Là, j’attendais, ou plutôt, je n’attendais plus, une réponse téléphonique de la maison Chaumet, place Vendôme à Paris. Régler le seul garde-temps Alfiéri encore disponible en numéraire pose problème. C’est peut-être possible, mais « tout dépend de votre nationalité ». Franco-britannique, hasardais-je ? Nous devons consulter notre direction, me répondait-on en substance. Et pour une bague à 400 000 euros ? La question n’a pas été posée…


Patrice de Maistre avait déclaré que le très important retrait effectué en numéraire pour le compte de Liliane Bettencourt était destiné à l’acquisition d’une bague. Extrait du Parisien : « Le retrait de 500 000 euros que la banque Dexia a refusé à Liliane Bettencourt en décembre 2006 s’explique par un ”train de vie extraordinairement élevé”, déclare Patrice de Maistre, qui cite l’exemple d’une bague à 400 000 euros. ».

Sans arguer de ma qualité de journaliste bientôt honoraire (c’est purement honorifique, on ne présente pas d’honoraires…), mais en faisant une vénielle entorse – très furtive et provisoire – à la déontologie, en usant de mon pseudonyme « de Piétancap », je téléphone donc, ce jour, vers 16:45, en présence d’un témoin (cujus unus, cujus nullus), à la maison Chaumet, place Vendôme à Paris.

 

Je m’enquiers du prix de l’un des modèles du nouveau garde-temps Alfieri, produit à douze exemplaires, dont il n’en reste que deux disponibles, m’indique-t-on dans un premier temps, sans trop chercher à savoir si je l’assortirai d’un bracelet en crocodile ou en toile. Une charmante dame me répond qu’elle va s’enquérir du prix. En fait, c’est un fort aimable interlocuteur qui me renseigne par la suite. Le prix ? 170 000 euros. Bon. Puis-je régler en liquide ? « En espèces ? Nous ne pouvons pas prendre cette décision, il y a des réglementations françaises… Quelle est votre nationalité ? ». Je me déclare, à tort, « franco-britannique ». Il m’est répondu qu’on allait contacter la direction, et je communique mon numéro de téléphone. Pour le moment, ce numéro figurant dans l’annuaire à la rubrique « journalistes » des Pages Jaunes, je doute un peu d’une réponse rapide.

 

Pour mémoire, tout règlement de plus de 3 000 euros en numéraires pose effectivement problème en France. L’amende peut atteindre 15 000 euros. Je n’ai pas choisi de m’adresser à la maison Chaumet par hasard. Les démêlés de l’ancien garde des Sceaux, Albin Chalandon, mentor de Rachida Dati, et peut-être, un peu, avec Charles Pasqua, de Nicolas Sarközy, dans l’affaire dite des « frères Chaumet », m’évoquent encore quelque chose. Les frères Chaumet avaient été inculpés de « banqueroute, escroquerie, abus de confiance et exercice illégal de la profession de banquier ».  Chaumet fait à présent partie du groupe LVMH (Bernard et Antoine Arnault), et il n’est plus question des « chalandonnettes », des prisons privées, ou des avions renifleurs d’Albin Chalandon chez Chaumet. Et je n’ai aucun doute. La maison de Philippe Pascal doit très certainement respecter scrupuleusement les réglementations françaises, et il n’est nulle question d’enquêter – du moins à cette occasion – sur les éventuelles dérogations que pourrait concéder tel ou tel.

 

Ah, mais… Dring-dring… « Excusez-moi de vous déranger, c’est la maison Chaumet… ». En  présence d’un second témoin présent dans mon bureau, nous avons très vite évoqué ce prestigieux modèle, dont il ne reste plus que le 12/12 disponible, son format de 4,5 × 5,5 cm, et le fait que, oui, il peut convenir à une femme puisqu’une « grande sportive » dont le nom ne peut être révélé (non, ce n’est donc pas Françoise Meyers-Bettencourt…), en a acquis un. L’exemplaire en question se trouve actuellement dans le Sud de la France (je ne vous dirais pas où, mais il est bien gardé), « mais nous pouvons envoyer un avion le récupérer… seriez-vous disponible pour que nous vous le présentions demain ? ». Cela peut attendre après-demain, mais en revanche, pour le règlement ? « Nous vous en parlerons le jour de l’achat, » me rétorque mon très courtois interlocuteur qui tient bien sûr absolument à ce que, séduit, je m’empresse de faire un chèque, ou de procéder tout à fait légalement  illico à un virement, lorsque je serai ébloui par ce prestigieux garde-temps (dans la profession, on ne dit pas vulgairement « une montre-bracelet »).

 

Trêve de plaisanterie, je décline ma véritable identité, j’indique que j’agis dans le cadre d’une rapide enquête journalistique, et que je comprends parfaitement que la direction générale de Chaumet n’acceptera pas plus de 3 000 euros (d’un ressortissant français), ou de 15 000 euros (d’un étranger) pour tout règlement de tout bien ou objet d’une valeur supérieure. Effectivement, « en parler le jour de l’achat » signifie « venez donc voir » et non pas « cela peut s’arranger ». C’est une bonne pratique commerciale, il s’agit d’attirer le chaland qui, même s’il ne pouvait, comme moi, acquérir la lunette (la « glace ») de ce modèle, repartira peut-être avec une « babiole » (de 3 000 à 15 000 euros maximum), ne serait-ce que pour ne pas s’être déplacé pour rien.

 

Revenons-en à Monsieur de Maistre. Où est cette bague ? Égarée au fond de la piscine de Fomentera ? Dans un buisson du parc Monceau ? Chez Banier ? Dans un coffre en France ? Combien au juste a-t-elle coûté ? Qui a reçu le montant de son acquisition et sous quelle forme (numéraire, chèque, virement) ? Je peux comprendre qu’on n’exige pas de Liliane de Bettencourt un « chèque de banque » (totalement garanti par l’établissement bancaire, tant bien même le solde ne soit pas créditeur au moment de sa présentation). Une telle bague n’est pas vraiment difficile à « retrouver ». Il n’y a pas tant de bagues à 400 000 euros sur le marché au même moment, soit à 2,6 millions de francs (chiffre non actualisé, mettons plutôt, à ce jour, trois millions de francs).

 

Ce qui est étonnant c’est que, dans un premier temps, toute la presse française – hors Canard enchaîné et autres titres « mal pensants » – a reproduit les propos de Patrice de Maistre, sans apporter le moindre éclaircissement, la moindre précision sur leur teneur.  Cardon, dessinateur du Canard enchaîné, a fourni une « plausible » explication : nostalgique de la pêche à la ligne des fêtes foraines et journées « portes ouvertes » des patronages, des braderies de bienfaisance, elle a sans doute pêché son cabochon serti laiton dans la sciure (respectueux de la propriété intellectuelle du photographe de Chaumet et de Cardon, notre montage veille à ce que les originaux ne puissent être reproduits hors du cadre du droit de citation). Ces petits plaisirs n’ont pas de prix. C’est sans doute la sciure, livrée par avion privé, qui en explique le montant. Par la suite, voyez ce qui a filtré de la seconde partie de la garde à vue de Patrice de Maistre, et estimez par vous-même la considération que vous portent les rédactions de vos titres préférés. Elle est parfois particulièrement « choisie ».

 

On peut comprendre qu’Éric Woerth ne soit pas intervenu personnellement auprès de François Baroin, actuel ministre du Budget, pour que toutes les personnes de nationalité française ayant reçu des sommes supérieures à 3 000 euros en liquidités de la part de Liliane Bettencourt fassent l’objet de l’attention du fisc. Nous attendrons sereinement le prochain rapport de l’IGF pour, peut-être, être assurés que des investigations ont bel et bien été diligentées.

 

Dominique de Villepin a estimé qu’Éric Woerth avait bénéficié d’un « traitement de faveur ». Il n’est guère le seul. Clarisse Taron, présidente du Syndicat de la magistrature a considéré « si le directeur d’enquête était un juge d’instruction, ce serait différent. ». Le syndicat Unité SGP Police, par la voix de Yannick Danio, évoque une « rupture d’égalité ». Voyez la rubrique des faits-divers de vos quotidiens, comparez aussi. Voyez, dans Le Parisien, l’enquête de voisinage sur les infanticides de Dominique Cottrez, à Villers-au-Tertre : les voisins, nommément cités, parlent, l’abbé Robert Meignotte, curé de Fressain, s’exprime clairement. Comparez avec le relatif anonymat des témoignages et l’absence totale de recoupements approfondis dans l’affaire de la cession du golf et de l’hippodrome de Chantilly sur injonction d’Éric Woerth. Le gotha est un tout petit milieu, au sein duquel beaucoup se dit, beaucoup se sait, mais qui s’exprime très parcimonieusement dans la presse, et rarement nominativement. Mais ceci n’explique pas que cela… « Yves Cottrez est assis, pétrifié, devant sa table de salon. Le regard dans le vague, ce cariste de 52 ans triture le torchon pour la vaisselle… ». Imaginez un peu lire : « Anne Dewavrin-de Maistre, l’ex-épouse de Bernard Arnault, nous reçoit, exquise de courtoisie, chez sa parente Noëlle, présidente de Femmes Avenir (qui permet « aux femmes de droite de s’exprimer »). Elle étouffe une petite toux d’un mouchoir en batiste… ». « Tata, comme aurait pu le dire Fernand Reynaud,  pourquoi tu tousses ? ». La « rupture d’égalité », nous en trouvons des exemples tous les jours, et quant à l’enquête de voisinage, elle est pour le moins balbutiante… Les garde-temps et les lieux d’aisance ont en commun une lunette, parfois renflée d’une loupe pour les premiers. La loupe de nos limiers de la presse ou de la police ne s’approche guère de l’autre…

 

P.-S. – C’était une petite enquête rapide pour notre rubrique « Conso ». Dommage, la maison Chaumet ne fournit pas d’échantillons…