties sur toute la Roumanie, avec environ un tiers de filles. Le schéma est généralement le suivant : on les néglige ou on les envoie mendier, et vers sept-huit ans, ils commencent à fuguer puis ne reviennent plus. Il y a très peu de Rroms car ils sont sédentarisés ou pour une minorité vivent encore en roulottes, dans les zones rurales. D’ailleurs, quand je m’occupais des jeunes pilleurs de parcmètres roumains de Paris, il n’y avait pas de Rroms parmi eux : ils venaient de squats où vivaient une bonne centaine de personnes, jeunes, adultes, personnes âgées, nourrissons… Les jeunes pilleurs de parcmètres, environ 400 à une époque, venaient surtout du nord de la Roumanie, Satu Mare et Baia Mare, de régions où il y a une tradition d’émigration, d’abord vers la Yougoslavie, puis dans toute l’Europe. ».

Les participants aux activités des rues possèdent toutes et tous un cahier de liaison qui sert aussi de cahier d’exercice et d’apprentissages. Le mercredi, en revanche, à l’alphabétisation au sens large s’ajoutent les cours « magistraux » sur tous les sujets. Des intervenant·e·s de haut-niveau, parfois des personnalités locales ou nationales, viennent partager leurs savoirs, échanger. La méthode, qui a fait ses preuves dans les classes rémoises de Jean-Luc Murraciole, professeur de français, initiateur d’un « lycée plus », et formateur au Mans Union Club pour des jeunes footballeurs étrangers, consiste à ne pas donner aux exclus des formations au rabais mais à les inciter à progresser. Être considéré par des gens « normaux » en tant qu’êtres humains n’est pas « du superflu ». Avoir droit à une formation réellement personnalisée, non seulement selon son âge mais aussi sa personnalité, ses attentes, c’est sans doute la seule manière d’intéresser. Comment peut-on espérer autrement l’adhésion de jeunes qui disposent d’une expérience aussi traumatisante que variée ? La rue est aussi un apprentissage dont il faut tenir compte.

L’association organise aussi un festival du cirque qui réunit des professionnels, parfois des artistes renommés en fonction des dates, et les jeunes de la rue. Les Timisoreans y viennent en famille pour applaudir ces artistes confirmés ou amateurs qui, tous grimés, sont parfois, si ce n’est pas leurs âges, indiscernables.

Mais les répétitions du mercredi sont aussi l’occasion de s’organiser, de manger chaud, de reprendre confiance en soi.  « Tour à tour, les cuistots volontaires sont chargés de gérer un budget d’achats, effectués en ville avec un animateur bénévole qui joue un rôle de simple accompagnateur du groupe de ravitaillement. On a des séances de foot, d’expression artistique, d’entraînement aux techniques du cirque, des intervenants extérieurs, mais aussi, une semaine sur deux, un exposé d’une heure et demie sur un sujet libre par l’une ou l’autre des jeunes. Ils donnent aussi des cours de roumain aux animateurs bénévoles et prennent très au sérieux leurs fonctions d’organisation du festival de théâtre ou de cirque… ».

 

Tracas bureaucratiques

Le problème de ces jeunes, c’est que, très souvent, ils sont dépourvus de papier. « Pas de bras, pas de chocolat ! », veut une blague particulièrement atroce dont le protagoniste est un enfant handicapé incapable de serrer la main de la « bienfaitrice », une dame patronnesse. Des papiers en règle ne permettent guère d’obtenir des aides financières. La Roumanie ne connait pas le RMI ou le RSA et le chômage, mal indemnisé, devient rapidement d’un « profit » dérisoire. Beaucoup ne savent plus indiquer une date, voire un lieu de naissance. L’accès aux soins est aussi conditionné par la nécessité de montrer « patte blanche ».

 

Puisqu’ils sont sans papiers d’identité, ces enfants ou ces jeunes sont comme des étrangers ou des apatrides dans leur propre pays. On sait ô combien il est difficile d’obtenir un permis de séjour ou de travail en France si l’on n’appartient pas à l’espace communautaire ou  à la catégorie des entrepreneurs très fortunés. C’est à peu près la même situation auxquels sont confrontés ces jeunes, avec, pour « pimenter » leur dénuement, quelques spécificités locales.

Une grande partie de l’action de l’association consiste à trouver des soignants bénévoles (« pour les dentistes, on cherche encore : et toutes et tous ont des problèmes dentaires, » relève Dominique) et à l’accompagnement pour des démarches administratives.

 

Pour les cas les plus complexes, « nous devons payer ou obtenir l’aide d’un avocat et il faut au moins un délai d’un an pour obtenir la déclaration de naissance d’un préadolescent ou d’un jeune adulte, » constate Dominique. Obtenir des papiers est la condition incontournable pour arrêter la drogue ou l’imprégnation alcoolique et nourrir l’espoir de se réinsérer.

 

Sensibiliser la population locale sur le sort de ces enfants et jeunes n’est pas non plus facile. Ils sont pris pour des « tsiganes ». Les Rroms, plus ou moins bien acceptés selon les situations individuelles (il en est qui sont des artisans respectés, d’autres sont fort bien considérés), sont souvent, d’emblée, détestés et traités de ţigani. C’est une insulte et le président roumain, Traian Basescu, avait suscité un tollé européen en qualifiant, sur le coup de la colère, une journaliste qui l’importunait de « tsigane puante ». Considéré « proche du peuple », y compris Rrom, et notamment par les chanteurs de manele (musique Rrom), le président s’était excusé mais il n’en avait pas moins exprimé une réalité : il ne fait pas bon être plus pauvre que les plus pauvres des Roumains en Roumanie.

C’est aussi pourquoi l’association a en projet un « livre des enfants », soit un ouvrage mixte, sur lequel chacun des jeunes des rues se présenterait, avec sa photo, un texte ou un dessin ou en tout cas un reflet de son expression personnelle. Livre bilingue, français-roumain, il ne vise pas qu’à recueillir des fonds en France et Roumanie.

 

Hors « cases »

Le financement de l’association doit beaucoup aux parrainages ou aux dons car tant son action que sa volonté de ne pas donner dans l’institutionnalisation. « Nous n’avons toujours qu’une seule salariée, tout le monde est bénévole, et nous ne cherchons pas de local en dur, » résume Dominique. S’institutionnaliser, ce serait aussi s’éloigner des enfants et des jeunes des rues. Souvent, les bénévoles ne dorment guère plus qu’eux puisqu’ils se lèvent parfois avec l’aube et sont parfois dans les rues jusqu’à minuit passée afin de rencontrer un maximum d’entre eux.  Vivre en caravanes, même si celles-ci ne bougent plus, revêt aussi une valeur symbolique qui facilite le dialogue.

 

Les avantages en nature (l’eau et l’électricité sont réglées via le musée départemental avec l’accord des autorités) et les dons des particuliers forment une part non négligeable d’un budget serré. Cette année, la Banque roumaine pour le développement (BRD, filiale de la Société générale), a versé mille euros, et cette somme constitue à elle seule le septième des dons provenant des parrains de France. « Nos deux postes les plus importants, c’est, résume Dominique, la nourriture et les déplacements quand des bénévoles vont raccompagner des jeunes dans leurs familles, parfois à l’autre bout de la Roumanie. Timisoara a la réputation d’être une ville riche, occidentale, et elle draine ainsi beaucoup de gens qui cherchent à survivre, notamment des personnes sans papiers qui ne pourraient espérer aller chercher du travail à l’étranger. Les jeunes en entendent parler, et ils viennent souvent de loin. »

 

Venus de loin, ces deux conjoints, comptant parmi les plus anciens d’entre les quelque cent à cent-cinquante enfants et jeunes transitant pas l’association, comptent rester au Banat. « Elle a 26 ans, et elle vit à présent avec un garçon de 25 ans. D’une précédente vie en couple ou autrement, elle a une fille de 8 ans qui a  pu être placée à temps dans une famille d’accueil. Elle voit toujours régulièrement sa fille, fait l’effort de ne pas se droguer, d’être un peu élégante pour lui rendre visite. Ils arrivent parfois à obtenir des petits boulots. Et tous les deux, ils ont économisé sou par sou pendant des mois pour acheter une bicyclette à cette fillette, une bicyclette neuve ! Parce que, pour son anniversaire, il fallait qu’elle soit neuve. Lui s’est aussi privé pour cette fillette qui n’est pas la sienne, qui vit bien mieux que lui-même. Oui, la rue, c’est aussi la loi de la jungle, mais ce n’est pas que cela. Il y a de la solidarité, de l’entraide, et parfois il reste de l’espoir… ».