Ridha KEFI
Quand ils quittent le pouvoir, nos hommes politiques deviennent touchants d’ingénuité. Ils se mettent à claironner, pour qui veut bien les entendre, qu’ils étaient (et sont encore du reste) de grands démocrates devant l’Eternel. Mais des démocrates contrariés, empêchés d’aller jusqu’au bout de leur élan. Empêchés par qui, par quoi ? Par des forces occultes, par le «Système» (ainsi, avec un grand «S», entité impersonnelle et évanescente, et, de ce fait, «non-traduisible» devant un tribunal) ou par quelque adversaire politique malveillant et malintentionné.
Rares, en tout cas, sont ceux parmi ces chers «ex» (premiers ministres, ministres ou conseillers de l’ombre…) qui avouent avoir été derrière telle ou telle décision ayant limité les libertés ou mis à mal le processus démocratique dans le pays, et qui acceptent d’assumer totalement (ou même partiellement), en hommes dignes, leurs actes antérieurs.
Dans cette sorte de dédoublement schizophrénique, c’est à peine si ces anciens «mas’ouline» (responsables) ne se dérobent pas derrière une «irresponsabilité» de confort, en affirmant n’avoir rien à voir avec ceux qui, en d’autres temps et d’autres circonstances, avaient, sous leur nom et dans leurs fonctions (les documents écrits, audio et vidéo sont pourtant là pour l’attester), commis tel ou tel acte ayant eu des répercussions négatives sur l’évolution ultérieure du pays, telles que la falsification des résultats d’élections, la dissolution d’une organisation un peu trop rebelle ou l’instruction de procès politiques contre des opposants ou des rivaux.
Jamais de confessions donc, ni d’aveux, ni de repentirs. Jamais d’explications non plus, ni de clarifications, ni même de justifications. Mais une fuite en avant dans un long chapelet de démentis et de dénégations: ce n’est pas moi qui ai donné l’ordre; je n’étais pas informé ; je ne l’ai su qu’après coup; j’y étais opposé mais on n’a pas voulu m’entendre; on m’a fait endosser ceci ou cela… Bref, ce n’est pas moi, c’est l’autre: réaction d’un enfant pris en défaut et qui s’ingénie à cacher sa forfaiture.
Ce comportement, qui serait pitoyable et prêterait à sourire s’il n’émanait pas de personnes qui avaient eu, dans un passé récent, d’immenses pouvoirs sur leurs concitoyens et en ont parfois largement abusé, appelle, de notre part, une série de remarques que nous exprimerons sous formes d’interrogations, façon d’inviter à la réflexion et au débat.
Face à l’amnésie généralisée, qui est l’une des caractéristiques de notre système politique, peut-on raisonnablement reprocher à des Mohamed Mzali, Tahar Belkhodja, Mohamed Sayah et autres Ahmed Ben Salah, qui s’ingénient aujourd’hui, à travers livres et journaux, dans d’interminables entretiens menés par des journalistes parfois plus complaisants que soucieux d’aider à la révélation de la vérité, de vouloir donner une version idyllique de leurs parcours politiques respectifs, dans l’intention avouée de s’amender à bon compte aux yeux de leurs concitoyens et de passer pour pertes et profits leurs errements passés ?
Peut-on également reprocher à ces anciens «responsables» de vouloir se dérober aujourd’hui à leurs responsabilités d’hier et de crier leur innocence des erreurs qu’ils ont commises dans une vie antérieure, quand le système politique lui-même, qui fonctionnait comme une pyramide inversée – tout le poids de la responsabilité étant porté par un seul homme, le chef de l’exécutif en l’occurrence, de qui tout émane et à qui tout revient -, les rend pour ainsi dire «irresponsables» de leurs propres actes ?
Que n’a-t-on pas entendu d’anciens «responsables», interrogés sur des bavures qu’ils ont commises du temps où ils étaient aux affaires, répondre avec une étonnante bonne conscience (et une bonne dose de mauvaise foi aussi): «J’étais un simple exécutant. Je n’ai fait qu’appliquer les ordres» ?
Peut-on aussi reprocher aux historiens de se dérober à leurs devoirs, scientifique et citoyen, en ne cherchant pas à démêler les inextricables écheveaux des événements, complicités, alliances et contre-alliances, qui ont marqué notre scène politique au cours des cinquante dernières années, alors que le pays dans son ensemble, Etat et société réunis, a toujours cultivé une culture de l’omerta, du non-dit et de l’amnésie volontaire, évitant de se regarder en face, de s’interroger sur lui-même et de faire son autocritique, de manière à tirer les leçons du passé et éviter de refaire aujourd’hui les mêmes erreurs d’hier ?
«Tu ne te baigneras pas dans le même fleuve deux fois», disait l’ancien philosophe grec Héraclite. Sans doute, parce que l’eau du fleuve coule et change sans cesse. Sauf peut-être dans notre pays où la vie, l’amnésie aidant, est un long fleuve… immobile.
Source: Editorial de l’hebdomadaire « L’Expression » n° 16 du 1er février 2008)
Ridha KEFI
Quand ils quittent le pouvoir, nos hommes politiques deviennent touchants d’ingénuité. Ils se mettent à claironner, pour qui veut bien les entendre, qu’ils étaient (et sont encore du reste) de grands démocrates devant l’Eternel. Mais des démocrates contrariés, empêchés d’aller jusqu’au bout de leur élan. Empêchés par qui, par quoi ? Par des forces occultes, par le «Système» (ainsi, avec un grand «S», entité impersonnelle et évanescente, et, de ce fait, «non-traduisible» devant un tribunal) ou par quelque adversaire politique malveillant et malintentionné.
Rares, en tout cas, sont ceux parmi ces chers «ex» (premiers ministres, ministres ou conseillers de l’ombre…) qui avouent avoir été derrière telle ou telle décision ayant limité les libertés ou mis à mal le processus démocratique dans le pays, et qui acceptent d’assumer totalement (ou même partiellement), en hommes dignes, leurs actes antérieurs.
Dans cette sorte de dédoublement schizophrénique, c’est à peine si ces anciens «mas’ouline» (responsables) ne se dérobent pas derrière une «irresponsabilité» de confort, en affirmant n’avoir rien à voir avec ceux qui, en d’autres temps et d’autres circonstances, avaient, sous leur nom et dans leurs fonctions (les documents écrits, audio et vidéo sont pourtant là pour l’attester), commis tel ou tel acte ayant eu des répercussions négatives sur l’évolution ultérieure du pays, telles que la falsification des résultats d’élections, la dissolution d’une organisation un peu trop rebelle ou l’instruction de procès politiques contre des opposants ou des rivaux.
Jamais de confessions donc, ni d’aveux, ni de repentirs. Jamais d’explications non plus, ni de clarifications, ni même de justifications. Mais une fuite en avant dans un long chapelet de démentis et de dénégations: ce n’est pas moi qui ai donné l’ordre; je n’étais pas informé ; je ne l’ai su qu’après coup; j’y étais opposé mais on n’a pas voulu m’entendre; on m’a fait endosser ceci ou cela… Bref, ce n’est pas moi, c’est l’autre: réaction d’un enfant pris en défaut et qui s’ingénie à cacher sa forfaiture.
Ce comportement, qui serait pitoyable et prêterait à sourire s’il n’émanait pas de personnes qui avaient eu, dans un passé récent, d’immenses pouvoirs sur leurs concitoyens et en ont parfois largement abusé, appelle, de notre part, une série de remarques que nous exprimerons sous formes d’interrogations, façon d’inviter à la réflexion et au débat.
Face à l’amnésie généralisée, qui est l’une des caractéristiques de notre système politique, peut-on raisonnablement reprocher à des Mohamed Mzali, Tahar Belkhodja, Mohamed Sayah et autres Ahmed Ben Salah, qui s’ingénient aujourd’hui, à travers livres et journaux, dans d’interminables entretiens menés par des journalistes parfois plus complaisants que soucieux d’aider à la révélation de la vérité, de vouloir donner une version idyllique de leurs parcours politiques respectifs, dans l’intention avouée de s’amender à bon compte aux yeux de leurs concitoyens et de passer pour pertes et profits leurs errements passés ?
Peut-on également reprocher à ces anciens «responsables» de vouloir se dérober aujourd’hui à leurs responsabilités d’hier et de crier leur innocence des erreurs qu’ils ont commises dans une vie antérieure, quand le système politique lui-même, qui fonctionnait comme une pyramide inversée – tout le poids de la responsabilité étant porté par un seul homme, le chef de l’exécutif en l’occurrence, de qui tout émane et à qui tout revient -, les rend pour ainsi dire «irresponsables» de leurs propres actes ?
Que n’a-t-on pas entendu d’anciens «responsables», interrogés sur des bavures qu’ils ont commises du temps où ils étaient aux affaires, répondre avec une étonnante bonne conscience (et une bonne dose de mauvaise foi aussi): «J’étais un simple exécutant. Je n’ai fait qu’appliquer les ordres» ?
Peut-on aussi reprocher aux historiens de se dérober à leurs devoirs, scientifique et citoyen, en ne cherchant pas à démêler les inextricables écheveaux des événements, complicités, alliances et contre-alliances, qui ont marqué notre scène politique au cours des cinquante dernières années, alors que le pays dans son ensemble, Etat et société réunis, a toujours cultivé une culture de l’omerta, du non-dit et de l’amnésie volontaire, évitant de se regarder en face, de s’interroger sur lui-même et de faire son autocritique, de manière à tirer les leçons du passé et éviter de refaire aujourd’hui les mêmes erreurs d’hier ?
«Tu ne te baigneras pas dans le même fleuve deux fois», disait l’ancien philosophe grec Héraclite. Sans doute, parce que l’eau du fleuve coule et change sans cesse. Sauf peut-être dans notre pays où la vie, l’amnésie aidant, est un long fleuve… immobile.
Source: Editorial de l’hebdomadaire « L’Expression » n° 16 du 1er février 2008)
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