Il existe un discours officiel concernant le débarquement des troupes alliées sur les plages de Normandie le 6 juin 1944. A en croire cette pieuse vision de l’histoire (telle du moins qu’elle est indéfectiblement rabâchée chaque année dans les médias), le but principal de « la plus formidable opération militaire de tous les temps » aurait été ni plus ni moins de libérer la France de ses indésirables occupants vert-de-gris. C’est en tout cas ce qu’on semble laisser clairement entendre quand on nous dit, par exemple, que des milliers de jeunes Américains ont fait le sacrifice de leur vie pour libérer notre sol et nous délivrer de la barbarie nazie. Evidemment, la réalité, comme toujours,  est quelque peu différente…

En gros, on pourrait résumer ainsi l’esprit du joli conte dont on nous abreuve chaque année. La France, puissance vaincue, mais aussi terre des arts, des petites femmes et des fromages, et accessoirement patrie des droits de l’homme, aurait en quelque sorte fini par émouvoir la pitié de ses amis anglo-saxons. Après avoir dû assister, avec une douleur infinie, à la monumentale déculottée de juin 40 et aux quatre années d’asservissement et d’humiliation qui s’en suivirent, les Anglais et les Américains, émus par tant de grandeur et d’infortune, se seraient enfin décidé à voler au secours du doux pays sur lequel l’Allemand avait posé sa grosse vilaine botte. Dès lors, une seule idée, un seul mot d’ordre dans leur tête amicale : libérer la France coûte que coûte ! La victoire finale, les buts premiers et seconds de la guerre, tout cela était à leurs yeux purement accessoire. Non, si le débarquement du 6 juin 1944 a bien eu lieu, c’est uniquement parce que les Alliés brûlaient du féroce désir de libérer la France !

Mais si cette façon de présenter les choses est bien belle, elle n’en demeure pas moins complètement à l’opposé de la réalité de la guerre, de toute guerre, laquelle n’a jamais rien eu à voir avec quelque idéalisme que ce soit. Car la vérité toute bête, c’est que si les Alliés ne débarquaient pas rapidement en Normandie, les Soviétiques risquaient à très court terme de gagner la guerre tout seuls. La victoire étant absolument certaine, il ne s’agissait plus dès lors que de savoir de quelle manière se ferait le partage des dépouilles, entre qui et avec quels arguments. Dans cette optique, il était donc aussi urgent qu'impératif d’occuper (de libérer) le plus rapidement possible un maximum de pays et de territoires, en vue du futur statu quo inévitable entre les deux grandes puissances victorieuses. Aux Alliés, autrement dit aux Américains, revenait légitimement le protectorat sur la partie occidentale de l’Europe (bien qu’en ruines, la plus riche et la plus développée, et futur déversoir du formidable appareil de production américain) ; aux Russes, la partie orientale. Mais pour cela, encore fallait-il empêcher les Soviétiques de faire capituler l’Allemagne en y entrant les premiers. C’est pourquoi la proposition de Churchill de réaliser le débarquement projeté dans les Balkans, plus avantageuse sur le plan militaire, fut catégoriquement rejetée par Eisenhower. La raison avancée par le chef d’état-major américain, à savoir qu’il fallait à toute force se rapprocher du bassin de la Ruhr, cœur industriel de l’appareil de guerre allemand, masque mal sa volonté de contrer le plus tôt possible l’avance prise par les troupes soviétiques. Autrement dit, la fracture verticale de l’Europe, qui devait se prolonger pendant plus de 50 ans, était déjà inscrite en germe dans le choix d’effectuer le débarquement des Alliés en Normandie.

Bien sûr, cette façon de voir n’empêche nullement de reconnaître que des milliers de jeunes Américains, Britanniques, Canadiens, etc. sont morts en débarquant le 6 juin 1944 sur les plages normandes. Mais ce n’est certainement pas insulté leur mémoire que de dire qu’ils sont morts en premier lieu et avant tout en servant leur pays (dont l’intérêt consistait indirectement à ce que la France soit libérée), ni d’affirmer qu’ils sont certes morts en libérant la France, mais en aucun cas pour libérer la France. Et puis, on pourra toujours mettre en regard, ou plutôt coucher à leur côté, les 50 000 civils français tués dans les bombardements ayant servi de préparatifs au débarquement proprement dit… Ne sont-ils pas aussi morts pour la France, ceux-là ? Et pour n’avoir été que de pures victimes de l'histoire, leur mort anonyme et sans gloire mérite-t-elle moins qu’on s’en souvienne aussi un peu ?