Nul besoin d’être avancé en âge, ainesse, longévité pour entrer dans le cénacle des Vieilles Gloires dorées (Oldies but Goldies). Il suffit d’avoir accumulé une génération (un quart de siècle) de premiers rôles ou de meilleurs seconds rôles dans des films marquants. Et vous n’allez quand même pas me soutenir que Le Fils d’Ali Baba ou Taza, fils de Cochise n’ont pas marqué l’histoire du grand écran ? Si ? Passez-votre chemin, cette chronique n’est pas pour vous…
Pour évoquer ces temps que les moins de vingt ans peuvent fort bien méconnaître, il faut replacer la réception de la production cinématographique dans son contexte. Qu’est-ce que le cinoche, circa 1950 ou 1960 ? Essentiellement un pousse au chapardage ou à la mendicité et un bouillon de lubricité. Car, si vous êtes un jeune garçon, en ces années, on ne va pas vous donner de l’argent de poche pour aller le gaspiller dans des endroits louches. Or, tout ce qui vous intéresse, c’est les koboïs et les peaux-rouges, et de voir darder un tétin sous la toge d’un péplum de Ricardo Freda. Si possible celui d’une actrice à la forte poitrine, telle une Gina Lollobrigida ou une Claudia Cardinale (que je salue avec déférence et amiablement au passage et à l’occasion d’un couscous comme à la Goulette dans le coin des Folies bergères, ce qui le fait beaucoup plus kacher que pas cher… mais personne n’est parfait, d’ailleurs je suis un Breton).
L’ado boutonneux d’alors ne connaît pas le baston mais la castagne et rêve de voir du monde au balcon. Pour les filles, les balcons, ce seront exclusivement ceux des séances dominicales, accompagnées d’un parent, évidemment, ou les documentaires des Découverte et Images du monde (devenu Cap Monde ? Allez savoir…). On y vient si possible en jupette plissée, chemisier à col rond, chaussettes blanches… Les filles d’un côté, les garçons de l’autre. Donc, pour les séances des « matinées » de la semaine des quatre jeudis (devenus depuis mercredis), il faut user d’expédients. Car trépigner quand Jeff Chandler fait prendre la pâtée à l’adversaire ou rester bouche bée quand il est blessé, c’est réservé aux garçons. Quoique… En soudoyant une « grande » après avoir pioché dans le porte-monnaie de mémé… Qui, d’entre ces jeunes filles et adolescentes de ces années, n’a pas frémi en voyant Jeff Chandler faire face à l’adversité n’était point en passe de devenir lesbienne et vouée à passer de ce fait de la férule de sœur Thérèse, des Oiseaux, à celles des sœurs du Bon-Pasteur, qui dressaient les « filles perdues ».
En tout cas, si on parvient à inviter une fille au cinéma, votre argent de poche hebdomadaire n’y suffit sans doute pas. L’incontournable eskimau glacé à offrir vaut des dizaines de centimes (il culminera à un franc en 1982, s’y tiendra à peu près jusqu’à ce que l’avènement de l’écu, euh, de l’euro, lui fasse faire seize fois la culbute). Et mieux vaut choisir autre chose qu’un film avec Jeff Chandler (mais quand même pas un grand film d’amour romantique, sinon elle sera scotchée et il sera très difficile de tenter de l’embrasser « avec la langue »).
Or donc, Jeff Chandler, jeune israélite de Brooklyn (NYC, non, pas Nicolas, décidemment, vous le voyez partout…), né Ira Grossel en décembre 1918 († juin 1961), est un ancien de l’Erasmus Hall High puis de
De retour à la vie civile, il devient acteur radiophonique. Ce n’est pas encore dans ces années 1920 où le théâtre s’écoute (la télévision commerciale ne prendre son essor qu’en 1949) que tous les Jean-François et les
Ses origines lui valent peut-être son tout premier rôle de jeune premier avec Sword in the Desert (1949, La Bataille des Sables, George Sherman). Eh oui, si nous avons toutes et tous eu la larme à l’œil en fixant Paul Newan et Eva Marie Saint interprétant leurs rôles de futurs parents de sabras dans Exodus (1961, Otto Preminger), le genre vilains brits et arabes vaincus par les vaillants soldats de l’ombre d’Israël trouva très rapidement des producteurs. À l’époque, soit on a son bac, soit on rêve d’aller planter des légumes dans un kibboutz. Mais en 1950, c’est vers l’Italie et les trafics du marché noir que ce voyou de Chandler est déporté pour s’éprendre de la veuve comtesse Märta Torén, vedette féminine du film de Robert Sodmiak qui emploie un certain Claude Dauphin dans Le Déporté.
Cela étant, si vous avez vécu ces époques, c’est un Chandler trois fois grimé en Cochise dont vous vous souvenez sans doute le mieux. Il sera lauréat « meilleur second rôle » d’un trophée Oscar pour La Flèche brisée (1950, Delmer Daves), puis de nouveau Cochise dans Tara, fils de Cochise (avec Tony Curtis pour son fiston), et encore dans The Battle at Apache Pass (Au mépris des lois, de George Sherman). Nonobstant, il vous séduit aussi en marin, corsaire, pirate, ou officier de Sa Majesté (non, pas Nicolas Sarközy, la Reine, m’enfin…). Il est des Joyeux Corsaires, des Pirates à Macao, des Boucaniers de la Jamaïque, des Forbans, des Maraudeurs (qui) attaquent… Je vous passe les réalisateurs et les dates que vous trouverez sur la fort bonne page à lui consacrée par Philippe Pelletier pour Cineartistes.
Notez que s’il a pu être peau-rouge, il peut bien porter un rôle de cheikh sur ses épaules, ou de Hun d’Attila, de Yankee Pasha. Au cinéma, il faut de l’exotisme, des bons et des méchants, donc des rôles d’espions, de policiers, de malfaiteurs, et bien évidemment, il faut des femmes fatales. La pulpeuse française Martine Carol en sera avec lui dans Tout près de Satan (1959, Robert Aldrich).
C’est dans le rôle du général Frank D. Merrill, « sur le plateau du film de Samuel Fuller Les Maraudeurs attaquent, » écrit Philippe Pelletier, qu’il va subir une accidentelle fracture de la colonne vertébrale. C’est en fait en jouant au base ball avec de militaires conseillers employés comme figurants qu’il se blesse. Une hernie discale et une septicémie s’ensuivront. Deux opérations urgentes lui vaudront d’être 70 fois transfusé, en vain. Ce n’est pas cet accident, survenu à l’âge de 42 ans, qui lui avait valu sa chevelure argentée, mais peut-être un précédent accident de circulation. Il avait failli perdre un œil et il en conservera une avantageuse balafre. En fait, il grisonne déjà lorsqu’il atteint ses 18 ans. Il passera une partie de sa carrière la chevelure teinte jusqu’à ce que les réalisateurs la lui trouvent, naturelle, séduisante, à la trentaine dépassée.
C’est un garçon aussi généreux que ses rôles et son condisciple « juif, borgne et noir » Sammy Davis Junior, il aurait vraiment offert l’un de ses yeux si son ami avait risqué de perdre le subsistant valide.
La « filmographie sélective » de sa page francophone sur Wikipedia compte à peine plus d’une douzaine de films. On approchera plutôt la cinquantaine sur des sites anglophones. Mais il est aussi compositeur ou interprète pour une demi-douzaine de films ou d’épisodes de séries télévisées. Et il joue ou chante, interprétant son propre personnage, dans divers documentaires.
Pensez qu’il a donné la réplique, outre à Martine Carol, à June Allyson, Joan Crawford, Rhonda Fleming, Maureen O’Hara, Kim Novak, Jane Russell, Esther Williams, et à son amie d’enfance, Susan Hayward. Si, sur scène, c’est un piètre chanteur, en studio, surtout ceux de sa compagnie, Chandler Music, on l’arrange assez bien et ses partenaires sont d’avance charmées par sa voix.
Esther Williams, l’une de ses flammes, l’accusera – dans une autobiographie sans doute quelque peu arrangée par son agent – d’être un travesti. Elle se repentira par après de ce commercial mensonge. Son étoile, située face au 1770, Vine Street, à Hollywood, n’en a nullement pali.
Selon Sheila Graham, le musculeux Chandler lui aurait confié qu’il espérait de ne pas avoir à recourir a son « appel pileux » (et sexy) pour son rôle dans Un Seul Amour (Jeanne Eagels, de George Sidney, 1958), aux côtés de Kim Novak et d’Agnes Moorehead. « Je me suis dit que, pour une fois, je n’aurais pas à garder ma chemise et à me raser le torse. Mais il faut croire qu’à présent, pour avoir du succès à l’écran, il faut tomber la chemise… ». Bah, dès le début des années 1950, Marlon Brando, en Tramway pour Elia Kazan, avait largement entrebâillé le maillot. Et pas que Sur les quais (1954). Bref, à l’époque, l’antihéros à Woody Hallen, le Jean-Pierre Léaud de Truffaut, n’étaient pas déjà des vedettes du grand écran. Mais, comme on le voit, le style métrosexuel était déjà de mise. Eh, il fallait déjà nous vendre des Mennen, des déodorants, pour nous les « hommes » (et grâce au déo, les gamins se faisaient hommes).
Bon, je ne sais pas si c’est la faute à la maquilleuse qui n’aurait pas fait les ongles de Chandler ou au photographe de plateau qui ne sait pas cadrer : toujours est-il que ce n’est pas moi qui les lui aurais rognés sur cette photo (ou toute autre). En ces temps là, la beaugossitude restait à peu près naturelle et on ne procédait pas trop à de la gonflette aux stéroïdes. Mais les cadrages laissaient parfois à désirer. Ce n’était donc pas « si mieux » avant. Mais pas forcément « si pire ». Cela se discute. Commentez donc ci-dessous.