Spécialiste en anthropologie de la décolonisation, notamment la critique des nationalismes post-indépendances, la philosophe tunisienne, Hélé Béji, a été invitée, jeudi 19 juin, par Les Débats d’El Watan à l’hôtel El Djazaïr (Alger) pour parler de son ouvrage lucide et audacieux Nous, décolonisés, édition Arléa 2008.

D’emblée, l’essayiste résume la définition de la décolonisation : « Liberté des peuples à disposer d’eux-mêmes. Mais elle est la plus malheureuse de toutes, car elle n’a pas tenu ses promesses. » Voilà le ton donné pour cet essai rigoureux sur la grande épopée de la décolonisation et ce qu’elle est devenue, un demi-siècle après. L’oratrice part d’un constat : Nous, décolonisés, nous ne sommes pas devenus de vrais humanistes, libres. Pourquoi ? Pour elle, l’énergie plébéienne et l’énergie savante de cette partie du monde ne sont pas parvenues à se doter d’un humanisme politique digne de ce nom. Puis elle précise : « Je ne veux pas dire par-là qu’individuellement, nous ne sommes pas humanistes. » Partout «dans nos contrées, j’ai découvert et rencontré des individualités admirables, originales et créatives ». Or ce qui manque précisément à cet humanisme que chacun de nous porte en soi, c’est sa traduction politique. Le mot est lâché. L’essayiste souligne que la décolonisation est l’explosion d’un humanisme universel qui n’a pas trouvé une traduction politique, un faire politique digne de ce nom. La décolonisation est l’expérience du XXIe siècle la plus orpheline de langage politique. Elle cite l’exemple de la liberté d’expression qui, même quand elle existe, comme ici en Algérie, n’a pas de véritable existence politique si elle ne peut pas déboucher sur un faire politique digne de ce nom. Elle résume son analyse : « Je parle de la traduction politique de notre humanisme, qui reste lettre morte, qui ne parvient pas à une véritable reconnaissance collective. » Nous, décolonisés n’hésite pas à mettre le décolonisé face à ses responsabilités dans le destin du monde.

Hélé Béji indique que les défauts du politique sont inhérents à chacun de nous, ils ne sont pas extérieurs à nous et ils ne nous sont pas totalement étrangers. « Chacun de nous, qu’il soit responsable politique ou pas, a sa part de responsabilité dans ce défaillant vivre-ensemble », dira-t-elle. Dans cette veine, l’oratrice indique qu’« il faut se garder d’opposer la société civile à la société politique. Autrement dit, croire que d’un côté il y a une structure politique qui ne génère que du mauvais, et de l’autre une structure civile qui ne génère que du bon ».

Moralité : « Il faut garder la conscience aiguë que rien de ce qui nous arrive ne nous est complètement étranger. » Conclusion : « Nous sommes responsables de la dépossession politique d’après l’indépendance, c’est-à-dire que si nous avons été dépossédés de notre histoire par le colonialisme, nous n’avons pas pris garde que nous prenions le relais, et que nous devenions nous-mêmes les continuateurs, les auteurs de cette dépossession. » Pourtant, la décolonisation a donné « un corps historique » à ce qui était réservé à une élite du genre humain, aux Européens.

Elle a élargi le principe des Lumières à tous ceux qui en étaient exclus, en lui donnant une incarnation universelle. La décolonisation aura débarrassé le genre humain du fascisme et de toute domination fondée sur l’inégalité des races. Mais, rétorque-t-elle non sans regret, ce programme ne s’est pas déroulé comme prévu, cette promesse n’a pas été tenue. « Nous avons d’abord été victimes de notre orgueil culturel », explique-t-elle. « On n’a pas pris garde aux nouvelles formes de domination qui pouvaient naître du peuple des dominés, de nos propres déterminismes culturels », ajoute la conférencière. Pour elle, la domination n’est pas seulement extérieure, mais elle peut être intérieure. Plus grave encore est cette tentation permanente d’en rejeter la cause à l’extérieur. « Il nous faut toujours des coupables étrangers », dira-t-elle, comme si au fond, nous refusions notre propre liberté, notre indépendance, comme si la décolonisation n’avait pas eu lieu. Ainsi, désir de civilisation sur le modèle européen d’un côté, volonté de conservation de notre être historique de l’autre : c’est presque la quadrature du cercle. « Nous sommes les seuls à détenir les clés de cette métamorphose de valeurs culturelles en valeurs politiques », souligne Hélé Béji. Mais la philosophe indique que nous avons, paradoxalement, un privilège : appartenance à deux rives, deux mondes, déchirement, car, justement, colonisés. Et cette double appartenance, que nous croyons être notre tare, est au contraire notre force.

Qui est Hélé Béji ?

– Hélé Béji est née à Tunis en 1948. Agrégée de lettres modernes, elle a enseigné la littérature à l’Université de Tunis, puis a occupé un poste de fonctionnaire internationale à l’Unesco. Elle a fondé en 1998 le Collège international de Tunis. Cette Tunisienne a mené en particulier des recherches portant sur l’anthropologie de la décolonisation qui lui ont permis d’écrire un essai « Le Désenchantement national », Maspéro 1982, essai sur la décolonisation, « L’?il du jour », roman, Maurice Nadeau, 1985 et « L’Imposture culturelle », essai, Stock, 1997, « Nous, décolonisés », essai, Arléa 2008. Elle a également collaboré à de nombreux ouvrages collectifs sur le tiers-monde et sur les questions du monde arabe.

Par Mustapha Rachidiou – El Watan – Samedi 21 Juin 2008

Spécialiste en anthropologie de la décolonisation, notamment la critique des nationalismes post-indépendances, la philosophe tunisienne, Hélé Béji, a été invitée, jeudi 19 juin, par Les Débats d’El Watan à l’hôtel El Djazaïr (Alger) pour parler de son ouvrage lucide et audacieux Nous, décolonisés, édition Arléa 2008.

D’emblée, l’essayiste résume la définition de la décolonisation : « Liberté des peuples à disposer d’eux-mêmes. Mais elle est la plus malheureuse de toutes, car elle n’a pas tenu ses promesses. » Voilà le ton donné pour cet essai rigoureux sur la grande épopée de la décolonisation et ce qu’elle est devenue, un demi-siècle après. L’oratrice part d’un constat : Nous, décolonisés, nous ne sommes pas devenus de vrais humanistes, libres. Pourquoi ? Pour elle, l’énergie plébéienne et l’énergie savante de cette partie du monde ne sont pas parvenues à se doter d’un humanisme politique digne de ce nom. Puis elle précise : « Je ne veux pas dire par-là qu’individuellement, nous ne sommes pas humanistes. » Partout «dans nos contrées, j’ai découvert et rencontré des individualités admirables, originales et créatives ». Or ce qui manque précisément à cet humanisme que chacun de nous porte en soi, c’est sa traduction politique. Le mot est lâché. L’essayiste souligne que la décolonisation est l’explosion d’un humanisme universel qui n’a pas trouvé une traduction politique, un faire politique digne de ce nom. La décolonisation est l’expérience du XXIe siècle la plus orpheline de langage politique. Elle cite l’exemple de la liberté d’expression qui, même quand elle existe, comme ici en Algérie, n’a pas de véritable existence politique si elle ne peut pas déboucher sur un faire politique digne de ce nom. Elle résume son analyse : « Je parle de la traduction politique de notre humanisme, qui reste lettre morte, qui ne parvient pas à une véritable reconnaissance collective. » Nous, décolonisés n’hésite pas à mettre le décolonisé face à ses responsabilités dans le destin du monde.

Hélé Béji indique que les défauts du politique sont inhérents à chacun de nous, ils ne sont pas extérieurs à nous et ils ne nous sont pas totalement étrangers. « Chacun de nous, qu’il soit responsable politique ou pas, a sa part de responsabilité dans ce défaillant vivre-ensemble », dira-t-elle. Dans cette veine, l’oratrice indique qu’« il faut se garder d’opposer la société civile à la société politique. Autrement dit, croire que d’un côté il y a une structure politique qui ne génère que du mauvais, et de l’autre une structure civile qui ne génère que du bon ».

Moralité : « Il faut garder la conscience aiguë que rien de ce qui nous arrive ne nous est complètement étranger. » Conclusion : « Nous sommes responsables de la dépossession politique d’après l’indépendance, c’est-à-dire que si nous avons été dépossédés de notre histoire par le colonialisme, nous n’avons pas pris garde que nous prenions le relais, et que nous devenions nous-mêmes les continuateurs, les auteurs de cette dépossession. » Pourtant, la décolonisation a donné « un corps historique » à ce qui était réservé à une élite du genre humain, aux Européens.

Elle a élargi le principe des Lumières à tous ceux qui en étaient exclus, en lui donnant une incarnation universelle. La décolonisation aura débarrassé le genre humain du fascisme et de toute domination fondée sur l’inégalité des races. Mais, rétorque-t-elle non sans regret, ce programme ne s’est pas déroulé comme prévu, cette promesse n’a pas été tenue. « Nous avons d’abord été victimes de notre orgueil culturel », explique-t-elle. « On n’a pas pris garde aux nouvelles formes de domination qui pouvaient naître du peuple des dominés, de nos propres déterminismes culturels », ajoute la conférencière. Pour elle, la domination n’est pas seulement extérieure, mais elle peut être intérieure. Plus grave encore est cette tentation permanente d’en rejeter la cause à l’extérieur. « Il nous faut toujours des coupables étrangers », dira-t-elle, comme si au fond, nous refusions notre propre liberté, notre indépendance, comme si la décolonisation n’avait pas eu lieu. Ainsi, désir de civilisation sur le modèle européen d’un côté, volonté de conservation de notre être historique de l’autre : c’est presque la quadrature du cercle. « Nous sommes les seuls à détenir les clés de cette métamorphose de valeurs culturelles en valeurs politiques », souligne Hélé Béji. Mais la philosophe indique que nous avons, paradoxalement, un privilège : appartenance à deux rives, deux mondes, déchirement, car, justement, colonisés. Et cette double appartenance, que nous croyons être notre tare, est au contraire notre force.

Qui est Hélé Béji ?

– Hélé Béji est née à Tunis en 1948. Agrégée de lettres modernes, elle a enseigné la littérature à l’Université de Tunis, puis a occupé un poste de fonctionnaire internationale à l’Unesco. Elle a fondé en 1998 le Collège international de Tunis. Cette Tunisienne a mené en particulier des recherches portant sur l’anthropologie de la décolonisation qui lui ont permis d’écrire un essai « Le Désenchantement national », Maspéro 1982, essai sur la décolonisation, « L’?il du jour », roman, Maurice Nadeau, 1985 et « L’Imposture culturelle », essai, Stock, 1997, « Nous, décolonisés », essai, Arléa 2008. Elle a également collaboré à de nombreux ouvrages collectifs sur le tiers-monde et sur les questions du monde arabe.

Par Mustapha Rachidiou – El Watan – Samedi 21 Juin 2008

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