Conversation de restaurant entre ex-confrères quand l’ex-consœur glisse « et tu as vu la couv’ de Newsweek ? ». Oui, j’avais vu, et… bof. Ainsi que l’intégrale de l’article… re-bof : qui trop embrasse, mal étreint. Mais de retour au clavier, j’ai fait une petite recherche iconographique. Le Woerthgate, c’est aussi qu’on ne parle que de lui. On le savait déjà. Mais on avait abordé aussi à table les « éléments de langage » qui abondent en allusions à l’Occupation nazie. Et puis, je me suis dit… Sarkozy rime-t-il vraiment avec Mussolini ?

C’est une coïncidence, une amie venait de me demander des conseils pour photographier son patron (pour l’illustration, mensuellement redondante, de l’édito du dit dirigeant). J’embraye sur une explication sur les lumières croisées latérales, de fond, les objets éventuels du décor, &c., avant d’aborder la question des angles, de la plongée et de la contre-plongée : « tiens, fais donc une recherche sur De Gaulle – vois comme les photos officielles s’accommodaient de son nez – et intéresse-toi au menton de Mussolini… ». Cela m’est revenu en mémoire lorsque je me suis rendu compte du grand cas qu’on faisait en France de cette une de Newsweek

 

Bon sang, mais… ce n’est pourtant pas si sûr. Tout de même… Sarko ne s’inspirerait-il pas des méthodes de la com’ mussolinienne ? Je vous entends déjà vous récrier, de quelque bord que vous soyez, « mais enfin, assez, cessons (cessez…) de le diaboliser ! ». Je suis assez d’accord avec l’analyse de Jean-François Kahn, et peu dupe du choix de la une de Marianne reprenant son titre, « Le voyou de la République ». Avec une prise de vue en légère plongée, menton escamoté, regard limite « fourbe ». Non, le président français n’est pas un diable, si ce n’est un beau diablotin qui s’agite fort, et sans doute pas un faf’ visant à s’instaurer président à vie… Mais quelques petits emprunts à la stature et au langage mussolinien, avec l’emphase contenue qui sied mieux à l’air du temps, pourquoi pas ? Il occupe formidablement le terrain médiatique.

 

Au point d’ailleurs, que cela en devient choquant. Ce qui me heurte, c’est que divers titres de la presse française écrite imprimée ou en ligne en ont fait grand état ou carrément titré en priorité sur ce visuel. Pourquoi pas ? Mais quand on lit l’article de Newsweek, qui ne lui consacre qu’un paragraphe (sur trois pages, j’y reviendrai infra), on se demande si cela ne tourne pas à l’obsession. Déjà, sur le site de Newsweek, si je n’ai pas trouvé les visuels de toutes les unes de ce magazine distribué mondialement, je subodore que la page d’accueil est plus ou moins redéployée en fonction des adresses IP des visiteurs. Peut-être que les éditions vendues en Asie ou en Amérique du Nord ou du Sud sont pourvues d’une toute autre couverture. Il ne serait pas impossible que celle des Pays scandinaves soit ornée du portrait du très photogénique Jimmie Åkesson. L’article principal « ouvre » sur le Suédois. Tandis que Sarkozy a droit à un traitement à part, avec l’article de Christopher Dickey : « Sarkozy’s Right-Wing Rubicon ». Tiens, l’Italie encore. Or donc, celui de Denis Mac Shane, « Rise of the Right », auquel renvoie le titre de la une de couv’, qui embrasse la montée des droites en Scandinavie, Hongrie, Italie, &c., n’aborde pas que Sarkozy  et qu’en dernière page. Il se conclut sur l’évocation d’une mythique Eurabia : « la majorité des 20 millions de musulmans de l’Europe aspirent à rejoindre le style de vie de la classe moyenne européenne (…) ils ne sont pas en passe, dans aucun pays, de former davantage qu’une petite communauté parmi d’autres… ». Une conclusion total sucrée dans les commentaires de la presse hexagonale.

Faites une revue de la presse française sur le sujet : on ne parle que des quelques lignes consacrées au seul Sarkozy. Simultanément, The Independent consacre tout un dossier à la politique de Défense britannique avec pour titre principal « Britain and France may share nuclear deterrent ». La dissuasion, c’est surtout d’avoir toujours au large un sous-marin nucléaire, et qu’il soit français ou britannique soulève des questions cruciales. Les commandants de bord des sous-marins du Royaume-Uni embarquent avec une lettre cachetée vraiment « secret défense ». On pense que celles des précédents premiers ministres indiquait qu’en cas de coupure totale des communications, il convenait de se placer sous les ordres États-Unis ou, à défaut de faisabilité, de faire cap sur l’Australie (si elle n’avait pas été rayée de la carte), ou de déclencher le feu nucléaire en troisième lieu, voire de s’en remettre à son propre jugement. Question de Tom Peck, le signataire : « que ferait un pacha français si le seul Royaume-Uni était frappé ? Riposterait-il ? ». Pendant ce temps, en France, on se focalise sur les « primordiales » dérives droitières des discours de Sarközy et non sur ce genre de préoccupation triviale.

Effectivement, pendant qu’on suppute où veut en venir Sarközy avec le FN ou les Rroms, aucun débat national sur la poursuite de l’engagement français en Afghanistan, sur la réalité de l’aide à Haïti ou d’autres pays frappés par la sécheresse ou la faim (soit sur le versement des fonds), et sur tout un ensemble de sujets économiques, industriels, financiers et autres, ne vient rompre l’échange des petites phrases, la reprise infinie du même thème : où va Sarközy, qui va-t-il nommer, est-il toujours vraiment avec Carla Bruni ; bref, faites le constat.

Ce constat, maintes fois fait, diversement analysé de manière récurrente, est lui aussi traité de manière nombriliste, en s’attachant souvent aux seules références à l’Occupation et à Pétain. Parfois dresse-t-on des parallèles entre Sarkozy et Berlusconi, mais on ne fouille pas trop les mémoires italiennes. Certes, Mussolini avait, à partir de 1922, d’autres sujets de discours que la famille, le travail, le social, la politique agricole : fin 1935, il entame une guerre coloniale en Éthiopie, puis il sondera les intentions d’Hitler et de Staline, et on connaît la suite. Contrairement à Nicolas Sarkozy, il pourra exploiter les succès des coupes mondiales de football (de 1934 et 1938), et d’autres réussites italiennes, de moindre envergure. En revanche, on ne va pas s’intéresser aux similitudes de ses déplacements dans les provinces, de ses visites d’écoles et d’usines, &c., avec la méthode sarkozyenne d’obtenir une forte visibilité dans les mêmes circonstances. On a peut-être tort. Les « discours de préfectures » des deux personnages gagneraient sans doute à être confrontés. Il pourra être rétorqué que Nicolas évoque davantage un personnage de la Commedia dell’arte que le tragi-comédien Benito et que les dissimilitudes l’emportent sur les similitudes.

Le racisme ouvertement proclamé de l’Italie fasciste visait essentiellement les Noirs en tant que Noirs tandis que les sémites, qui s’étaient assimilés en Sicile et au-delà, étaient tolérés. Les ebrei, sémites, furent visés en tant qu’« unique population » ne voulant pas s’assimiler. Le racisme italien s’employa d’abord à les délégitimer sur des critères comportementaux. Évidemment, ce résumé, d’autant plus lapidaire que les Juifs allaient ensuite être progressivement diabolisés, est contestable. Établir un parallèle entre la délégitimation de certains groupes sociaux de la France et le processus italien fasciste (qui a muté avec Allessandra Mussolini, qui soutient Berlusconi tandis que Gianfranco Fini s’en est détaché), est certes très abusif. Mais les « éléments de langage » progressivement employés en France, sur divers sujets (celui des Rroms inclus mais de loin non exclusif), y compris les qualificatifs destinés à décrédibiliser l’opposition, commencent à évoquer, transposée, adaptée, et bien sur édulcorée, la prose mussolinienne (du Duce ou d’autres de ses partisans). Cela ne fait pas du tout de Nicolas Sarkozy et de sa garde rapprochée des fascistes, ni des racistes « anti-pauvres » absolus. Cela implique que l’opposition veille aussi à modérer ses propres « éléments de langage ». En revanche, la manière dont Sarkozy et son entourage poussent sans cesse l’opposition à la seule riposte est très habile. Ce sont sans cesse des coups de menton destinés à susciter une indignation qui pourrait déraper.

Dans le même temps, Sarkozy tend à reprendre de la hauteur et de la distance en prévision de son rôle dans les G8 et G20. L’exercice est difficile alors que « son » gouvernement est en ébullition en prévision d’un remaniement qui tarde, qui pourrait tarder plus qu’envisagé initialement ou au fil des semaines. Il semble en fait perdre quelque peu la main, chaque semaine davantage. En réalité, se focaliser toujours et encore et toujours sur sa personne – la réception de la couverture de Newsweek en témoigne – revient à lui rendre un fier service.

Cette couverture de Newsweek est un non-événement. Elle a sans doute été estimée plus vendeuses que d’autres pour la zone de diffusion européenne, et si on la « lit » autrement, on voit un Sarkozy désemparé, ne sachant trop quelle ficelle utiliser. Pour l’étranger, Sarkozy reste le « shrinking president » (couverture de The Economist). Finalement, même si le titre qui surmonte la traduction de l’article de Simon Distall dans le Guardian de mars 2010 a été bizarrement traduit par Courrier International (Sarkozy’s problems are not unique, l’original, devient « N’enterrez pas Sarkozy »), la réalité est bien celle que Distall décrit. « À l’instar de bon nombre de ses collègues européens [Sarkozy] est impuissant face à des maux qui le dépassent, » traduit, plutôt bien, Courrier International. On peut peut-être le prendre pour un mussolinien, certainement pas pour un nouveau Duce. De plus, il reste, en dépit des apparences et du mode de fonctionnement des médias, toujours englué dans le Woerthgate et ses dérivés. Ce n’est pas Newsweek qui le débourbera.

 

P.-S. – Georges Charpak, physicien, prix Nobel, est décédé mercredi dernier. Un Sarkozy de « gagné » avant la retraite à 62 ans ne compense certainement pas un Charpak de perdu, même âgé de 86 ans.