La pluie tombe dru. Comme pour purifier les péchés des hommes. A moins que ce ne soit pour apaiser mon gosier sec et brûlant.
Je titube, hagard. Le regard fou. Les pupilles analysant frénétiquement les lieux sans seulement ne transmettre aucunes informations. Je sais juste que j’erre sur une rue pavée. Et que je dois marcher. Marcher encore. Quand mes chaussures délabrées m’abandonneront, je continuerai, jusqu’à ce que ma tête ne puisse rester éveillée. Alors, je m’affalerai et dormirai. D’un sommeil que j’espère éternel.

J’ai mal. Mal comme jamais. Chaque mouvement génère un cataclysme nerveux. Chaque geste amorce ma mort prochaine. Pourtant, je ne m’arrête pas. Je redouble plutôt d’effort. Le visage lisse, mes paupières papillonnantes pour chasser l’eau qui ruisselle. Ma mâchoire ne tressaille même plus à chaque stimulus. La souffrance devient compagnon de voyage, qui, silencieuse, m’accompagne loyalement. Ses caresses gagnent en chaleur pour tous mètres parcourus. Le liquide poisseux sur mon flanc se réintégrant à mon être. Je me sens choyé sous la cape maternelle de la vie. Un rictus déforme ma joue droite alors que je saisis le plaisir pervers à ressentir ainsi mes maux. Je devrais pourtant hurler mon œil perdu. Geindre ma profonde déréliction. Me recroqueviller agonisant sur le sol et attendre que le trou béant dans mon estomac m’envoie rejoindre le ciel qui m’a oublié.
Je trébuche à nouveau. Sur un espace vide. Originellement prévu pour un pavé. Rétabli, je reprends ma route, pusillanime.
-Où vais-je ? S’alarme soudainement mon esprit.
-Loin. Lui répond ma panique.
-Loin de quoi ?
-D’ici. Du monde. De la folie.
-Jusqu’où ?
-Là où la lune me guidera. Clôt ma raison décimée.

Je recouvre peu à peu une vision nette. La lumière aveuglante dont les effets ont rendu mon cerveau si flasque semble enfin résorber ses dégâts collatéraux. Ma tête rue, cogne, crie. La brume installée sournoisement à l’intérieur est invitée vigoureusement à laisser place nette dans l’instant. Soudain lucide, j’absorbe immédiatement la masse folle d’informations qui patientait à l’oraison de ma compréhension.
Submergé par un amas de sensations, je tente de résister à cette nuée d’émotions dont la gamme s’étend sur plusieurs octaves brassant de l’angoisse au soulagement. La multitude de pensées me noie, inondant mes estafettes récemment soignées. Le brouillard revient avec une virulence narquoise. La catatonie ma frappe de nouveau tandis que mes pieds poursuivent leurs objectifs inexpugnables.

Un souvenir revient. Prégnant et sempiternel. Je revois le nuage visqueux être débarqué d’un avion au-dessus de moi. Je réentends l’embrasement meurtrier pourtant recouvert par le beuglement strident de l’alarme et de la pathétique terreur qui se répand sur mes lieux. Je sens à nouveau cette odeur âcre de fluides vitaux libérés. Les images m’assaillent et m’envahissent. Il y a cette femme qui hurle à un dieu disparu de protéger son enfant déjà mort. Cet homme d’affaires qui protège de son dos une fillette égarée. Ce mendiant dont les yeux creux ne quémanderont plus jamais d’aumônes. Et le Sacré Cœur, qui explose. Balayé par le phosphore. Liquéfié par le napalm. Ainsi que ce débris qui s’enfonce goulûment dans mon orbite. Je me revois courir malgré les appels à l’aide. Je me revois refuser de céder ma voiture à cet homme protégeant des enfants. Je souffre une nouvelle fois quand son tesson laboure vicieusement mon estomac tandis qu’il me souffle un désolé usuel à l’oreille. Je retrouve cet instinct primaire qui me fit m’éloigner de ce chaos. Parcourant les rues aux allures de nécropoles sans m’arrêter. Sans même observer. Obsédé par ma survie. Avancé quoi qu’il arrive. Evoluer, coûte que coûte. Mi rampant, mi debout. Toujours aller plus loin.
Fuir le rouge omniprésent. Fuir ces rivières artificielles. Rejoindre l’immaculé. Atteindre la lune.

Montmartre est loin derrière moi maintenant. La nuit s’éclaircit lentement. En même temps que ma résolution faiblit face à ma fatigue croissante. Le sommeil miroite, inaccessible à mon esprit obstiné. Toute la témérité qu’il pouvait renfermer, annihilé par cette soirée. La raison m’a abandonné. Toutes réflexions désertant mon cerveau terrifié. Seule prédomine cette volonté immuable. Fuir. Aller là où ils ne seront pas. Aller là où le mot sécurité recouvrira pleinement son sens. Comment seulement puis-je voir l’absurde de cette quête alors que le monde vient de basculer ?

Je titube. Mon cheminement n’est plus que chutes, hésitation, fatigue. Fatigue si prégnante. Une étendue que je devine verte s’étend face à moi. Vaincu par les protestations de mon corps. Je rends les armes en m’affalant pitoyablement sur l’herbe. Déjà endormi.
Je danse. Danse frénétiquement dans un univers éthéré. Pris en otage dans les tourbillons du mal. Je danse pour rester en vie. Virevolte pour obtenir un sursis. Chaque pas me guérit. Chaque larme fait déferler ma folie. Je danse, danse pour rester en vie. Menacé par des formes indistinctes. J’évolue cynique sur l’échiquier inique. Je me brise, obscène sur les remugles âcres de l’humanité. Mon âme fait du prosélytisme, suppliant d’être épargnée. Sacrifiant ma candeur sur l’autel de la honte. J’implore la clémence nombriliste. Mon rêve s’achève avec mon si bref sommeil sur un entrechat imprécis. Soldé par le vide, et moi chutant au milieu.

Mon œil balaye l’endroit. Fiévreux. Mes habits sont imprégnés d’un sang sale. Et je sens mon ventre étiré et friable en amont de la plaie purulente. J’aspire goulûment l’oxygène en priant pour que ce ne soit jamais la dernière fois. Mes lèvres remuent frénétique, souhaitant d’une voix inaudible obtenir un salut insaisissable. Derrière moi, un bruissement d’herbe signale une présence. Dans un sursaut d’énergie, je fais pivoter mon cou pour manifester mon existence. Mon œil valide ne voit pas le visage souriant avec complaisance. Il est captivé par la gueule noire qui dans un bruit étouffé m’emmène loin des souffrances matérielles. Mon cadavre gît sur le Champ de Mars dans une atmosphère d’apocalypse alors que la tour Eiffel s’écroule sur un air de requiem.