Fin de l'épisode précédent :
…
– Me voici désormais paré comme il convient pour vivre d'amour et d'eau fraîche, se dit-il, non sans remarquer l'audacieuse création du mot « amour » qui ne désignait cependant pour l'heure, dans son esprit fécond, qu'un immense fleuve qu'il se plaisait à imaginer serpentant paresseusement dans quelque vaste plaine orientale.
« Et si ça se trouve », ajouta-t-il Caïn-Cana, « quelqu'un viendra un jour qui la changera en quelque chose d'encore bien plus agréable ».
Déjà, Bacchus pointait sous Neptune !
Samedi,
dans la soirée
(dupons la joie)
Pendant ce temps, le boeuf avait continué de boire. « Quelle contenance ! » se dit Adam avec une nuance d'admiration, sans pour autant se départir de la sienne. Je ne saurais dire si le mot de « contenance » tenait du simple constat physique ou si c'était un hommage rendu plus ou moins consciemment au calme olympien dont l'animal ne s'était pas départi le moindre instant.
Adam le voyait bien campé en sa robuste posture, tout près, si près qu'il aurait pu le toucher. Il entendait les glouglous de la déglutition et il ne lui fallait qu'un léger effort pour imaginer le goût du breuvage. Le toucher, la vue, l'ouïe, le goût. La mémoire aussi (et peut-être surtout) qui, sans constituer un sens, au sens propre du mot, s'avérait incontestablement le vecteur et l'antichambre des perceptions. Adam s'estimait convenablement paré pour les aventures qui l'attendaient.
Cependant, et tout en buvant, le boeuf tendait à redresser l'appendice qui terminait sa silhouette (on ne la distinguait maintenant qu'en ombre chinoise car le soleil gisait fort bas). Adam se demanda s'il en était lui-même pourvu et se mit à tourner; on aurait dit un derviche ou un jeune chaton.
Adam entendit soudain comme un « flop » dont il ne reconnut pas l'origine. Il lui sembla que quelque chose avait chu de dessous la queue de l'animal, qui n'était pas une bobinette d'autant que, lui semblait-il, personne n'avait tiré la moindre chevillette. Le détail lui parut insignifiant et il n'en eut cure, pas plus que de raison en tout cas.
Il chercha son image dans le miroir mais ne distingua rien qu'une étendue glauque avec, à sa surface, les mêmes rides concentriques et ondulantes que celles aperçues quelques moments auparavant. Quel malheur, s'affligea-t-il de cette interruption momentanée de l'image, pas même accompagnée des plates excuses de la moindre speakerine ! L'animal pourtant n'avait toujours pas bougé; Adam le soupçonna malgré tout de quelque sournoise et mesquine sorcellerie.
Il en était là de ses lamentations lorsqu'il perçut quelque chose qu'il ne parvenait pas à identifier en dépit des efforts qu'il y mettait: comme un malheur ne vient jamais seul, une sensation désagréable, en tout cas, très désagréable même, s'ajoutait à la seconde disparition de son reflet.
Adam en resta bouche bée. Il la ferma soudain en un clappement sec: la chose indéfinissable lui rappelait quelque peu la sensation ressentie tout à l'heure, lorsqu'il avait goûté la différence. Mais le remède fut strictement inefficace.
– Ca …, ça … bégayait Adam, ne trouvant pas ses mots.
« Ca pue » finit-il par lâcher. « Ca coince un max, ça chlingue grave, ça cocotte affreux », enchaîna-t-il, décoincé. Mais l'exorcisme des mots ne suffit pas à le délivrer de l'épouvantable outrage.
Sans bien savoir pourquoi, il établissait un lien entre l'animal et la … « chose ».
– Merde, merde et merde. J'en ai plein le … Il me fait … (il sentait bien qu'il aurait dû inventer de nouveaux mots mais l'odieuse, l'épouvantable sensation paralysait résolument les facultés de son intellect d'habitude fécond). Décidément, je ne peux pas le piffrer (il se remémora vaguement avoir inauguré l'expression, ou une autre tout à fait semblable, à l'égard du Créateur; elle ne lui venait, il s'en fit la remarque, qu'associée à quelque chose de négatif). Je l'ai dans le nez.
En intellectuel consciencieux qu'il se sentait de plus en plus devenir, il se mit en devoir de vérifier l'hypothèse hasardeuse et probablement saugrenue; il se boucha les narines. La « chose » s'évanouit. Il fut bienheureux d'avoir mis fin à son calvaire.
Court répit, cependant, car le souffle ne tarda pas à lui manquer, le contraignant à libérer promptement les vitaux orifices. Et la chose revint. Il boucha de nouveau: « Qu'elle était verte, ma vallée »; rouvrit: « Ouragan sur le Caine »; referma: « La vie est un long fleuve tranquille »; libéra: « Crime et Châtiment ». Les films d'horreur défilaient devant ses yeux au même rythme, en alternance avec les productions à l'eau de rose.
Le pensum, malgré ce qu'il lui en coûtait chaque fois qu'il devait se résoudre à lever l'entrave, le récompensait au moins d'une absolue certitude: celle, incontestable, d'avoir ainsi localisé le siège de ce cinquième sens[1] (et dernier, puisque au-delà, il les qualifiait de « sixième »).
« Cinq sens. Cinq sens ! » murmura-t-il en s'émerveillant. « Que voilà une musique qui me berce doucement l'oreille » ajouta-t-il en complétant illico la gamme naissante de ses penchants artistiques[2] (on se souviendra qu'il y avait déjà rangé la cuisine, la littérature et, plus récemment le cinéma).
Estimant le moment venu de donner un sens à la notion de bouc émissaire (on lui pardonnera cette erreur zoologique manifeste; mais quatre pattes et deux cornes aperçues dans la pénombre, d'autres que lui, et de plus savants, s'y seraient laissé prendre), il laissa libre cours à sa rogne contre l'importun animal, ce pelé, ce galeux d'où venait tout le mal:
– Regardez-moi ça ! Vous êtes là, chez vous, bien tranquille et ça vient vous envahir (avec toute la smala, ajouta-t-il en constatant que le reste du troupeau s'était approché) ! On n'est plus chez soi, ma parole.
« On aurait bien tort de se gêner, d'ailleurs » ajouta-t-il, inventant du même coup la jalousie: « les Allocations Familiales, ça leur suffit pour vivre ». Adam n'avait pas tout à fait tort: on se souviendra que le Créateur avait consenti cette concession – article neuf de son décret – en précisant que l'homme devrait la financer mais sans préciser qu'il en serait le seul bénéficiaire, regrettable oubli porteur des gênes de bien des conflits.
Adam continuait de se laisser aller (vous pouvez faire la liaison, si ça vous chante), fielleux:
– Et maintenant que ça a bu tout son soûl, qui sait si ça ne va pas se mettre à vous jouer de la musique de nègre jusqu'à pas d'heure (aveuglé par sa haine, Adam ne réalisa pas même le caractère tout à fait déplacé du propos: après tout, un gospel aurait été plutôt un hommage qu'on lui aurait rendu).
« Et ça va se coucher après, forniquer à qui mieux mieux ». Là, il s'agissait probablement d'un lapsus dont Adam eut été bien en peine d'établir l'origine: où donc, on se le demande, aurait-il pu trouver matière à référence, dans sa mémoire ou dans les événements vécus, pour cet appel à la copulation.
– Sale race, va. Et encore, je ne vous parle pas de l'odeur ! conclut-il, provisoirement calmé et n'éprouvant pourtant nulle réelle envie de postuler à la Mairie de Paris.
Le retour graduel à une respiration plus déliée et moins spasmodique ainsi que la sérénité retrouvée ayant été à ce prix, l'épanchement, l'éructation n'avaient donc pas été totalement inutiles. Adam (faut-il le rappeler) étant seul de sa tribu, la tirade se déroula sans témoins et ne souleva donc nul écho, pas plus qu'elle ne ralluma en aucun voisin quelque rancoeur inassouvie. C'est pourquoi nul n'aurait songé à la taxer de racisme (bien que le terme, désignant, une fois n'est pas coutume, une réelle différence de nature raciale, eût été des mieux venus).
[1] Dans le même mouvement, il avait reconnu et l'odorat et le rôle vital de la fonction respiratoire (même s'il était bien conscient qu'un long et tortueux chemin restait à parcourir pour donner à tout cela une robuste et incontestable fondation scientifique au-delà du seul empirisme qui, pour prolifique qu'il était, le devait par trop à l'improvisation).
[2] L'odieux fumet s'était quelque peu estompé, lui laissant désormais le loisir de respirer à satiété, puisant sans lésiner le précieux oxygène et permettant du même coup à la machine cérébrale de fonctionner à plein régime. « Que de révélations » se disait-il, « nées d'un simple ‘flop' anecdotique: l'odorat, la respiration la musique, le cinéma. Et puisqu'il en était au chapitre des associations, il dut bien en reconnaître certaines autres, au dela de ces trois là: la sensation de gêne et d'inconfort, la présence intempestif, la tentation facile (trop facile ?) d'attribuer la première à la seconde …
Bonsoir
JPLT 007,
J’adooooore vraiment vos écrits, mais n’avez-vous jamais songé à publier cela, en roman.
Encore! Encore ! J’espère sincèrement que nous aurons le plaisir de vous lire et ce régulièrement.
Un vote vraiment Super.
Amicalement.
ANDREA.