J’ai trop d’estime pour nombre de récipiendaires, en particuliers à l’égard de certaines, de l’Ordre de la Légion d’honneur, pour reprendre tout à fait à mon compte la fameuse citation sur les « asshole awards », faite sienne par Jean Yanne à propos des hémorroïdes et de la rosette.  Mais cette histoire de Légion d’honneur attribuée à Patrice de Maistre commence à me faire songer au film de Billy Wilder, Buddy, Buddy (« copain, copain », qui aurait pu être titré A Pain in the Ass si L’Emmerdeur, de Molinaro, n’en avait précédemment bénéficié pour sa version anglophone). Ce jeudi 2  septembre, Éric Woerth a enfin reconnu publiquement, à la suite des révélations du Canard enchaîné, être intervenu en faveur de Patrice de Maistre. Techniquement, cela modifie un peu la donne. Mais sur le fond, l’opinion a entendu sa cause : sa retraite anticipée ne serait pas mal venue.


Tout d’abord, signalons que la fameuse saillie « Awards are like hemorrhoids ; in the end, every asshole gets one », citation parfois attribuée à Billy Wilder, est de Frederic  Raphael. On pourrait remplacer « trouduc » par Inglorious Bastard pour faire plus actuel, mais cela ne date pas d’hier. Dans ses remarquables 21 jours d’un neurasthénique (une « pièce de boucher » remarquablement campée par Le Boucher ; non, pas le peintre…), Octave Mirbeau faisait déjà allusion au trafic de décorations. « Les lecteurs savent pertinemment que (…) Georges Leygues, ministre de l’Instruction publique et des Beaux-Arts, n’a pas réellement programmé ni même “prévu”, l’incendie de la Comédie française et ne distribue pas “chaleureusement” au premier venu les breloques de la Légion “d’honneur”, comme on dit, comme s’il s’agissait de friandises pour enfants à amadouer. ».

 

On pourrait transposer en mentionnant Luc (les évangélistes, Luc Ferry ou Chatel, du ministère de l’Éducation nationale, et l’école ou l’université dans le rôle de la Comédie française), mais l’actualité renvoie plutôt à Daniel Wilson, gendre de Jules Grévy, qui avait créé une sorte d’officine élyséenne pour l’attribution des honneurs, distinctions et décorations. Le scandale monté par la presse en épinglette, puis en croc de tueur d’abattoir, épingla le président qui fut contraint à la démission en décembre 1887. Wilson, député d’Indre-et-Loire, négociait l’entrée au capital dans ses affaires à des quidams fortunés et faisait concéder une rosette jusqu’à 25 000 francs (allez, en gros, 150 000 euros peut-être) contre des aides destinées à des « journaux amis ». Ce fut le Scandale des décorations.

 

On sait que Pasqua fut aussi épinglé pour au moins une attribution de la Légion d’honneur, et que par ailleurs, dans un récent communiqué, Jean Galli-Douani (auteur de Clearstream-Eads), signale que, dans un courrier adressé au procureur général de Paris, « il est aussi question de la remise de la Légion d’honneur à une personnalité étrangère par Jean-David Levitte, conseiller du Président, en 2007. ». Ne zappez pas, mais attendez la suite (sur ce point précis, cela tardera un peu).

 

On peut donc comprendre que cette attribution de Légion d’honneur à Patrice de Maistre après interventions de Laurent Sully, conseiller de Sarkozy, et d’Éric Woerth, puisse revêtir une certaine importance, du fait de la jurisprudence et de la possible saisine de la Cour de justice de la République. Si, notamment, dans des dossiers fiscaux ou la vente du golf et de l’hippodrome de Compiègne, Éric Woerth aurait su orienter les décisions de hauts fonctionnaires inamovibles ou facilement (re)casables discrètement, dans le privé ou un autre ministère, sans laisser la moindre trace de ses interventions, il n’y a, comme l’UMP le clame, plus que cette histoire à lui accrocher aux basques.

 

Le Woerthgate, je le serine – mais la répétition est pédagogique – dépasse tant la personne d’Éric Woerth que son passage aux affaires de l’État. Il remonte bien antérieurement, et hélas, risque de perdurer fort au-delà du prochain remaniement.

 

Le Woerthgate n’est pas un Sarkogate, c’est beaucoup plus vaste. Certes, une majorité de Françaises et de Français attribuent désormais une Grande Croix de l’Exaspération, avec de multiples palmes qui cloueraient sur place n’importe tel canard doté d’ailes de nain peu baudelairiennes. J’en veux, sinon pour preuve, du moins pour indice pertinent, la dernière consultation d’Expression publique. Les répondants expriment majoritairement leur « hostilité » (nouvelle ou ancienne) à son égard, le considèrent « agité » et « inquiétant », et désapprouvent « tout à fait » sa façon d’exercer ses fonctions. Ils le classent « très à droite », se disent « plutôt déçu » ou « très déçu », largement « opposé »,  et qu’il « divise plutôt les Français ». Il est totalement ou presque « désapprouvé ». Son bilan global, incommensurable et négatif aux yeux de l’opinion, ferait qu’on lui préférerait désormais même un Georges Marchais. À droite, il n’y a guère qu’un François Fillon ou un Dominique Galouzeau de Villepin pour être estimé candidat crédible à sa succession (mais « aucun » des noms cités par Expression publique n’a la faveur des répondants).

 

On peut donc comprendre que les éminents donateurs d’un Premier cercle entré, s’il fallait en croire un récent écho du Parisien, en sommeil, se disent dégoutés, et sans doute réticents à financer quelque candidat de droite que ce soit. Il faut donner utile, et ce ne sont pas des hochets qui suffisent en retour. Vincent Talvas, aide de camp d’Éric Woerth avec de Sérigny ou Proto, ou Dominique Dord, nouveau trésorier de l’UMP, vont devoir sérieusement ramer. Le Journal du dimanche, le JDD d’Arnaud Lagardère, commente à propos du Premier cercle : « Pas de mort officielle, mais un profil bas sans doute dû  à la pression médiatique sur ce groupe de fortunés. ».

 

Les donateurs accordent désormais plus de crédibilité aux consultations d’Expression publique qu’aux sondages qu’ils suscitent et font commenter par la presse qui leur est proche. Vite, un DSK ou quelqu’autre tiers, si possible issu des cabinets d’avocats ou de la haute administration, afin de placer plus avantageusement ses billes.

 

Cela peut marcher. Nul Salengro, nul Bérégovoy – pourtant pas blanc-bleu puisqu’il pantoufla à Gaz de France pour mieux préparer au chaud et sans trop de soucis d’emploi du temps sa carrière politique – n’émerge, hormis peut-être Eva Joly.

 

Mais qui s’engagera donc à réformer non seulement l’Ena, mais aussi ces officines de relations publiques et connivences que sont les grandes écoles de commerce, largement financées aussi par l’État via les chambres consulaires ? Qui promettrait et tiendrait de mettre fin au Woerthgate, à ses multiples volets ? Dans les affaires de financements d’organisations politiques (voire syndicales), c’est à qui se tient par la barbichette. Dans les cabinets ministériels, le système des « dépouilles » ne fonctionne qu’aux plus hauts niveaux, et dans les ministères, l’œcuménisme persiste : les mêmes, que le ministre soit de droite, du centre, ou de « gôche », réapparaissent au fil des tribulations électorales. C’est là un aspect du Woerthgate qui, pour patent qu’il fut, bien avant qu’Éric Woerth soit doté d’un portefeuille, commence à irriter l’opinion.

Le climat est, dit-on, délétère. Il faudra toute l’habileté des organisations syndicale et des castes politiques pour que l’affaire de la réforme des retraites ne dérape pas en expression d’une lame de fond de mécontentements. Car sur le fond, l’opinion s’accorde sur la nécessité d’une réforme, mais considère que les revenus du capital doivent réellement être mis à contribution, ce dont il n’est question qu’en trompe l’œil, avec l’assentiment des partenaires « sociaux ».

 

Dans ce contexte, les aspects technico-judiciaires de la Légion d’honneur de Patrice de Maistre font figure de péripéties sans grande importance. Un Woerth peut en chasser un autre, un Laurent Wauquiez le remplacer, les clous restent dans les talons des Françaises et des Français ; ils ont tendance à vouloir marcher hors des bandes piétonnes. J’avais été frappé, lors de la dernière grande manifestation contre la réforme des retraites, de l’absence manifeste de certains groupes autonomes. Ce n’est certes pas les gros bas de la CGT ou du PCF qui les ont, cette fois, dissuadés de se montrer : ils étaient sans doute présents, visages découverts, faisant simplement nombre. Mais, comme l’aurait dit Audiard, il ne faut pas trop longtemps « prendre les enfants du Bondieu » – des Tancrémont de Belgique ou France dite profonde – « pour des canards sauvages ». Ou des poules de tir au pigeon d’argile. Des hochets n’y suffiront plus (d’ailleurs, ils commencent à être refusés en gage d’offuscation). La nième perquisition de l’hôtel particulier de Liliane Bettencourt (la première en date, ce mercredi matin, diligentée par la juge Isabelle Prévost-Desprez, pourrait être suivie d’autres), n’y changera rien. Que la magistrature se rebiffe ne va pas modifier la donne, le courant profond d’une insubordination des esprits. Alternative Libertaire diffuse un tract pour le 4 septembre intitulé « L’État contre les classes populaires ». Les classes moyennes « inférieures », de plus en plus inférieures de par leur pouvoir d’achat et leurs charges locatives ou autres, ne constatent qu’avec un intérêt distrait que la Banque de France et l’Autorité de contrôle prudentiel s’intéressent enfin aux retraits de numéraire de Liliane Bettencourt. Personne ne croit que la banque de la « baronne » (Eva Amiel, de la BNP), ou toute autre, se verra retirer son agrément. Tout le monde pense que la dette « toxique » de certains organismes HLM (peut-être huit milliards d’euros) va devoir être épongée par « tout » le monde, soit par la « France d’en-bas » et celles des premiers, seconds, troisièmes et quatrièmes étages avec ou sans ascenseur aussi. Cet aspect du Woerthgate commence à n’échapper à personne. L’État de Sarkozy, seul contre tous ? Contre le plus grand nombre, c’est déjà fait, cela se voit, se dit, se clame… partout où se constate la dimension réelle du Woerthgate. Vaste territoire !

 

Pour Sarkozy, la porte du pire, la worth gate, est peut-être déjà franchie. Mais les Françaises et les Français ont d’autres seuils en tête…