Très difficile, en dégustant une île flottante, sur le coup des treize heures, d’interpréter les silences. Liliane de Bettencourt ne parle pas la bouche pleine, les policiers font de même, et elle attend patiemment qu’ils aient fini leurs bouchées pour tenter de lire leurs questions sur leurs lèvres. Les crèmes L’Oréal « contours externes des lobes » n’ont pas été très efficaces pour sa surdité. L’entretien, « très courtois » selon Me Kiejman, a donné lieu à la remise d’une « note précisant mieux le statut juridique » de l’île d’Arros. Tiens, pourquoi ne pas la communiquer au Temps, de Genève, pour donner l’occasion d’une petite explication de texte ? Pour l’audition d’Éric Woerth, on suggère des financiers, aux amendes… à déguster sans précipitation. À défaut de repartir avec des biscuits, les enquêteurs auront peut-être droit à des promesses de macarons.


N’y avait-il que la possibilité d’une île, et d’une seule, celle d’Arros, dans les échanges entre les enquêteurs et Liliane Bettencourt ? Après tout, nombre d’îles sont des paradis fiscaux et Singapour  – la Suisse d’Asie, dit-on – est même un archipel (64 îles). A-t-on vraiment cherché à savoir qui étaient celles non pas du trésor, mais des divers trésors ? Tant bien même l’aurait-on voulu qu’il y a fort à parier que Liliane Bettencourt n’a plus de portulan pointant toutes les destinations de ses avoirs.

 

C’est en tout cas l’hypothèse qu’avance « un connaisseur du dossier » cité anonymement par le quotidien suisse roman Le Temps dans son édition du lundi 26 juillet. Tandis que nos chroniqueurs hexagonaux commentaient, sans les contredire ou rectifier (notamment la saillie farce sur les heures d’ouverture des guichets des banques, total enfumage), les déclarations de Patrice de Maistre recueillies complaisamment par l’hebdomadaire de Lagardère, le JDD, Jean-Claude Péclet, du Temps, consacrait son dimanche à élaborer un « round up » sur les relations des Bettencourt avec la Suisse.

Le « connaisseur » contacté a estimé que « vu la mémoire défaillante de Liliane Bettencourt, transférer les comptes dans de lointains paradis fiscaux permet de les faire oublier – d’elle aussi… ».

 

Mais, même si les destinations seraient mentionnées dans des notes, et même si des sommes figuraient en regard, les enquêteurs seraient démunis. Présomptions de preuves ? Même pas. Aller interroger, au Luxembourg par exemple, des dirigeants d’une caisse de compensation (Clearstream Banking, exemple pris au hasard), n’avancerait à rien. Tous les mouvements se font de manière quasi automatique et l’argent passe d’un compte à un autre, puis à un autre encore, &c., à la vitesse des ordres des traders passés à la microseconde près, sans réelle traçabilité évidente, y compris pour les intermédiaires. C’est un peu « calculé pour », comme le disait Fernand Reynaud, ou l’estime Denis Robert, le journaliste le plus en vue des affaires Clearstream. En revanche, 20 millions d’euros avaient été transférés d’un compte domicilié à Vevey (canton de Vaud) vers celui d’une Fondation sise au Liechtenstein, elle-même agissant comme une sorte de holding puisqu’elle en détient une autre, tout aussi  « princière » et alpine, l’Anstalt (institution, voire « comptoir », comme aux Indes) d’Arros Land Establishment. C’est Me Fabrice Goguel, le fiscaliste de Liliane Bettencourt, qui a concocté ce beau portage et ce déport qu’on n’ose dire qu’il se situe « à gauche » (vu de Paris, il est plutôt « à droite », à l’Est). Ce qui est étonnant, c’est qu’à  en croire Le Temps, Goguel aurait peut-être « doublé » de Maistre, voire Liliane Bettencourt et ses trous de mémoire, le gestionnaire de fortune principal aurait « découvert » que ce compte, amputé des 20 millions, en aurait compté 65, l’existence même de cet « à côté » du principal compte suisse domicilié à Genève.

 

Le transfert, lui, est traçable, ce qui inquiète de Maistre qui ne s’en formalise guère mais, par crainte de « complications » (entendez : fiscales), suggère de priver les banques suisses de Genève et Vevey de ces matelas, pour les faire filer du côté de Singapour, toujours plus à l’Est, adroitement. Lorsque de Maistre veut piocher dans les 20 millions, « l’avocat genevois Edmond Tarvenier », de mêche avec Goguel, fait savoir que ni de Maistre, ni même Liliane Bettencourt, ne peuvent influer sur le Conseil de la fondation, souverain quand à l’affectation des fonds détenus. « D’une certaine façon, la fondation échappe à celui qui l’a créé, » considère un avocat suisse interrogé par Jean-Claude Péclet. Mais bon, si les actifs fondent, vous n’échappez pas aux pertes. D’où l’impossibilité de l’île, dont Liliane Bettencourt a bien sûr la jouissance, mais dont elle ne pourrait en récupérer la plus-value (environ 50 millions de dollars entre le prix d’achat et celui d’une possible revente), sauf à ce que la fondation lui consente une « largesse ».

 

Le Temps tente, sans certitude, de faire le point sur les participations de la famille Bettencourt au capital de Nestlé. Elles auraient fait pschitt ! Les quelque 5,5 milliards de francs suisses (au cours actuel) de leur cession n’ont laissé aucune trace « dans les structures complexes, dont la holding (…) Téthys, qu’a mises en place la famille pour optimiser ses impôts. ». Au passage, cela dédouane peut-être Florence Woerth de sa cécité : quand on la convie à mettre le nez dans la farine et la main à la pâte pour faire fructifier l’existant, ou le subsistant,  il n’y avait peut-être plus rien à voir…

 

Le Temps rappelle qu’André Bettencourt, devenu résistant en 1943, mais depuis Genève, après avoir été publiciste antisémite, était fort bien implanté en Suisse. Il n’était pas le seul. Dans un rapport au niveau confédéral, un ancien ambassadeur suisse posté à Paris relevait déjà, en 1962, que toute la haute-administration française utilisait autant la Suisse qu’elle en dénonçait l’opacité bancaire. Mais les temps ont changé depuis 1962, et surtout la fin des années Chirac, et en temps que « paradis fiscal » présumé pour les grosses fortunes françaises, la Suisse a perdu de son attractivité. Ce ne sont pas tant les accords de coopération fiscale et financière qui sont en cause que le fait que le rendement d’une domiciliation en Suisse (comme le relève un avocat genevois qui considère que « les Bettencourt, c’étaient des clients de rêve ») n’est plus compétitif avec ce que permettent les dispositifs fiscaux français… ou celui d’autres destinations encore plus lointaines.

 

L’encadré que publie Le Temps, portant sur « le gendre, et l’ombre de Nestlé », n’apporte rien de très nouveau.  Lindsay Owen-Jones, président de L’Oréal, commandeur de la Légion d’honneur depuis juillet 2004, knight du British Empire « pour sa contribution aux relations franco-britanniques » par la suite, amateur de courses automobiles comme François Fillon et quasiment, comme lui « Manceaux d’honneur », trophée International Leadership de l’Anti-Defamation League (non pas « diffamation », mais « discrimination », dans cette acception), dont la seule retraite (cumulée avec ses revenus presqu’identiques de président du CA) s’élève à 3,4 millions d’euros,  aurait reçu un don de  160 millions d’euros de Liliane Bettencourt, selon François-Marie Banier. Don, il y a eu. De quel montant ? Sir Lindsay ne commente pas. C’est lui, mais peut-être aussi Robert Peugeot (mentionné dans une histoire qui aurait pu le mettre en délicatesse avec le fisc, mais qui serait la conséquence d’un malentendu dissipé par Éric Woerth), qui a introduit de Maistre auprès de Liliane Bettencourt.  Mais la conclusion de cet encadré est cocasse : en 1974, ce serait Valéry Giscard (d’Estaing) qui aurait favorisé le rapprochement entre L’Oréal et Nestlé, notamment « afin de mettre au moins une partie de la fortune des Bettencourt à l’abri, » (des conséquences d’une possible victoire de l’opposition de gauche), selon Christophe D’Antonio, auteur de La Lady et le Dandy (Bettencourt, Banier).

 

Le Temps est peut-être encore détenu (à 20 % ?) par le groupe Le Monde, mais son propriétaire est surtout le groupe suisse Ringier. Il y a fort peu à parier que cet article qui fait un peu pavé dans la mare française, ait été télécommandé. Ce qui est sûr, c’est qu’il serait fort étonnant que les propriétaires des principaux quotidiens français (hormis, peut-être L’Humanité, pour France-Soir, c’est moins sûr), y aient trouvé de quelconques révélations. Dans ce monde des propriétaires de titres, tout se sait, mais rien ou presque ne filtre en direction des rédactions. Libération, c’est Édouard de Rothschild, dont la famille est très présente à Chantilly, historiquement et actuellement. Le Monde, c’est comme Médiapart, Xavier Niel, propriétaire d’un golf à Chantilly.  Le Figaro, c’est Dassault, pratiquement un voisin. De même que l’appartement parisien de Carla Bruni est entouré, dans une sorte d’îlot très préservé, d’autres où résident tous ceux qui se connaissent et se fréquentent naturellement, à la chasse, sur les hippodromes, les terrains de polo, où en villégiature, tout se sait, même sans avoir besoin de se le dire directement.  Mais il est souvent hors de question de s’ouvrir de ces choses au « petit personnel » des rédactions qu’on laisse, « indépendance rédactionnelle » oblige, se dépêtrer. Très peu de directives sont données aux rédactions en chef. À leurs membres de saisir, à demi-mots, ou en se rapprochant des proches des hautes sphères, ce qu’on pourrait attendre d’eux. La France des propriétaires de médias est beaucoup plus feutrée que la Grande-Bretagne de leurs homologues. L’Observatoire des médias donne en exemple le traitement réservé par ses confrères et concurrents à Zac Goldsmith, ancien journaliste, député conservateur, à propos de ses dépenses de campagne électorale. C’est du saignant. Mais il est vrai que Channel 4 News a bénéficié de l’appui d’un « pool » de journalistes indépendants, le Bureau of Investigative journalisme, dont les membres peuvent passer aussi, au cours de leurs carrières, de rédactions en rédactions. En France aussi, on travaille en « pool », voire en « meutes », et les informations s’échangent entre confrères de titres concurrents. À charge de revanche. Ou de renvoi d’ascenseur, de facilitation du passage d’un titre à l’autre, ce qui est beaucoup, beaucoup moins choquants que les services rendus, parfois sans même qu’ils aient été formellement sollicités, entre membres de la haute-administration, de la haute-bourgeoisie, et du gotha. Peut-être parce que cela porte beaucoup moins à conséquences, et que très peu s’égoutte du haut vers le bas.

 

Saluons quand même la timide initiative de Mediapart qui publie, sous forme d’organigramme, un tableau des principaux protagonistes du Woerthgate. Comme on peut le constater, c’est assez sommaire. Manquent assurément quelques noms, en Suisse ou ailleurs. Plenel pourrait peut-être demander à Niel de lui indiquer quelques patronymes, quelques liaisons. Et puis, quelques étiquettes manquent. Me Kiejman ne fut-il pas, avant d’être celui de Liliane Bettancourt, celui, commun, aux époux Sarközy-Ciganer (il eut d’ailleurs quelques difficultés à récupérer ses honoraires…). N’est-ce pas une Ciganer que l’on retrouve siégeant au comité directeur du golf de Chantilly ? Là aussi, les conflits d’intérêts (mais non les prises illégales d’intérêts, quoique… allez savoir…), peuvent abonder entre, finalement, les mêmes. Mais peut-être répugne-t-on un peu vite à prendre langue avec tous ces personnages périphériques. Le Woerthgate, c’est peut-être aussi une affaire d’omerta policée, de non-dits qui « ne se disent » pas. Même à la Mamounia de Marrakech, où on passe à l’occasion voir la tête des « sympathiques saltimbanques » (actrices, jet-setters, VIP de second ordre, politiques non reçus dans les riads privés…) qui viennent contempler leurs réussites respectives, on évoque peu les vrais réseaux informels, sinon pour évoquer futilités et bagatelles.

 

P.-S. – pour les recettes de financiers, voir, sur Come4News, la rubrique « cuisine et art de vivre ». Pour les macarons, qui désignent aussi les insignes des voitures officielles, les rosettes de la Légion d’honneur (dites « macarons »), c’est selon. Il faut trouver d’autres recettes, plutôt ailleurs. Et ce n’est que pure coïncidence si la contribution du jour de la rubrique porte le titre « Les fromages français appréciés des étrangers ». Allemands, Belges, Anglais et Hollandais seraient les principaux consommateurs de fromages de nos terroirs. L’oubli des Suisses est fort fâcheux, ils vénèrent le comté et nos fruitières. Pour les crèmes,  lotions, émulsions pour préserver les oreilles ou retendre après lifting, voir la rubrique «beauté et bien-être » (mentions de L’Oréal exemptes de toute publicité).