L’affaire Woerth a mis en lumière, ou plutôt suscité une nouvelle attention, sur la multiplication des « micros partis » dont la seule raison d’être est d’assurer le train de représentation de relais d’opinion que sont diverses personnalités politiques, porte-parole le plus souvent, de leur seules ambitions ou… des intérêts de ceux qui les financent. Dans la liste de ces groupuscules que publie ce jour Le Figaro, un grand absent, La Gauche moderne d’un certain Jean-Marie Bockel. C’est très injuste, cette omission… Cette « gauche nouvelle » est tout aussi exemplaire du Woerthgate.


 

 

Tous le font, et c’est « normal ». Le Woerthgate, ce n’est pas tant qu’un dénommé Éric Woerth ait ou non touché une enveloppe de Liliane Bettencourt après lui avoir fait embaucher son épouse.

C’est d’abord mais non essentiellement le fait que des pratiques de collectes de fonds, voire de détournement de fonds publics pour assurer la promotion personnelle, l’image d’élus ou de candidats, soient tout à fait « normalement » (légalement aussi) employées et que l’opinion considère – à tort ou à raison – que les bénéficiaires  en sont uniquement des stipendiés devant rendre des comptes à leurs financeurs.

 

La présentation, par Le Figaro, d’un mini dossier intitulé « ces ministres qui dirigent leur propre parti » vise en fait à faire passer pour appropriée, limpide, courante et allant de soi, la pratique d’aller tendre la sébile pour mieux exister, se mettre en avant. « Une façon pour eux de faire valoir leurs idées et leurs projets mais aussi de récolter des fonds, » indique Le Figaro qui met en valeur François Fillon (club France 9), Éric Besson (club des Progressistes), Benoist Apparu (club 89), Michèle Alliot-Marie (Le Chêne), et quelques autres dont l’inévitable Laurent Wauquiez (Nouvel Oxygène), à propos duquel Le Figaro signale « selon Libération et Le Point, il aurait profité d’une rencontre avec des banquiers d’affaires (…) pour solliciter des dons. ». Passons sur le conditionnel, les faits sont constants,  et que cette collecte ait eu pour cadre un déplacement officiel, une « réunion sur le thème de l’emploi », selon Le Point, dont on ne saura rien, n’étonne plus. On ne saura pas si cette réunion s’est ou non déroulée, ou si elle était ad hoc ; soit prétexte, alors qu’on délègue généralement un fonctionnaire pour représenter le ministère dans une telle réunion « ministérielle », à l’escapade intéressée du seul, dans ce cas, intéressé. Lequel, dans ses explications, ne s’étend pas sur l’intérêt de cette réunion mais sur le fait que « le billet aller a été financé par les fonds publics » et qu’il aurait payé sa nuit d’hôtel ainsi que le billet de retour. Insolite ! Une note de frais pour un aller simple, c’est pour le moins incongru. Bientôt, nous assurera-t-il, ni le cuisinier de son secrétariat d’État, ni celui (s’il en dispose) de son logement de fonction (duplex de 80 m² avec terrasse donnant sur la Seine, soit un modeste septième de « Gaymard »), ne lui avait préparé un sandwich la veille pour son lunch. Qu’importe, ou plutôt qu’importait… avant le Woerthgate.

 

Oubli de taille du Fig’, la Gauche Moderne de Jean-Marie Bockel, secrétaire d’État à la Justice après avoir été viré, par les réseaux de la Françafrique, de la Coopération, et transité par les Anciens combattants. Qu’importait, avant le Woerthgate, que le lancement parisien de sa formation se soit déroulé dans une salle du ministère de la Défense et que les invitations et enveloppes fussent frappées d’un martial en-tête ? Bien peu.  Mais quelles « idées », quels « projets », défend Jean-Marie Bockel et sa Gauche moderne ? Si ce n’est l’intention de faire exister Jean-Marie Bockel, on ne voit guère. Toute l’action de la Gauche moderne se résume désormais à répercuter les « éléments de langage » élyséens.  Sur le site de Gauche Moderne, c’est en particulier Marc d’Héré qui s’en charge. Le Woerthgate ? « Le rapport de l’IGF (…) blanchit Éric Woerth [et cela] tend à montrer que les accusateurs étaient des calomniateurs ! ». Que ce soit sur le régime des retraites, ou tout autre sujet, il n’y a plus désormais, entre la vulgate élyséenne et celle du modernisme de « gôche » que l’épaisseur de l’ombre d’une feuille de cigarette projetée sur une surface polie au micron près. Aucune idée, ni de la part de l’ancien autogestionnaire du Cérès de Chevènement passé au rocardisme issu du projet autogestionnaire de l’ex-PSU de Michel Rocard ou de ses obligés, ni d’autre projet que celui de recueillir des fonds pour ses déplacements privés, pour ses réunions publiques, ses dîners en ville, ses trajets non couverts par des frais de mission.
 
Certes, localement, les salons de la Gauche moderne donnent le change, et l’impression de la diversité. Ainsi, à Paris, on invite lors d’une causerie Éric Zemmour (dont l’originalité et la réflexion valent bien, et surpassent, celles des ex-« Nouveaux philosophes »), histoire d’affirmer ses particularités supposées. C’est la politique dans le boudoir, glamour et débats d’idées. Mais toute l’expression publique officielle est rigoureusement calquée sur la prose élyséenne. Marc d’Héré se montre le zélé thuriféraire de Nicolas Sarközy. Sur son blogue-notes, Social-libéral, Marc d’Héré paraphrase les consignes élaborées au « château » ou dans l’intimité de La Lanterne, la résidence francilienne présidentielle. Bockel lui-même n’a d’autre fonction réelle : « quoi qu’il arrive, je le soutiendrai », affirme-t-il dans Le Parisien à propos de Nicolas Sarközy avant d’ajouter « moi je fais le job, sans état d’âme ! ». Le job, ou les à côtés, obligés, gages du maintien d’une visibilité garantissant des postes, des jetons de présence, qui constitue, semble-t-il, l’essentiel de l’ambition de l’homme ? Le Woerthgate, c’est en partie, en partie seulement, le sentiment qu’une multitude d’officines et clubs ou associations ou cercles, certains subventionnés, d’autres financés en priorité par les financiers et les fortunés, est créée non pas pour faire remonter des idées ou des projets, mais aux fins d’entretenir un clientélisme, et au final, d’amplifier la propagation d’une « pensée unique ». Cela ne vaut pas que pour la droite, et on finit par se demander si les fameuses « synthèses » des congrès socialistes ne sont plus que trompe-l’œil élaboré pour donner une consistance à des ambitions personnelles. Mais au moins ont-elles le mérite de paraître la synthèse de projets préparés aussi dans des sections et non pas uniquement le reflet d’une prose inspirée d’en-haut par les maîtres à penser de la majorité,  soit ses financeurs ou leur domesticité.

 

Car au-delà des directives élyséennes sur tel ou tel sujet mineur, le Woerthgate, c’est le sentiment dans l’opinion que le système politico-financier de l’UMP et affidés est entièrement redevable à ce qui le fait réellement exister, soit ses plus fortunés donateurs. Lesquels – faute de se livrer à un « complot » que leur diversité et leur désintérêt pour ce qui n’est pas propice à leur enrichissement rend improbable – s’en remettent aux véritables décideurs apparents (mais discrets) de la politique française. Soit, nommément, des relais d’une « pensée unique » incarnée notamment par François Pérol, vice-président de Fédération française des banques, conseiller de Nicolas Sarközy, Alain Minc, brasseur d’affaires, Denis Kessler et François Ewald, anciens du Cnpf et du Medef, chantres des assurances « sociales » et des retraites par capitalisation, soit les financiers d’industries et de commerces qu’ils défendent primordialement en fonction de ce qu’ils peuvent leur rapporter, accessoirement en fonction de leur intérêt national ou plus élargi. Le Woerthgate, c’est que plus personne n’accrédite vraiment l’idée que la majorité présidentielle puisse incarner autre chose que sa volonté de survie et de trouver des fonds pour convaincre – ou plutôt tenter d’amadouer – une opinion de plus en plus hostile.

 

Le gouvernement, l’appareil d’État, ne semblent plus mobilisés que sur deux objectifs : faire passer les idées et ambitions d’une nébuleuse issue de la bancassurance, préserver les postes et la notoriété de celles et ceux qui en véhiculent l’expression publique. Cela passe par la dévolution, par l’ex-Service d’Information du Premier ministre (l’actuel SIG, Service d’information du gouvernement), de la propagande sarközyenne à Aegis Media (dont l’un des actionnaires décideurs est Vincent Bolloré, industriel et homme de presse « ami », sinon mandant, de Nicolas Sarközy), ce pour un coût de 120 millions d’euros par an. Bruno-Roger Petit résume sommairement : « 120 millions d’euros payés par le contribuable afin de financer de fait, mais en toute légalité bien sûr, une précampagne présidentielle, c’est du jamais vu ! ». On lui laissera la responsabilité de son appréciation. Les multiples micro-partis de l’UMP et Gauche moderne seront chargés incidemment de la réfuter, et en priorité de permettre à leurs chefs de file de se montrer zélés afin de pouvoir recueillir des fonds. Thierry Saussez, patron du SIG, récuse bien sûr l’idée que son budget soit majoritairement consacré à « des questions d’image du Président » ou… à faire oublier le Woerthgate. Son budget a triplé depuis 2008 et ces 120 millions seront financés indépendamment.

 

Il a été avancé, notamment par Eva Joly, ancienne magistrate et élue écologiste, que l’enquête policière sur les proches de Liliane Bettencourt n’avait techniquement aucune chance d’aboutir. Il s’agit, judiciairement, d’une « enquête préliminaire », « cadre procédural faible, » selon Eva Joly, qui ne permet pas au parquet, contrairement à un juge d’instruction qu’il n’est toujours pas question de saisir, d’envoyer des commissions rogatoires au Liechtenstein ou aux Seychelles, ou dans tout paradis fiscal ou refuge de biens dissimulés. De même, tout ce qui a pu être recueilli lors des gardes à vue pourrait faire l’objet d’une annulation de  procédure, rendant caduque l’enquête. On attend toujours par ailleurs, que Florence Woerth porte plainte contre Eva Joly, comme elle l’avait annoncé. Ces péripéties du Woerthgate sont en fait secondaires, et les relais d’opinion indirects de la Sarközye, tel Julien Dray (qui ne semble pas avoir créé de micro-parti à sa seule dévotion), défendent la thèse de l’intégrité et de la ténacité du procureur Courroye, tandis que d’autres, plus directs, considéreront qu’il n’y a plus rien à voir, et qu’Éric Woerth est blanchi, virginal, en passe d’être béatifié.  Ces faits divers n’occultent plus vraiment le réel Woerthgate, qui a précédé l’arrivée d’Éric Woerth, en 2007, au ministère du Budget. De 2004 à 2009, le nombre annuel des contrôles fiscaux visant des particuliers, telle Liliane Bettencourt, a décru d’un bon millier. Le nombre des personnes affectées à ces contrôles est tombé à 7 % des effectifs de l’administration fiscale. Plus un dossier est complexe, moins les « performances » sont bonnes, moins un redressement peut aboutir. Pour éviter les contentieux, certains cas sont signalés à la « cellule fiscale » du ministère, qui traite souvent de gré à gré. Ce ne sont que les petits à côté induits par le Woerthgate ; personne n’est plus dupe de l’inaction de cette cellule à l’égard des Liliane Bettancourt.

 

Comme l’estime Marcel Gauchet, des Hautes-Études en sciences sociales, dans un entretien au Monde, le Woerthgate, c’est en en fait, au-delà d’une « affaire » de plus (et de mieux dans l’escalade des sommes en jeu), « une remise en question, plus diffuse et plus large, du pouvoir sarkozyen. » C’est un peu court. Ce n’est plus du seul « pouvoir sarkozyen » (quel pouvoir réel ? quelle autonomie ?) dont il est question. C’est bel et bien de la remise en cause de ce qu’il nomme « la banalisation libérale de la France ». Le Woerthgate, selon lui « repose le problème de la justice fiscale et sociale en de tout autres termes, et cela jette une autre lumière, rétrospectivement, sur les intentions initiales. ». Cela ne se limite pas à une remise en question de « la manière dont certains profitent » de la démocratie, comme il le précise. Le questionnement des abus est bien réel, la question fondamentale des « intentions initiales » bien plus vaste.

 

Le Sarkogate n’est qu’une composante du Woerthgate. Personnaliser ainsi, c’est faire de Nicolas Sarkozy l’exception, et non plus seulement la figure la plus emblématique. Nicolas Sarkozy est l’émanation du Woerthgate, son aspect le plus voyant. Mais c’est bien les multiples « intègres » Woerth qui l’incarnent, et Xavier Bertrand, en constatant devant le bureau politique de l’UMP, « nous sommes tous des Éric Woerth », ne désigne qu’incidemment Nicolas Sarkozy en tant que premier d’entre ses pairs. Moins discret, sans aucun doute plus indélicat, Nicolas Sarkozy a fortement accéléré, décomplexé, une tendance induite, alimentée par la propagande, qui a rendu possible son élection, à Neuilly puis à l’Élysée. Il n’en est en fait, à sa manière de ludion, que le fruit paraissant, à tort ou à raison aux yeux dessillés d’une opinion désormais majoritaire, le plus talé, voire pourri.  Les fruits se jettent, la source de l’infection est ailleurs. C’est pourquoi un remaniement gouvernemental profond, de nombreuses nouvelles têtes, de nouvelles attitudes vantées à l’envi, donneront bien peu le change. Que Bernard Kouchner soit remercié, que sa femme, Christine Ockrent, ne bénéficie pas rapidement d’un nouveau poste ou d’une nouvelle « mission Boutin » dont il n’aurait plus la tutelle, que la taille des « logements Gaymard » soit rabotée, donnerait sans doute lieu à des déclamations sur une vertu nouvelle ou « retrouvée ». On ne retrouvera sans doute plus, chez les divers Liliane ou André Bettencourt, de petits carnets portant la mention : « vu le mari [de Florence Woerth] 120 000 euros ». Mais la question de savoir qui représente au juste les intérêts de qui et celle des « intentions réelles » subsisteront. Le Woerthgate qui croît, s’enfle, déferle, ce serait que la réponse, conservée en son for intérieur ou glissée lors de conversations privées avant de passer à autre chose, devienne clameur. Pour l’arrêter, suffira-t-il de sacrifier, en le faisant congédier par l’électorat ou en lui intimant l’ordre de passer la main, un Sarközy parmi tant d’autres ? De cette question, vous détenez la réponse… Mettre le « roitelet » nu, le dépouiller de ses habits « gauche nouvelle » ou « droite sociale », ne suffit pas à déshabiller ceux qui l’ont fait.