Reprenant les informations communiquées par l’AFP sur la garde à vue (prolongée cette nuit) des proches de Liliane Bettencourt, The Independent titre : « Arrests in L’Oréal case take Sarkozy out of the spotlight ». Soit, en substance, « donnent de l’air à Sarközy », donnent le change, braquent les projecteurs en-dehors des accusations de financements illégaux du parti de la majorité parlementaire actuelle. Ce n’est pas si sûr…

Ce que Nicolas Sarközy n’a pas dit à David Pujadas le 12 juillet dernier, c’est si oui ou non les montants des versements en liquide sont plafonnés (aux dernières nouvelles, à moins que les règles aient été changées, à 3 000 euros), et que tout dépassement expose à une forte amende (15 000 euros). Il ne lui a pas non plus été demandé si oui ou non Philippe de Maistre (ou Claire Thibout, à sa demande) a bel et bien effectué un retrait en espèces de 100 000 euros en décembre 2006, soit quatre mois avant l’élection présidentielle, auprès de la banque Dexia. Ce n’est pas de la veille de l’intervention présidentielle que le fait aurait dû être connu de qui était en droit de le savoir. La question de savoir si, en dépit des signalements visant Liliane Bettencourt, les services fiscaux ont été ou non incités à s’y intéresser. Dire qu’au niveau du ministre du Budget, il n’y avait rien à voir, rien à signaler, semble un peu court aux Françaises et aux Français. Relevons que l’existence d’un chèque de banque de ce montant ne semble pas, pour l’instant, contesté par les parties, et qu’il n’est pas non plus contesté que ce retrait, comme l’indique l’hebdomadaire Marianne, ne figurait pas dans « les carnets de caisse dans lesquels la comptable notait ses mouvements financiers. ».

 

Il y a dans ce vaste dossier, des faits constants dont personne ne peut croire qu’ils étaient totalement ignorés par Tracfin (Jérôme Cahuzac, président de la commission des finances de l’Assemblée nationale a demandé des précisions à ce sujet, dont on attend la divulgation). Tracfin dépend du ministère des Finances, les banques sont tenues de signaler à cet organisme les retraits en espèces importants. Si les banques françaises de Liliane Bettencourt se sont exonérées de ce signalement obligatoire, quelles sont les suites qui sont (qui doivent avoir déjà été) données ? Et pourquoi, alors que, pour un oui ou un non, une infraction qui ne serait même pas passible d’une comparution devant un tribunal de simple police, des Françaises et des Français se sont retrouvés en garde à vue, tous les bénéficiaires de dons ou de forts versements en numéraire de la part de Liliane Bettencourt ne sont-ils pas convoqués, entendus ? Au moins ceux qui figurent sur les carnets de la comptable et ayant reçu des sommes supérieures à 3 000 euros. Et ils sont, semble-t-il, forts nombreux…

 

Que Nicolas Sarközy ou les ténors de l’UMP ne veuillent pas entendre que l’opinion qui désapprouve ces pratiques finit par considérer que le cœur, le noyau dur, de leur électorat, bénéficie d’une indulgence suspecte – ce en dépit des gardes à vue en « cour  de derrière » et en cours – n’empêche absolument pas que, même chez ceux qui les ont élus, ce sentiment ce répand. Et de ce point de vue, l’intervention (doit-on dire « l’allocution déguisée » ?) de Nicolas Sarközy n’a guère convaincu, s’il faut en croire les sondages, et encore davantage la rumeur, les conversations, les boutades, les commentaires qui se propagent.

 

Il n’y a pas, ou plus, ou bien peu prioritairement dans l’opinion, une « affaire Bettencourt », mais bel et bien un Woerthgate (calque de l’affaire du Watergate qui a conduit à la démission du président étasunien Richard Nixon). Et c’est ce que reflète le titre du quotidien The Independent. Tant bien même André Bettencourt n’aurait-il versé au Parti républicain que le montant de sa cotisation, comme l’affirme Gérard Longuet, président du groupe UMP du Sénat, tant bien même Éric Woerth serait-il reparti bredouille (pour son épouse, Florence, embauchée par Liliane Bettencourt, la légalité a été au moins, semble-t-il, formellement respectée), de ses visites à l’actionnaire de L’Oréal et à son chargé d’affaires, cela n’y change rien. Ce Woerthgate dépasse largement la personne de l’ancien trésorier de l’UMP. Cela dépasse même de très loin ce qu’estime pouvoir écrire Médiapart. Pour Médiapart, « des témoignages recueillis par les policiers crédibilisent les déclarations fracassantes de Claire Thibout (…), sur l’existence d’enveloppes en espèces ayant profité à des personnalités politiques, principalement de droite. ». Car si des témoignages d’un majordome sont contredits par un autre majordome, d’une secrétaire par une autre, d’un chauffeur par un autre, cela n’est pas, aux yeux des futures électrices et futurs électeurs de 2012, l’essentiel.

 

Le Woerthgate, c’est tout ce qui crédibilise et rend moins obsolète le vieux slogan du PCF : « classe contre classe ». Le Woerthgate, c’est peut-être, comme l’estime le sociologue Pierre Lascournes, qui traite de la réception des affaires de corruption par l’opinion, que ce n’est pas là le reflet d’une « montée du populisme » qui se manifeste, mais bel et bien une volonté d’en finir avec des pratiques tolérées, voire approuvées, par une minorité de l’électorat. Et ces pratiques, que ce soit la nouvelle fondation « Écologie d’avenir » de Claude Allègre, qui sera financée par Alstom, Limagrain, GDF-Suez, et de grandes entreprises, ou les enveloppes de l’UIMM (fédération du Médef) à des organisations syndicales, négligées ou déplorées naguère encore sans trop de véhémence, sont, qu’ils le veuillent ou non, incarnées à présent prioritairement par Nicolas Sarközy et les époux Woerth. Ce non seulement aux yeux de celles et ceux qui n’ont pas voté pour l’actuel président et sa majorité, mais aussi à ceux de toutes celles et de tout ceux qui interprètent la « rilance » ainsi : les fonds iront toujours aux mêmes, et ce seront les classes moyennes et les salariés ou les petits revenus qui les fourniront en priorité. Cela inclut une bonne part de l’électorat de la majorité parlementaire.

 

François Fillon a lancé aux parlementaires socialistes ce cri d’autosatisfaction : « vous avez voulu instrumentaliser les rumeurs qui font honte à ceux qui les ont lancées dans la presse. Vous avez joué, vous avez perdu, la démocratie a gagné ! ». Mais qu’a donc fait l’opposition pour mériter de tels reproches ? Bien peu. Ce ne sont pas les rumeurs qui motivent l’opinion, mais les faits, et leur interprétation, bénigne aux yeux de l’UMP (les époux Woerth ayant commis, selon Bernard Debré, député du seizième arrondissement de Paris, « plusieurs légèretés »), ressentie de plus en plus insupportable au fur et à mesure que se révèle l’endogamie entre les grandes fortunes et une large partie de la classe politique. Il n’est pas sûr que l’électorat du Front national, qui n’ignore pas tout à fait les accointances de ce parti avec les mêmes, reste insensible à cette « appréciation » globale. Le fait qu’Éric Woerth et Charles Baur, en Picardie, aient passé alliance avec les élus du FN et en particulier Pierre Descaves pour conserver la présidence régionale à Charles Baur en 1998, et bien d’autres arrangements, ont laissé des traces. Les démarches de Nadine Morano qui avait fait signer des maires UMP en faveur de la candidature Le Pen aux présidentielles de 2007 ne sont pas tout à fait passées inaperçues.

 

Que l’enquête en cours donne l’impression que Philippe de Maistre, chaudement félicité par Éric Woerth lorsqu’il lui remettait la Légion d’honneur, soit à présent quelque peu bousculé par les fonctionnaires de l’Intérieur, suffira-t-il à « exonérer » le soldat riz-pain-sel de l’UMP de tous les « petits arrangements entre amis » que l’opinion lui impute, à lui et à son chef de file ? Non, l’enquête n’éloigne guère les projecteurs de Nicolas Sarközy. La France n’est pas Neuilly-sur-Seine. Et non, les manifestations de septembre pour les retraites ne tourneront sans doute pas aux émeutes antiparlementaires ayant marqué les révélations de l’affaire Stavisky en janvier et février 1934.  Xavier Bertrand à beau dire au bureau politique de l’UMP « nous sommes tous des Éric Woerth » (ce qui peut s’interpréter aussi comme « nous sommes tous les godillots de Nicolas Sarközy »), ce n’est pas un « populisme » supposé qui s’exprime à l’occasion (on n’ose écrire : à la faveur…) du Woerthgate. Les mauvais reports de voix du Nouveau Centre sur le candidat de l’UMP lors de la législative partielle des Yvelines, bastion traditionnel de la droite passé à gauche (écologistes, PS et autres…), en témoignent bien plus sûrement que tout autre indicateur. Xavier Bertrand en fait grand cas. En fait, c’est l’abstention d’une partie de l’électorat UMP qui a coûté son fauteuil au suppléant de Christine Boutin, bénéficiaire d’une « mission d’études » grassement rétribuée à laquelle elle s’est vue contrainte de renoncer.

 

Non, le Woerthgate ne se résume pas à une enveloppe qu’aurait ou non empochée un Éric Woerth ou un autre. Un remaniement ministériel, quoi qu’en pensent Alain Juppé ou Jean-Pierre Raffarin, même radical, n’y changera rien. Il n’est même pas sûr que la conclusion de l’enquête visant Liliane Bettencourt et surtout son entourage (désormais représentatif d’un véritable système qu’elle ne pouvait totalement ignorer) modifie véritablement la donne. Non seulement les projecteurs restent braqués sur Nicolas Sarközy, mais leur spectre est bien plus large…