Par : Wicem Souissi | Journaliste

Monsieur le Président de la République française, l’annonce de votre visite d’Etat en Tunisie, en cette fin avril 2008, pose la question de votre empreinte sur la politique étrangère de la France: vous inscrivez-vous dans la continuité de vos prédécesseurs ou, au contraire, dans une rupture?

Il faut vous dire que nous autres Tunisiens sommes gavés en matière de changement. Mis à toutes les sauces depuis que la Tunisie a changé de chef d’Etat le 7 novembre 1987, ce mot est à notre oreille écoeurant.

« Depuis le Changement… », « grâce au Changement… », tel est l’ABC de la propagande assénée au quotidien vingt ans durant, comme si rien n’avait existé auparavant. Mais tout a tant et si bien changé sous le règne de Zine Ben Ali que la seule chose souhaitable désormais est que ça change autrement.

Vos prédécesseurs à la tête de votre pays ont plutôt contribué à ce que cela continue. François Mitterrand est le premier à avoir donné, à Paris, une onction occidentale à notre nouveau président. Avant de qualifier, certes en catimini mais suffisamment fort pour que cela se sache, de « score à la soviétique » les résultats de la parodie d’élections de 1994.

Jacques Chirac a, lui, laissé des traces indélébiles à Tunis, en confinant les droits de l’homme dans les seuls droits de s’instruire et de se nourrir, le tout en pleine grève de la faim d’une avocate, militante contre l’emploi de la torture.

L’usage répandu, voire systématique, de cette barbarie par la police tunisienne avait pourtant été porté à la connaissance de son premier ministre par la Commission consultative des droits de l’homme près l’Hôtel Matignon.

***La libéralisation du commerce et le contrôle de l’immigration avant les droits de l’homme***

Les principales préoccupations de ces deux hôtes de l’Elysée étaient ailleurs. Elles demeurent les vôtres: libéralisation du commerce et contrôle des flux migratoires. Zine Ben Ali est à cet égard le prototype du réceptionniste répondant aux initiatives européennes en direction de l’autre rive.

Pionnier du processus euroméditerranéen initié à Barcelone en 1995, il en conforte l’objectif commercial de parachever une zone de libre-échange en Méditerranée, tout en réduisant, comme ses partenaires européens, le principe politique de respect de la démocratie, de l’Etat de droit et des droits de l’homme à une hypocrisie mercantile.

Il est également un exemple pour ses homologues du Sud, voués à construire puis à garder les barrières anti-migrants que l’Europe leur sous-traite. De ce point de vue-là, votre soutien à son régime est somme toute compréhensible.

Ce qui l’est moins, en revanche, c’est que si une troisième visée, la lutte contre le terrorisme, lui est également confiée, vous le laissiez néanmoins faire exactement l’inverse. Sous couvert de combattre l’islamisme, éliminant toutes les dissidences, son autoritarisme fait plutôt le lit des extrémistes.

Il a donc un recours inflationniste à la répression pour masquer ses défaillances. Ce dont une islamisation rampante se réjouit. Mais après tout, l’Europe commerce tout aussi bien avec des islamistes.

Votre séjour officiel en Tunisie va-t-il consacrer ces choix? Votre projet d’Union pour la Méditerranée où, là encore, Zine Ben Ali est votre premier allié, ne semble pas aller à l’encontre de cette consécration. Sous la pression de la chancelière allemande, Angela Merkel, vous avez associé l’ensemble des Vingt-Sept à votre dessein qui ne comptait au départ que les riverains.

***Un louable souci d’écologie, mais rien sur l’assainissement du climat politique***

Replacées dans le contexte euroméditerranéen antérieur, seules des idées marginales émergent. Annoncée à Bruxelles, la plus ambitieuse est l’assainissement, d’ici à 2020, de la rive sud de la mer. Qui pourrait d’ailleurs dénigrer un tel souci écologique?

Toutefois, d’autres exigences sont également prioritaires: assainir un climat politique pollué par une corruption galopante. C’est en réalité un travail d’Hercule. Sans parler du Jourdain, ni du Nil, rien qu’en Tunisie, il faudrait détourner la Medjerda et libérer les eaux du barrage de Béni Mtir pour nettoyer les écuries de Ben Ali.

Au demeurant, ce n’est pas une ingérence, qui s’avèrerait désastreuse, dans des affaires intérieures que nous vous demandons. Les Tunisiens sont responsables de leur propre souveraineté. C’est de ne pas consolider le pouvoir du potentat.

Les citoyens tunisiens sont les seuls à même d’infléchir le cours de leur destinée. Elle a été contrariée, il y a vingt ans, par une nuit d’automne du patriarche de la république, Habib Bourguiba. Son Premier ministre Zine Ben Ali l’évinça d’un coup d’Etat.

Le chef des islamistes fit de ce dernier son prophète. Le leader des démocrates se crut devenir son grand vizir. Le dirigeant emblématique de la mouvance des droits de l’homme accepta de faire carrière dans son gouvernement.

Ses compatriotes couvrirent d’une chape de silence les rares voix discordantes, ils livrèrent leur sort au putschiste, qui n’eut ainsi aucun mal à s’accaparer tous les pouvoirs. En fait, il en profita pour reproduire la monarchie des Beys, édifiée, près de trois siècles plus tôt, par Hussein Ben Ali.

***Deux décennies d’embrigadement ont érigé des murs dans les recoins de notre pensée***

A Carthage, vous aurez l’occasion de vous en rendre compte, un drapeau mauve flotte près des couleurs, rouge et blanche, de la Tunisie. C’est l’étendard de notre septnovembrisure: la branche (presque) monarchique se distingue de la branche républicaine. Mais, cela dit pour pasticher votre Anatole national, de grâce, ne baisez pas son anneau d’améthyste, elle ne provient même pas de Hongrie.

Deux décennies d’embrigadement par ce régime ont érigé des murs dans les recoins de notre pensée, mais les Tunisiens sont, aujourd’hui encore, bel et bien conscients. Ne vous en détournez pas. Dans ce domaine extraterritorial qu’est votre ambassade de Tunis, soyez churchillien, tendez la main aux résistants.

Vous pouvez même faire davantage. Dans les rapports franco-tunisiens, la seule voix française audible de part et d’autre est celle de Pierre Mendès France. Créant la surprise en accordant, dans l’intérêt même de son pays, l’autonomie interne à une Tunisie sous protectorat, son discours de Carthage le 31 juillet 1954 est, depuis, inscrit au fronton de notre histoire commune.

Mais n’oubliez pas que son pragmatisme l’avait conduit à contrecarrer le Parti colonial en s’adjoignant la présence, à ses côtés, ce jour-là, de l’autorité du Maréchal Juin.

A votre tour, vous pouvez, à Tunis, écarter pour votre part le très léger soupçon de néocolonialisme qui pèse sur votre politique étrangère. Là aussi dans l’intérêt, et de la France et de la Tunisie, ouvrez la voie à des échanges réciproquement fructueux.

Si vous employez les mots justes, Zine Ben Ali ne pourra s’y opposer. Faites donc dès à présent en sorte que la prochaine présidence française de l’Union européenne fraye le chemin à une Union, non « pour », ni « de » la Méditerranée mais transméditerranéenne: non uniquement celle des Etats, celle des peuples aussi.

Peut-être ne le ferez-vous pas. Ce serait une occasion manquée. En tout cas, fort de son expérience, le Combattant suprême nous a enseigné à ne jamais désespérer de votre pays. Autrement dit, ce que vous n’entreprendrez pas, Monsieur le Président, d’autres le réaliseront.

Source Rue89

Par : Wicem Souissi | Journaliste

Monsieur le Président de la République française, l’annonce de votre visite d’Etat en Tunisie, en cette fin avril 2008, pose la question de votre empreinte sur la politique étrangère de la France: vous inscrivez-vous dans la continuité de vos prédécesseurs ou, au contraire, dans une rupture?

Il faut vous dire que nous autres Tunisiens sommes gavés en matière de changement. Mis à toutes les sauces depuis que la Tunisie a changé de chef d’Etat le 7 novembre 1987, ce mot est à notre oreille écoeurant.

« Depuis le Changement… », « grâce au Changement… », tel est l’ABC de la propagande assénée au quotidien vingt ans durant, comme si rien n’avait existé auparavant. Mais tout a tant et si bien changé sous le règne de Zine Ben Ali que la seule chose souhaitable désormais est que ça change autrement.

Vos prédécesseurs à la tête de votre pays ont plutôt contribué à ce que cela continue. François Mitterrand est le premier à avoir donné, à Paris, une onction occidentale à notre nouveau président. Avant de qualifier, certes en catimini mais suffisamment fort pour que cela se sache, de « score à la soviétique » les résultats de la parodie d’élections de 1994.

Jacques Chirac a, lui, laissé des traces indélébiles à Tunis, en confinant les droits de l’homme dans les seuls droits de s’instruire et de se nourrir, le tout en pleine grève de la faim d’une avocate, militante contre l’emploi de la torture.

L’usage répandu, voire systématique, de cette barbarie par la police tunisienne avait pourtant été porté à la connaissance de son premier ministre par la Commission consultative des droits de l’homme près l’Hôtel Matignon.

***La libéralisation du commerce et le contrôle de l’immigration avant les droits de l’homme***

Les principales préoccupations de ces deux hôtes de l’Elysée étaient ailleurs. Elles demeurent les vôtres: libéralisation du commerce et contrôle des flux migratoires. Zine Ben Ali est à cet égard le prototype du réceptionniste répondant aux initiatives européennes en direction de l’autre rive.

Pionnier du processus euroméditerranéen initié à Barcelone en 1995, il en conforte l’objectif commercial de parachever une zone de libre-échange en Méditerranée, tout en réduisant, comme ses partenaires européens, le principe politique de respect de la démocratie, de l’Etat de droit et des droits de l’homme à une hypocrisie mercantile.

Il est également un exemple pour ses homologues du Sud, voués à construire puis à garder les barrières anti-migrants que l’Europe leur sous-traite. De ce point de vue-là, votre soutien à son régime est somme toute compréhensible.

Ce qui l’est moins, en revanche, c’est que si une troisième visée, la lutte contre le terrorisme, lui est également confiée, vous le laissiez néanmoins faire exactement l’inverse. Sous couvert de combattre l’islamisme, éliminant toutes les dissidences, son autoritarisme fait plutôt le lit des extrémistes.

Il a donc un recours inflationniste à la répression pour masquer ses défaillances. Ce dont une islamisation rampante se réjouit. Mais après tout, l’Europe commerce tout aussi bien avec des islamistes.

Votre séjour officiel en Tunisie va-t-il consacrer ces choix? Votre projet d’Union pour la Méditerranée où, là encore, Zine Ben Ali est votre premier allié, ne semble pas aller à l’encontre de cette consécration. Sous la pression de la chancelière allemande, Angela Merkel, vous avez associé l’ensemble des Vingt-Sept à votre dessein qui ne comptait au départ que les riverains.

***Un louable souci d’écologie, mais rien sur l’assainissement du climat politique***

Replacées dans le contexte euroméditerranéen antérieur, seules des idées marginales émergent. Annoncée à Bruxelles, la plus ambitieuse est l’assainissement, d’ici à 2020, de la rive sud de la mer. Qui pourrait d’ailleurs dénigrer un tel souci écologique?

Toutefois, d’autres exigences sont également prioritaires: assainir un climat politique pollué par une corruption galopante. C’est en réalité un travail d’Hercule. Sans parler du Jourdain, ni du Nil, rien qu’en Tunisie, il faudrait détourner la Medjerda et libérer les eaux du barrage de Béni Mtir pour nettoyer les écuries de Ben Ali.

Au demeurant, ce n’est pas une ingérence, qui s’avèrerait désastreuse, dans des affaires intérieures que nous vous demandons. Les Tunisiens sont responsables de leur propre souveraineté. C’est de ne pas consolider le pouvoir du potentat.

Les citoyens tunisiens sont les seuls à même d’infléchir le cours de leur destinée. Elle a été contrariée, il y a vingt ans, par une nuit d’automne du patriarche de la république, Habib Bourguiba. Son Premier ministre Zine Ben Ali l’évinça d’un coup d’Etat.

Le chef des islamistes fit de ce dernier son prophète. Le leader des démocrates se crut devenir son grand vizir. Le dirigeant emblématique de la mouvance des droits de l’homme accepta de faire carrière dans son gouvernement.

Ses compatriotes couvrirent d’une chape de silence les rares voix discordantes, ils livrèrent leur sort au putschiste, qui n’eut ainsi aucun mal à s’accaparer tous les pouvoirs. En fait, il en profita pour reproduire la monarchie des Beys, édifiée, près de trois siècles plus tôt, par Hussein Ben Ali.

***Deux décennies d’embrigadement ont érigé des murs dans les recoins de notre pensée***

A Carthage, vous aurez l’occasion de vous en rendre compte, un drapeau mauve flotte près des couleurs, rouge et blanche, de la Tunisie. C’est l’étendard de notre septnovembrisure: la branche (presque) monarchique se distingue de la branche républicaine. Mais, cela dit pour pasticher votre Anatole national, de grâce, ne baisez pas son anneau d’améthyste, elle ne provient même pas de Hongrie.

Deux décennies d’embrigadement par ce régime ont érigé des murs dans les recoins de notre pensée, mais les Tunisiens sont, aujourd’hui encore, bel et bien conscients. Ne vous en détournez pas. Dans ce domaine extraterritorial qu’est votre ambassade de Tunis, soyez churchillien, tendez la main aux résistants.

Vous pouvez même faire davantage. Dans les rapports franco-tunisiens, la seule voix française audible de part et d’autre est celle de Pierre Mendès France. Créant la surprise en accordant, dans l’intérêt même de son pays, l’autonomie interne à une Tunisie sous protectorat, son discours de Carthage le 31 juillet 1954 est, depuis, inscrit au fronton de notre histoire commune.

Mais n’oubliez pas que son pragmatisme l’avait conduit à contrecarrer le Parti colonial en s’adjoignant la présence, à ses côtés, ce jour-là, de l’autorité du Maréchal Juin.

A votre tour, vous pouvez, à Tunis, écarter pour votre part le très léger soupçon de néocolonialisme qui pèse sur votre politique étrangère. Là aussi dans l’intérêt, et de la France et de la Tunisie, ouvrez la voie à des échanges réciproquement fructueux.

Si vous employez les mots justes, Zine Ben Ali ne pourra s’y opposer. Faites donc dès à présent en sorte que la prochaine présidence française de l’Union européenne fraye le chemin à une Union, non « pour », ni « de » la Méditerranée mais transméditerranéenne: non uniquement celle des Etats, celle des peuples aussi.

Peut-être ne le ferez-vous pas. Ce serait une occasion manquée. En tout cas, fort de son expérience, le Combattant suprême nous a enseigné à ne jamais désespérer de votre pays. Autrement dit, ce que vous n’entreprendrez pas, Monsieur le Président, d’autres le réaliseront.

Source Rue89

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