Le temps, l'Amérique, la vérité, la mort. Intelligent, redoutable et maîtrisé, Zodiac est un film dense et fascinant.

Il paraît que les gens qui sont passionnés par l’Art, peu importe le médium, sont à la recherche de quelque chose. Vous allez sans doute penser qu’il s’agit de la vérité, de la beauté, du sens de la vie ou n’importe quel autre de ces concepts brumeux dont l’existence ne fait que prouver d’autant plus cruellement à quel point la vie nous rejette sur ses grèves hagards et désemparés.

La vérité, comme souvent, est bien plus prosaïque.

Il paraît qu’à travers chaque concert, chaque pièce de théâtre, chaque film, chaque tableau, tous ces gens ne recherchent qu’une seule chose : retrouver ce qu’ils ont ressenti la première fois qu’une œuvre leur a vraiment parlé. Ce sentiment que les anglais appellent awe, mélange de fascination et d’effroi qui en plus de vous brancher une batterie de 200 000 volts entre les deux omoplates, de vous nouer les tripes, de vous couper le souffle et de vous foutre à poil vous fait croire que l’artiste a conçu son œuvre en pensant spécifiquement à vous .

Et soudain vous voyez défiler devant vous toutes vos peurs, vos joies, vos espoirs, vos passions et votre folie, tout ce que vous avez toujours été, tout ce que vous avez toujours caché, tout ce que vous avez toujours voulu être et devenir. Là, devant vous, inévitable, bouleversant, inoubliable, vous êtes marqué à vie et votre quête sans fin commence au moment où la réalité reprend ses droits.

De mémoire consciente, « Fight Club » de David Fincher fut l’un de ces moments dont le souvenir, entre autres choses, me pousse à visiter régulièrement les salles obscures dans l’espoir de me prendre une fois de plus toute ma vie dans la gueule. Depuis, j’ai me la suis prise de plein fouet et dans des genres très différents avec des pépites noires comme « Requiem for a dream » et « Old Boy ».

Bien sûr, j’ai revu « Fight Club »à froid, je l’ai dûment critiqué, disséqué, analysé dans toutes les positions possibles et imaginables et bien entendu, je n’ai jamais le sentiment de cette inoubliable première fois. Néanmoins, la nostalgie de ce souvenir suffit à me pousser vers une salle projetant le dernier film de David Fincher avec au cœur le sincère espoir d’une nouvelle illumination.

 

Bon, allons à l’essentiel : ai-je eu les 200 000 volts entre les omoplates ?

Réponse : Non.

Suis-je pour autant déçu par le nouveau film de David Fincher ?

Absolument pas.

Vais-je vous recommander ce film en vous prouvant par A+B et plus si affinités que ce film est :

1) Absolument génial

2) Absolument pas trop long

3) Absolument pas frustrant

4) Absolument personnel

5) Absolument maîtrisé

6) Absolument génial (bis)

 

Réponse : Oui si j’arrive à tirer quelque chose d’excitant de ce plan foireux que je viens d’annoncer avec emphase sans réfléchir à ses conséquences. Et il faut que j’évite à tout prix qu’il soit linéaire sinon je vais m’endormir sur mon clavier et vous n’aurez jamais cette critique.

 

 

 

Absolument personnel, donc. Et une fois de plus, c’est un miracle. Un miracle parce que l’industrie hollywoodienne sait pertinemment qu’au-delà d’une certaine somme investie un film doit plaire à tout le monde pour être rentable.

Par conséquent, les auteurs sont priés de ne pas trop perturber la vision du monde de l’américain moyen soit de faire apparaître de manière subliminale et quasi négligeable leurs obsessions personnelles comme Peter Jackson et Sam Raimi ont su si bien le faire dans leurs trilogies respectives ( aux fans qui préparent déjà les lettres d’insultes, merci de soigner l’orthographe et la lisibilité).

Rien de tout cela pour notre ami Fincher qui a réalisé le film que l’on attendait pas grâce à un studio persuadé qu’étant donné le succès des livres dont est tiré le film et la mention « par le réalisateur de « Seven » sur l’affiche, le film ne pouvait pas se planter.

Je vais me lancer dans une tautologie vertigineuse mais j’affirme que la preuve que « Zodiac » est un film extrêmement personnel, c’est qu’il s’est lamentablement planté au box office américain.

Parce qu’au lieu de livrer le film de serial killer classique : meurtre, enquête, confrontation, twist final avec une petite histoire d’amour au milieu, ça ne mange pas de pain et ça étoffe la dramaturgie, Fincher a crée un film qui se nourrit de ses obsessions (il était enfant à l’époque des faits) et qui utilise son sujet pour parler de quelque chose de plus fondamental.

Et ceux qui attendaient un thriller whodunit bien balisé risquent de se perdre en chemin.

 

 

Pourquoi ? Parce qu’en apparence mais en apparence seulement, « Zodiac » est un film frustrant.

Je ne dévoile rien d’essentiel en disant que ceux qui s’attendent à un « Seven » bis avec serial killer retors et retournement final de cerveau façon « Fight Club » à la clé risquent en effet, d’être déçus.

On le sait depuis le début, l’affaire du « Zodiac » n’a jamais été résolue.

Et au fur à mesure que l’enquête avance, c’est cette idée plus subtile qui se dévoile : ce qui intéresse en réalité Fincher à travers son personnage principal, ce n’est pas la vérité mais plutôt la quête de la vérité, ses modalités et ses conséquences.

Cette idée apparaît clairement aux deux tiers du film environ lorsque que la femme de Graysmith lui demande pourquoi il continue l’enquête au péril de sa vie et de son mariage. La réponse est claire et magnifique : « Parce que je suis le seul à en être capable, parce que je veux savoir. Je veux le regarder dans les yeux et savoir que c’est lui. » C’est la recherche presque absurde et obsessionnelle de cette certitude qui justifiera tout le film et sa durée.

 

Voilà pourquoi, en dépit de ce qu’on risque d’entendre fleurir à la sortie des salles, « Zodiac » n’est absolument pas trop long. C’es tout simplement que cet étirement de l’enquête dans le temps, largement souligné par l’abondance de repères temporels et l’évolution de la ville, du pays, des personnages, veut montrer que la quête de la vérité est l’histoire d’une vie, voire le sens d’une vie. Il est d’ailleurs intéressant de voir quel sort le film réserve à Paul Avery (formidable Robert Downey Jr aux réminiscences Hunter S. Thompsoniennes), seul personnage à abandonner l’affaire qui finit comme épave alcoolique échouée au bord du nihilisme.

Avec beaucoup de lucidité, Fincher montre également que cette quête à un prix : perte du lien social et affectif (famille, travail), perte des rapports spatiaux et temporels (visites nocturnes, coups de fils impromptus), perte du sens des réalités (mise en danger pour résoudre l’affaire) jusqu’à la perte de l’esprit critique (scène de la prison où il force pratiquement la détenue à lui donner le nom qu’il veut entendre).

La figure médiane de ce triangle ayant pour extrêmes Avery le nihiliste et Graysmith l’idéaliste (Gyllenhal, épatant en dessinateur sans charisme à qui l’enquête finit par donner un but et une personnalité) serait donc celle du policier constamment en équilibre entre l’implication et le détachement (Ruffalo, tour à tour placide, rude et enflammé).

Preuve définitive du caractère fondamentale de cette quête : le film ne peut s’arrêter qu’à partir du moment où les preuves objectives (identification par un tiers) et subjectives (la confrontation par le regard, scène sublime) sont réunies pour les personnages et pour le spectateur.

La quête ne peut s’arrêter qu’avec l’obtention d’une conviction.

D’autre part cet étirement permet à Fincher de montrer comment le temps affecte, brise et sépare les individus, comment ce qui est essentiel pour tous à un moment finit par continuer à être vital pour les uns et anecdotique pour les autres. Il nous montre le flux de l’histoire, l’évolution des hommes et des villes, la relativité des passions. Bref de manière subtile et pourtant implacable, il nous montre le flux tranquille et implacable du temps qui passe.

 

 

Sur le plan de la maîtrise, après « Se7en », « Fight Club » et surtout Panic Room (avec ce fameux plan où la caméra passe à travers l’anse d’une tasse qui a fait dire à de trop nombreux critiques que c’était là la preuve de la vanité des effets de Fincher sans se poser une seule fois la question de savoir si ce plan n’exprimait pas mieux que tout le reste du film cette idée d’occupation et de surveillance totale de l’espace par les technologies d’enregistrement), la preuve du talent visuel de Fincher n’était plus à faire.

Et bien dans « Zodiac », David Fincher a eu l’intelligence de faire preuve de sa retenue.

Que les choses soient claires : « Zodiac » n’est pas mis en scène comme un téléfilm et Fincher prouve dès le début et tout le long du film avec les scènes de meurtres qu’il est capable de faire monter de manière durable la tension en trois ou quatre plans et de nous traumatiser avec trois ou quatre autres de plus. Non, « Zodiac » est presque filmé par moments comme un docu fiction nerveux des années 70 qui distille avec un art consommé ses effets aussi bien dans le jeu que dans la mise en scène (notamment lors des scènes de confrontation avec le tueur ou ces conférences de rédaction nerveuses). « Zodiac », c’est aussi un montage parallèle absolument brillant dans certaines séquences où certaines actions pourtant indépendantes finissent par apparaître comme un tout cohérent. C’est aussi des audaces formelles (plongée et poursuite du taxi sur fond de bulletin d’info) et une vision critique du rôle des médias et du partage de l’information entre les différentes instances citoyennes.

Aussi bien dans la forme que dans le fond, le film parvient à être résolument moderne tout en citant abondamment des films phares des 70’s comme ‘Bullit, Les hommes du président, l’inspecteur Harry » et va jusqu’à reproduire l’atmosphère, le grain de l’image et la mise en scène de ces derniers.

Il y aurait une autre critique de ce film à écrire en partant de cette scène troublante où l’inspecteur se retrouve dans une salle de cinéma projetant un film inspiré de l’enquête sur le « Zodiac »…

Ou quand la fiction se nourrit de la réalité qui ressuscite à son tour sous forme de fiction.

 

Donc, « Zodiac », c’est absolument génial.

Mais aussi absolument génial.

Comme tous les films de Fincher, « Zodiac » cache sous l’apparence d’un film évident plusieurs niveaux de lecture tous plus enthousiasmants et fascinants les uns que les autres et profondément respectueux de leurs publics.

 

Ce qui l’inscrit dans la parfaite continuité de l’œuvre de Fincher avec « Alien 3 » qui n’était pas un film sur les terrifiantes bébêtes de l’espace mais bien un film sur la coexistence du masculin et du féminin dans la maternité (concentrez vous sur l’évolution de Ripley et ça saute aux yeux notamment dans la dernière scène ), « Se7en » qui n’était pas un film sur un serial killer biblique mais une mise en garde envers les jeunes générations sur les dangers de l’absence de culture classique (regardez l’opposition culturelle Brad Pitt/ Morgan Freeman et leurs sorts respectifs), « The Game » que je n’ai pas vu en entier donc je n’en dirai rien, « Fight Club » qui n’était pas une fable clinquante sur le mal être du cadre moyen mais une réflexion pertinente sur le terrorisme (faîtes le parallèle avec notre réalité post 11 septembre) et « Panic Room » qui était bien une illustration de la paranoïa sécuritaire mais dont le message était inscrit jusque dans la mise en scène.

Quant à « Zodiac », ce n’est pas un « Se7en » bis en plus laborieux dans un cadre seventies mais une réflexion en profondeur sur la quête de la vérité, le temps qui passe, le cinéma et l’histoire et ce fichu XXIème siècle où il est impossible de trouver LA réponse, uniquement ses morceaux éparpillés, fragmentés et contradictoires. Ou tout simplement un excellent thriller qui vous tient en haleine jusqu’au bout et vous laisse en bouche la saveur aigre douce du temps qui fuit.

Au final toute la sagesse de « Zodiac » est peut être contenue dans cet aphorisme sans âge :

« La question que tu poses a plus d’importance que la réponse que tu obtiens ».

Et pour tous ceux qui entendront dire que « Zodiac » est trop long, rappelez vous de cette scène d’Amadeus de Milos Forman où l’empereur d’Autriche affirme que l’opéra de Mozart contient trop de notes et celui ci de répondre : « Que votre majesté me dise celles qui sont en trop et je me ferais un plaisir de les enlever»