Amusant. La presse suisse ne s’intéresserait pas au Woerthgate ? Il est vrai qu’on prendra peut-être son temps, de l’autre côté des Alpes, pour analyser la chronologie des révélations relatives aux « appartements » de Claire Thibout, l’ex-comptable de Liliane Bettancourt. Soyons plus réactifs, au risque de ne pas apporter les réponses circonstanciées que la presse étrangère finira bien par fournir.


Hier soir, j’évoquais brièvement la découverte, que j’imaginais – à l’insu de mon plein gré, peut-être désorienté, désinformé – avoir été faite au cours d’une perquisition « surprise » dans le bureau de Liliane Bettencourt, d’un document de 2006 « qui évoquerait la cession de deux appartements à celle qui assurait alors les fonctions de comptable auprès de la milliardaire » (version Figaro du lendemain, de ce mardi 27 juillet).

Il serait particulièrement fastidieux de retrouver, pour les reproduire ici, tant les versions initiales de, sans doute la même dépêche d’agence, au soir du 26 juillet, que celles parues ça et là ce 27 juillet. Mais une rapide comparaison, ou mise en regard, ne devrait pas lasser les lectrices et les lecteurs.

 

Ce jour, Le Figaro reprend, à l’identique de Libération, la fameuse phrase de Me Antoine Gillot,  avocat de Claire Thibout, l’ex-comptable, reproduite déjà la veille : « Claire Thibout n’a jamais demandé le moindre appartement à Liliane Bettencourt. Tout document laissant penser le contraire est vraisemblablement un faux. ».

Mais Le Figaro a retrouvé un « proche du photographe » (Banier), qui estime : « Cette marche arrière contribue peut-être à expliquer l’attitude de Claire Thibout. ». Franchement, ce « proche » ne se mouille pas. Rien de diffamatoire. Et pourquoi donc requérir l’anonymat ? On comprendrait fort bien que Le Figaro ne donne pas le nom de sa source si ce « proche » était, mettons, le buraliste ou le garagiste (réparateur de Mobylette) de Jean-François Banier. Mais dans ce cas, on se demanderait qui lui aurait soufflé cette brillante analyse, certes plausible, mais qui pourrait être controversée.  Martin d’Orgeval, commissaire des expositions Banier-L’Oréal, affectionné du Figaro, serait-il ce proche ? Claire Thibout, en admettant qu’il aurait été question d’appartements, n’aurait-elle pas préféré les 800 000 francs reçus des héritiers Bettencourt (à part égales de Françoise et Liliane Bettencourt) ? Perso, entre deux biens qu’il faut gérer, dont il faut acquitter les charges, et de quoi n’en acheter qu’un à l’endroit de mon choix, j’hésiterai. Mais c’est loin d’être la substantifique moelle du Woerthgate.

 

Pas de proche de Banier à s’exprimer dans Libération, mais une phrase de Me Gillot que Le Figaro n’a pas reprise. « N’oubliez pas que Me Normand est un très bon ami de M. Banier… ». On peut le comprendre. Ce notaire qui, faute d’instructions, n’exécute pas cette transaction, mais à sans doute perçu de copieux honoraires sur toutes celles en faveur de Banier, n’en est pas à deux petits appartements près, qui peuvent attendre, si tant était qu’ils aient jamais existé. Au fait, il s’agit de quels appartements ? Situés où ? Appartenant réellement à qui (une Fondation, des personnes) ? Quelle en est la valeur globale ? Quand on fait ainsi fuiter, on enfonce le clou, non ?

 

Le Monde est plus sobre. Titre : « L’audition de Mme Bettencourt n’a apporté aucun élément ». Ah bon ? Elle avait donc, à en croire Me Kiejman, tant de trous de mémoire ? Uniquement de très vagues souvenirs ? Mais le quotidien de référence traite séparément l’affaire des appartements avec cette source : « selon une information du Figaro ». Avec aussi, une fois n’est pas coutume, renvoi par lien sur le site du Fig’. Et Le Monde reprend, comme Libération (ce que ne fait pas Le Figaro, donc), la fameuse phrase de Me Gillot « contacté par l’AFP ». Imputer au Figaro ce qui serait incontestable, ce n’est pas le genre du Monde. Ce qui suit est beaucoup plus intéressant…

 

Selon Le Monde, Le Figaro ou France-Soir, ce document serait issu de la perquisition effectuée, vendredi dernier (ou dimanche, selon d’autres sources, comme France 2), chez Me Normand et demandée par la juge Isabelle Prévost-Desprez.

 

Ce qui est bizarre, c’est que la mention de ce fameux document ait soudain surgi immédiatement à la suite de l’audition de Liliane Bettencourt, et à l’occasion d’une perquisition qui n’aurait pas été ordonnée, mais présentée par Me Kiejman comme une initiative des enquêteurs. Lesquels pouvaient donc se voir opposer un refus de Liliane Bettencourt (et d’elle seule puisque Me Kiejman, se trouvant à proximité, ne serait nullement intervenu). On aurait donc « piégé » Liliane Betencourt mais « Madame Bettencourt a donné son accord à cette perquisition, cela ne lui pose aucun problème », a déclaré Me Kiejman. Pour France-Soir, « à l’issue de son audition, Liliane Bettencourt a autorisé les policiers a perquisitionner le bureau de son secrétariat. ». Pour une perquisition qui ne pose aucun problème, la manière de procéder est surprenante. Dans un pareil cas, on perquisitionne, on épluche ce qu’on trouve, et on passe les questions à ceux qui les posent, au besoin en fournissant la pièce à mettre sous le nez de l’interrogé(e). Histoire de combler de possibles trous de mémoire.

 

Dans un premier temps, lundi soir, j’ai vraiment cru que ce document était apparu lors de la perquisition aussi inopinée que « décalée » du bureau de Liliane Bettencourt. On a beau savoir à peu près lire (et entre les lignes), avoir été chargé de revues de presse (pour l’Agence Centrale de presse, par exemple), on se laisse surprendre. C’est l’âge, sans doute. Mais a postériori, on se pose les mêmes questions. À l’issue d’une perquisition improvisée – sollicité ou suggérée par qui donc ? – on sort de son chapeau un document dont l’encre au jus de citron a mis quatre ans à jaunir, acte issu, dit-on, d’une autre perquisition. « Boum-badaboum, » se serait exclamé Bébel (J.-P. Belmondo), « Abracadabra ! » aurait formulé l’illusionniste Houdini.

 

Que le procureur Courroye ait confié à des journalistes partie (et partie seulement, et quelles parties… de plaisir pour Le Figaro) du fruit de ses investigations semble plausible. Du moins, y compris au sein de la rédaction du Figaro s’est-on interrogé sur ce fait et d’autres. Que les résultats des perquisitions ordonnés par la juge Prévôt-Desprez se retrouvent dans la presse ne manque pas de surprendre. Les enquêteurs ? Un avocat fort bien renseigné (et par qui ?) ? Me Kiejman, remémorons-le, fut celui qui fut chargé de régler les amiables modalités du divorce Sarközy-Ciganer. Il avait même eu le bon goût de pas réclamer à l’une des parties, Nicolas Sarközy, un règlement rapide de ses honoraires. Envoyer un huissier à l’Élysée, cela ne se fait pas.

 

Mais à pédaler, le nez dans le guidon, dans cette choucroute qu’est le parcours de crosses de ces multiples affaires, de ces cinq instructions ou investigations judiciaires, on en oublie l’essentiel. C’est voulu ? Le bourbier du Woerthgate serait-il soluble dans le mois d’août, comme l’exprime en substance Le Télégramme ? L’essentiel, ce ne sont pas les « clapotis » qui font pschitt ! (pas le bruit du soda de Raymond Kopa, sans doute, un peu trop retentissant…), comme l’exprime Nicolas Sarközy, mais ce qu’expose le chapeau d’un article de Mediapart. « L’affaire Bettencourt, devenue l’affaire Woerth et cachant une affaire Sarközy, est un révélateur de l’état de la France : de ses inégalités et de ses injustices sociales, de ses déséquilibres institutionnels et de ses régressions démocratiques, des abus d’un pouvoir présidentiel sans contrôle, » estime Mediapart. C’est exactement ce qu’exprime la presse étrangère, et pour l’italienne, la plupart des titres non encore contrôlés par Berlusconi.

 

Le Figaro commente : « Éric Woerth devra patienter encore quelques jours avant de pouvoir s’expliquer. ». Jusqu’au 3 août, dernier conseil des ministres et fins des prises de Carla Bruni pour le film de Woody Allen qui sonne ainsi l’heure de la récré pour les ministères ? « Le feuilleton de l’affaire Bettencourt en suspens avant l’audition d’Éric Woerth, » titre Le Point. Quelles révélations s’agit-il de faire décanter par l’opinion d’ici là ? Bah, les macarons qu’on présume que l’ancien Premier-ministrable offrira peut-être aux enquêteurs peuvent bien se défraîchir d’ici là, Woerth a, comme Christian Blanc pour ses cigares, les moyens d’envoyer une estafette chez Daloyau. L’Humanité s’intéresse plutôt aux consignes de silence que la direction de L’Oréal a imposé à ses cadres. Rue 89 se penche sur ce qu’on ne peut encore qualifier d’abus de biens sociaux chez Héricy, société de François-Marie Banier, dont les produits étaient siglés L’Oréal. On attend l’augmentation de capital d’Héricy qui apurera les pertes. Qui seront, cette fois, les généreux investisseurs ?

 

Sur ces entrefaites, on s’amuse des revirements de Me Kiejman. Quand la juge Prévost-Desprez fait saisir des documents chez le notaire de Liliane Bettencourt, dans un premier temps, il met en cause « la partialité de la magistrate, qui violerait l’intimité de sa cliente » (Ouest-France). Dans un second, l’intimité de sa cliente n’est plus violée par la divulgation de ses attentions supposées à l’égard de Claire Thibout. Bettencourt, pas plus que le Boulogne des centres d’affaires et des sièges de société, n’est plus désespérée. On avance des billes qu’on ne produira peut-être pas en cour. Mais les questions de « détail » qui font tache, et qu’on veut abondamment mettre en avant, produisent parfois des effets de backlash, contreproductives. Ainsi de l’interrogation de Stéphane Riand, avocat  suisse de Sion, dans les chroniques d’abonnés du Monde. « Patrice de Maistre avoue avoir rencontré Éric Woerth pour financer à concurrence de 7 500 euros la campagne présidentielle. Qui peut penser qu’une rencontre ait été organisée pour qu’une milliardaire ou son gestionnaire soit informé(e) des modalités de paiement à un parti politique d’un don de 7 500 euros ? Pas moi. » Stéphane Riand ironise encore : « Patrice de Maistre a bénéficié par les grâces de Liliane Bettencourt d’un appoint de retraite à concurrence de cinq millions d’Euros. Peut-on se réjouir que Patrice ne soit pas le conseiller d’Éric dans le but de dénicher des astuces pour améliorer les retraites de tous les Français ? ». Oui, il serait bien dommage que l’audition d’Éric Woerth dissipe l’attention du ministre du dossier des retraites.  Et de son volet prévoyant des contributions des plus fortunés.

 

Question divertissements, on peut s’amuser à comparer la contribution de Marie Maurisse au blogue-notes du Figaro avec les articles de la presse helvète. « L’affaire Bettencourt embarrasse la Suisse, » titre-t-elle en estimant « si elle secoue la France, l’affaire Bettencourt semble ne pas rebondir dans les médias suisses. » Ah bon ?  Mauvaise appréciation du tempo du Temps de Genève ?  Pourquoi donc alors 24 heures ou La Tribune de Genève reprendraient-ils longuement la teneur des propos d’Éric Woerth dans L’Oise-Hebdo sous le titre « Éric Woerth se déclare victime des “intérêts suisses” » ? Il est vrai que Le Journal du Jura s’intéresse davantage à l’affaire de blanchiment qui met en cause Michel et Gérald Campanella ou Alexandre Rodriguez (yachts de luxe Rodriguez Group), des Marseillais et Varois dont les relevés bancaires en Suisse ont été saisis à Genève. Mais Le Nouvelliste titrait « Bettencourt : l’affaire continue, la justice décide de prendre son temps ». Ici, à Lausanne, aussi, on prend son temps. Mais comme par hasard, l’éditorialiste du Quotidien jurassien conclut au sujet de la mort de l’otage français Michel Germaneau : « le président français aurait préféré, après une discrète et victorieuse opération militaire conduite en Afrique, annoncer la libération de son compatriote retenu en otage. Voilà qui aurait réjoui la France entière et l’aurait fait parler d’autre chose que de l’affaire Woerth-Bettencourt qui nuit à la crédibilité des plus hautes sphères de l’État. C’est raté, même si le pays, indigné, restera uni pour un temps à la mémoire d’un innocent mort parce qu’il était Français. ». Rémy Chételat titre son éditorial : « Haut-le-cœur et zones d’ombre ». Conclure ainsi, sous un tel titre, c’est anodin et sans doute la marque d’un embarras ?

 

La Suisse est aussi dotée d’une presse germanophone et italophone, et même anglophone (Davos News, Geneva FM, Geneva News, Geneva Post, Geneva Today, Swiss Daily, Zurich News, Zurich Post, Zurich Radio). Et L’Oréal-Nestlé les intéresse. Die Bettencourt-Saga est à la une du site du Basler Zeitung. Avec ce titre : « Bettencourt “erinnert sich nich an Details” ». L’affaire du « document » des appartements de Claire Thibout est évoqué. Woerth fournit la conclusion : « Sie korrigierte sie später teilweise, blieb aber dabei, dass der heutige Arbeitsminister Eric Woerth 150’000 Euro für den Wahlkampf von Nicolas Sarkozy in Empfang nahm. Woerth bestreitet dies. ». Même titre, même dépêche sur NNZ Online (Neue Zürcher Zieitung Ag, Zürich), qui succède à une autre de la veille, avec une autre photo de Liliane Bettencourt. Idem pour le Tages Anzeiger. Chercherait-on, en France, à nous désembarrasser ? À nous décomplexer en supposant que nos futiles questionnements franco-français sont d’un intérêt superflu au-delà des Pyrénées ou des Alpes ?

 

C’est même plutôt le contraire en Navarre ou Catalogne et jusqu’à Gibraltar où les turpitudes de la vie politico-financière française font ressurgir des affaires locales qui s’éclairent d’un jour nouveau à la faveur du Woerthgate. Certes le mythe égalitaire universel que la France avait insufflé retombe tel un soufflé, mais il a une portée qui suscite encore, ailleurs, des échos. Les diversions, voire les contre-vérités, fussent-elles multipliées, ne le font pas tout à fait oublier

 

Tout « autre » chose. Titre du Parisien de ce jour : « Pierre Mondy : “l’hôpital public m’a sauvé la vie” ». Rien à voir, bien sûr, avec la fondation Condé de Chantilly, hôpital gériatrique présidé par Florence Woerth, ou les fondations dont bénéficient des médecins amis de Liliane Bettencourt qui peuvent exercer tant dans le public que dans d’autres structures, privées, hospitalières ou médicales. Rien à voir avec le fruit des collectes des Pièces jaunes, dont David Douillet, autre évadé fiscal (mais les faits sont, comme pour l’énigmatique « Pal » de Maistre, prescrits). Serait-ce que les journalistes du Parisien, en titrant ainsi, feraient de la Résistance (ils pouvaient titrer sur tout autre chose), ou joueraient aux plus fins comme la section des transmissions de La Septième compagnie ? En mai 1968, la « biffe » (ici, les fantassins, les soutiers, comme dans cette citation de Cendrars : « les artilleurs qui (…) méprisent la biffe, cette chair à canon. »), commence à penser, non pas à mettre la crosse en l’air, mais peut-être à tirer dans les coins (si ce n’est dans le dos de ses propres généraux)… avec des boules puantes ou de papier trempé dans l’encre.

P.-S. – Allez, Marie Maurisse, correspondante du Figaro pour la Suisse, encore un effort ! À moins que, comme le disait Siné de Jean Sarközy (dans Charlie Hebdo, pas dans Siné Hebdo), on puisse estimer que, oui, vraiment, « elle ira loin, cette petite ! ».