Il se doit de saluer le remarquable travail d’historienne de Marie-Jo Bonnet qui réhabilite en grande partie Violette Morris. Non, elle n’était pas la « Hyène de la Gestap’ » de ses précédents biographes, tout juste, sans doute, une femme « invertie » criblée de dettes qui se « refait » dans la collaboration et le marché noir. Ou un homme qui aurait pu être un autre personnage d’un Cocteau, lequel lui donna un rôle secondaire quelque peu « ambigu », ce qu’elle avait incarné après l’ablation de sa généreuse poitrine.

 

Historienne d’art, féministe et spécialiste des questions de genre (des lesbiennes en particulier, pour résumer court), Marie-Josèphe Bonnet, dite « Marie-Jo », s’est livrée à un considérable travail d’historienne.
Tout ce qui était disponible a été fouillé : archives familiales, notariales, bancaires, de presse, militaires et autres.
J’avais récemment lu un portrait de Violette Morris dans Mémo, mensuel issu du respectable Ça m’intéresse, qui s’est, semble-t-il, totalement fourvoyé sur Violette Morris, faute de documentation sérieuse disponible.
De cette sportive de très haut-niveau, amie de l’intelligentsia de l’époque, scandaleuse car lesbienne style « camionneuse » d’à présent (telles que sont dépeintes, de manière dominante, ces femmes d’aspect masculin parfois outrancier, caricatural), tout un imaginaire créa une tortionnaire sadique de la Gestapo version rue Lauriston (voyous libérés pour traquer les résistant·e·s).

 

M.-J. Bonnet se situe aux antipodes d’un courant révisionniste. La lointaine judéité de Violette Morris, dont l’ascendance féminine, cosmopolite et « interlope », comme on disait alors, est plus que largement compensée par la branche paternelle d’officiers français de hauts rangs, traditionnalistes ou non, sans nul doute patriotes, qui auraient peut-être pu se répartir entre Giraud et De Gaulle, plutôt qu’entre Darlan et Puaud (officier promu général par Pétain, puis Oberführer de la division Charlemagne).

Violette Morris n’a jamais été la « Juive de la Gestapo », non pas parce que cela aurait été inimaginable, mais parce que les milices ou les Allemands, nazis ou antisémites (ce qu’ils ne furent pas toutes et tous), n’ont rien contre elle. Peut-être serait-elle devenue un godelureau séduit par le prestige de l’uniforme sans pouvoir le porter, elle qui, rejoignant les FFL, du fait de sa carrière d’ambulancière de la Croix-Rouge pendant la Grande Guerre, aurait été reléguée à un rôle subalterne de chauffeuse (conductrice) d’officiers supérieurs. Ce fut sans doute une fourrière de l’Abwehr.

L’armée allemande savait intégrer des femmes, les fameuses « souris grises » (auxiliaires des camps ou d’autres unités), et si les Helferinnen défilaient en jupe, même les auxiliaires civiles pouvaient endosser l’uniforme et le pantalon qu’affectionnait exclusivement Violette Morris. Ce qui m’étonne, c’est que la propagande nazie, si friande de femmes d’exception, n’ait pas enrôlée la prestigieuse Violette Morris. Fut-elle sollicitée ? Refusera-t-elle ? Était-elle déjà considérée « trop » scandaleuse ou trop peu « actuelle » ? Une certitude : elle évita les tribunes après avoir été avide de podiums.

Pour résumer le copieux ouvrage (380 pages, bibliographie et index inclus) de M.-J. Bonnet, nulle difficulté : Violette Morris, personnage illustre de l’avant-guerre (sportive multicartes, triomphatrice du Bol d’Or automobile, &c.), femme en vue (de la scène au sens large), « homme » célèbre (avec Joséphine Baker à son bras, « ami·e » de l’intelligentzia et du Tout Paris), &c., finit froidement. En gros tas de viande abattue dans une voiture, peut-être par des résistants de la dernière heure, alors qu’elle se ravitaille en campagne normande, pour elle-même ou le marché noir. C’est a posteriori qu’un folliculaire en fait un second mythe – inventé cette fois, car les archives restent muettes ou controversées –, un cygne noir, une démone, une goule, une gestapiste tortionnaire.

S’en tenir là serait déjà beaucoup. C’est faire peu de cas de l’érudition et du travail de fourmi de l’auteure qui éclaire son personnage en puisant dans les grands dossiers du féminisme et des mœurs de l’époque, en se confortant de l’apport des études de genre ultérieures. Cela pourrait dans un cas (le contexte des années 1930-1940), captiver. Dans l’autre, dérouter les lectrices et les lecteurs peu au fait des présupposés ou indéniables apports, parfois un peu trop rapidement esquissés, de la recherche la plus récente. Marie-Josèphe Bonnet captive fréquemment mais, peut-être parce qu’elle s’est refusée à trop « ambiancer » son personnage totalement « romancé » ultérieurement, et qu’il fallait du solide, du sérieux, de l’irréfutable, éviter le mélange des genres (ici, littéraires et académiques), je devine qu’elle s’est réfrénée. C’est tout autant le cas, heureusement et malheureusement, pour le second aspect : la lecture n’est jamais aride, il n’était guère possible de multiplier les annexes, un choix éditorial s’imposait, ou Perrin, l’éditeur, l’a fortement suggéré.

Quel formidable roman M.-J. Bonnet tenait là ! Quel cas singulier conserve-t-elle, car Violette Norris alimentera sans doute à présent maintes communications, des études, des mémoires. Le tabou de la gestapiste est tombé. Dans la préface, on devine une appréhension : comment ce livre sera-t-il reçu, tant par le plus large public que dans des milieux académiques ? Excellemment, puis-je espérer. Jamais Violette Morris n’est magnifiée. Ce ne sont pas des résistants qu’elle combat, mais des concurrents : d’autres trafiquants qui gênent ses propres affaires. Tant pis si, parfois, l’histoire en a fait abusivement des membres de la Résistance. Certains concurrents jouent double jeu, sans doute par intérêt, peut-être par convictions, d’autres par prudence anticipatrice. Impudente et imprévoyante, Morris ?

Que voit-elle chez les hommes qu’elle fréquente ? De fringants militaires, des anciens sportifs comme elle, ou pour certains des « copains » gays avant la lettre ? Des noceurs d’un milieu cosmopolite et gai, gouailleur, faiseur, j’m’en-foutiste, selon les cas ? Fallait-il gonfler l’exécution de Morris comme on a fait, dans un autre cas moins célèbre (L’Honneur perdu d’un résistant, de J.-P. Perrin et Rémi Lainé), de deux feldgraus (gendarmes) déserteurs luxembourgeois, un important détachement, histoire aussi, par la suite, de tondre des femmes, dont une vierge qui se refusait peut-être à un braillard ?

Dans ce Landernau normand qu’est Beuzeville, où Vilolette Morris, alias Monsieur André, se ravitaillait, où elle fut abattue, on ne vit rien d’autre que des visites fréquentes, des transports de denrées. On imagina à foison, à toison, à ce que vous voudrez. Mais a postériori, sera construit un portrait, celui d’un expert en  tortures, d’un avili avilissant. Oui, il est possible qu’elle conduise des tortionnaires, même si ce n’est pas établi. Un seul témoignage de seconde main, suspect, en fait l’un d’eux, sans détail crédible. S’il avait été possible d’en faire la vacharde vicieuse s’acharnant à réduire en loques des résistantes dénudées, se serait-on gêné ? Elle aurait fait sans aucun doute fortune, or elle est constamment débitrice. Sur sa péniche parisienne, La Mouette, dont on ne sait si elle a conservé le macaron (gouvernail), elle « élève des poules et des lapins ». Puis cela devient du délire. Car elle anticipe une Jacqueline « Bond » dont la voiture peut « sur un simple manœuvre de boutons changer six fois de numéros » !

Précédemment auteure d’un Les Voix de la Normandie combattante, M.-J. Bonnet s’intéresse de près à présent aux rares maquis où s’illustrèrent des femmes (en Anjou par exemple) devenues incontournables (d’autres seront mises sous le boisseau par la suite), et aux femmes de l’Occupation et de la Résistance. D’où ce témoignage tardif (1986) d’une authentique résistante, Nicole Bouchet de Fareins, qui transmet l’ordre d’exécution : « On a été obligé de tuer le charcutier, sa femme et ses deux enfants… » et non par erreur, mais simple opportunité, la conductrice. Lesquels enfants ont peut-être été abattus froidement alors qu’ils sortaient indemnes du véhicule : le maquis ne pouvait exfiltrer ces témoins gênants.

Ce n’est certes pas toute l’histoire de la Résistance, éléments pour le moins troubles inclus, qui remonte à l’occasion de l’affaire Morris, ni celle de l’Épuration. Mais il en ressort suffisamment d’éléments pour dépasser le cas de Violette, alias « Monsieur André ». « La mise en place de la légende noire de la gestapiste » ne manque pas de funeste cocasserie.

Ce n’est que plus tard, bien plus tard, qu’on tentera de faire de la Gestapo, de l’Abwehr, des souris grises, un fantasmatique « nid de gouines ». Il est un peu dommage que, au moins pour la médialogie, Marie-Josèphe Bonnet se soit arrêtée à un « survol » (apparent, car elle fut assurément fouillée) de la presse de l’Épuration. La suite de la « légende noire », de 1954 (Paris-Match) à nos jours, reléguée à la rubrique « grandes criminelles » avec Simone Weber, ou figure secondaire pittoresque pour Christophe Weber (Ces Français qui ont choisi Hitler), reste à établir.

On ne peut en préjuger : Violette Morris, histoire d’une scandaleuse, enterre un filon, en fait naître un autre, peut-être… Elle sort peut-être définitivement des rubriques habituelles, gagne sans doute, en figure « présentable », celle de « ces femmes qui aiment des femmes », dont elle fut souvent occultée en raison d’un passé largement présumé, falsifié. Fraulein Morris est ensevelie. « Monsieur André » deviendra peut-être une cause célèbre.

Dans les recensions d’espionnes, elle apparaîtra peut-être encore aux côtés de « La Perle noire », Joséphine Baker, mais plus au rang d’une Marthe Richard. Ni même assimilée à « La Chatte » (Mathilde Bélard-Carré), ou à « Fraulein Doktor » (Elisabeth Shragmüller), encore moins à Dominique Maire-Prieur (affaire du Rainbow Warrior). Il ne sera plus écrit que Gertrud Hannecker « se rendit célèbre pour avoir recruté la championne française Violette Morris et Mata Hari. » (l’aura d’espionne de cette dernière est sérieusement terni aujourd’hui). Il est certain que Violette, en couverture d’un livre comme Les Espionnes du XXe siècle (Raymond Ruffin), ferait moins vendre qu’une Joséphine. Elle n’est pas très « décorative » sur ses dernières photos. La sportive sera peut-être rapprochée d’une Pina Bausch pour son « langage corporel », dans une toute autre proximité, allez savoir… La postérité de Violette Morris est désormais fort incertaine.

« Jamais je n’aurais imaginé devoir relever un tel défi : retrouver l’histoire d’un personnage situé aux antipodes de mon idéal. Mais les choses ne sont jamais tranchées… ». Ces « choses » amazones (d’alpha à oméga) de la préface de Marie-Jo Bonnet, ce sont aussi les idéaux, ou les idéalisations. Idéale « ronde » Violette ? Idéal « rond » André ? L’issue historiographique de ce récit rondement mené s’amorce… partiellement désamorcée. Personnage paradoxal, Violette reste un fin oxymore, moins ou plus encore fou, fol, que ce que l’étymologie suggère. Sa douce dureté d’amante, peut-être, son assombrie luminosité de sportive, seront-elles éclaircies ou obscurcies ? Marie-Josèphe Bonnet a peu laissé dans l’ombre qui cependant subsiste, faute de documentation supplémentaire. Cet entre-deux, ce clair-obscur devrait inspirer la littérature. La violette (la violée ? la recousue ?) de La Mouette a sans doute pour première syllabe de son patronyme le son de la mort, mais pour seconde, désormais, celui des ris. Quelle souris, ou quel bon rat, pour un bon chat littéraire ! Colette, qui l’évoquât, en sourirait peut-être.