Voici donc qu’après avoir annoncé la rediffusion du film d’animation Persepolis, la chaîne Nessma TV présente des « excuses » aux téléspectateurs. Le passage incluant une représentation d’Allah – fait considéré blasphématoire par des manifestants, car contraire à la doctrine mahométane – sera-t-il supprimé lors de la rediffusion ou celle-ci tout bonnement annulée ? Retour sur un insolite incident qui a fait tiquer Nicolas Beau, de la Lettre du Sud.

Dans un communiqué, Nebil Karoui, président de Nessma TV, qui avait diffusé le film de Mariane Satrapi, Persepolis, présente ce mardi des excuses : « Je suis désolé pour tous les gens qui ont été dérangés par cette séquence, qui me heurte moi-même. ».

Pour mémoire, le film, doublé en dialectal, avait été diffusé vendredi soir. C’est dimanche que des manifestations, de faible ampleur, à la suite d’appels sur Facebook et via des réseaux sociaux, se sont déroulées à Tunis et des localités.

Dans mon billet d’hier, je rappelais que Laroussi Mizouri, ministre tunisien des Affaires religieuses, avait certes déploré la diffusion de « quelques images incarnant l’être suprême », mais que, tout comme Samir Dilou, du bureau politique d’EnNadah, il avait condamné la manifestation de dimanche soir devant les locaux de la chaîne (voir « Islam “printanier” ») bien davantage que sa répression par les forces policières. J’incitais à ne pas s’engouffrer dans une vision trop rapide et superficielle des choses.

Venant pour le moins à retardement, les regrets du directeur de Nessma sont-ils sincères ou dictés par des autorités politiques ou des annonceurs ? Voire par des menaces reçues ?

Situation confuse

On remarquera surtout que sur le site de La Lettre du Sud, Nicolas Beau, journaliste et universitaire spécialiste de la Tunisie, indiquait de manière sibylline ce qui suit :

« Cette campagne anti Nahda, c’est parfois aussi le pire : l’affaire de "pseudo-attaque" de barbus contre la chaine Nessma le week-end dernier est tout sauf claire. Il existe une grande contradiction entre les déclarations du directeur de cette télé (Nebil Karoui) et celles du porte parole du ministère de l’intérieur (Hichem Meddeb) ! ».

C’est au micro d’une radio locale de Monastir que le président de Nessma a présenté des excuses aux Tunisiennes et Tunisiens, ajoutant cependant : « Ce film a déjà été projeté intégralement dans plusieurs salles en Tunisie et n’a pas entraîné toute cette agitation… ».

On se demande en effet pourquoi les salles n’avaient pas fait l’objet de manifestations. Mais il se trouve que la chaîne diffusait une version doublée en dialecte tunisien.

Webdo (.tn) relève que « d’autres évoquent une campagne de Nessma contre les partis islamiques. Le débat qui a suivi le film évoquait l’éventuelle similitude entre ce qui se passe dans l’œuvre de Marjane Satrapi et la Tunisie, si jamais un parti islamique prenait le pouvoir. ».

MinuteBuzz Maghreb souligne pour sa part que « le parti Ennahdha a refusé d’entrer dans la polémique et de fustiger la politique éditoriale de la chaîne, très certainement en vue des ces prochaines élections. ». 

Pour Business News (.com.tn), la chaîne aurait « fait sortir les loups hors de leur tanière ». À savoir bien sûr des (voire « les ») islamistes, à deux semaines des élections tunisiennes. Nizar Bahloul et  Noureddine Hlaoui dénoncent « une vaste polémique entre ceux qui déplorent la transmission du film par la chaîne TV et les réactions qualifiées de violentes, agressives et disproportionnées suscitées un peu partout à travers le pays. ». Ils signalent que la chaîne a reçu divers soutiens : « Le Pôle Démocratique Moderniste (Qotb), le PDP ou encore Afek Tounes et Ettakatol.  L’association des directeurs de journaux n’est pas allée du dos de la cuillère et a carrément parlé de terroristes fascistes. ». En fait, de manière voilée, ils mettent en doute que la représentation d’un dieu dans le film (fusse-t-il « le Bon Dieu »), ait pu vraiment « atteindre au sacré ».
Il est vrai que le dessin de Satrapi évoque davantage un dieu chrétien (faute d’autres références dans l’iconographie des deux autres principales religions monothéistes, elle n’avait guère le choix). Mais la véritable question tient à la polémique sur ce que feraient les partis islamiques (voire islamistes) s’ils obtenaient un nombre important d’élus, ce que leur accorde les sondages.

De son côté, l’Union Populaire Libre (UPL) a démenti apporter son soutien à Nessma TV et au contraire, a décidé de porter plainte contre la chaîne pour avoir porté atteinte aux croyances religieuses. Ce qui est pour le moins paradoxal. Car les croyances religieuses permettent aux chrétiens de représenter le créateur évoqué par la Bible et les Évangiles. 133 avocats se sont aussi associés en une plainte similaire commune.

La Tunisie compte à présent 400 enseignantes religieuses et  recrute 150 professeurs imams diplômés de l’université Zitouna qui seront rétribués tels des enseignants du secondaire. Mais les autorités chrétiennes ou juives pourraient revendiquer aussi des facilités.

Pour sa part, Tiwinoo signale : « Des pyromanes se sont trompés de cible en mettant le feu à deux voitures, une Ford Focus et une Volkswagen Polo, appartenant aux voisins de Nabil Karoui, propriétaire de la chaine du Grand Maghreb, Nessma TV. Ces événements se sont déroulés tôt ce matin, vers 4 heures… ». Ce pourrait être l’une des raisons des excuses du président de la chaîne. Par ailleurs divers groupes, s’exprimant sur des sites (comme Facebook), ont appelé au boycott des annonceurs de la chaîne. Un clip vidéo circulait pour savoir que chaque agence ou société qui collaborerait avec la chaine Nessma TV devrait s’attendre à savoir que leur clientèle diminuera.

La manifestation principale de dimanche, devant le siège de la chaîne, avait été semble-t-il coordonnée dans diverses régions avec d’autres, de moindre importance, visant notamment des postes de police. Mais il serait intéressant de savoir si ces manifestations étaient violentes ou le sont devenues, et en fonction de quoi.

Soupçons de manipulations multiples

Sur blogspot, la blogueuse de La Tunisie, c’est comme ça, situe à sa manière l’enchaînement des événements. « Tout le monde en a entendu parler de ces attaques répétées des présumés Salafistes, contre la fac de Sousse parce qu’un doyen a refusé l’inscription d’une étudiante en nikab puis contre le siège de Nessma TV dimanche dernier suite à la projection du film Persépolis ; entre temps il y a eu également la marche de femmes à l’Ariana (le samedi 08) qui ont défilé en habit traditionnels pour protester contre le nikab, j’y étais. ».
Pour Noura Bensaad, « derrière ces attaques il n’y avait pas des Salafistes ou des intégristes mais des gens qui nous manipulent ou du moins essayent pour nous faire peur et empêcher que les gens votent pour Ennahdha le 23 octobre. ». Ce qui fait écho au billet de Nicolas Beau.

 

Elle ajoute : « nous voilà à nouveau infantilisés, “débilisés”, réduits à l’état d’imbéciles heureux ou pas, qui ne sont pas capables de penser ou d’agir de façon sensée et réfléchie. Je suis absolument convaincue d’une collision entre le gouvernement actuel et certains partis qui non seulement ont peur de Ennahdha mais aussi des listes indépendantes car celles ci échappent à leur contrôle. Alors ma conclusion toute personnelle est celle ci : puisque c’est comme ça, je voterai pour une liste indépendante et tant pis si cette liste ne passe pas, ce qui aura pour conséquence que mon vote perdu sera un de moins contre Ennahdha. ».

Diversifier les sources

 

Du temps de Ben Ali (comme du temps de Kadhafi, ou de Moubarak), pratiquement tout opposant était qualifié d’islamiste. La société civile éprouve de réelles difficultés à décrypter ce qui se passe vraiment, les supputations finissent par l’emporter sur l’analyse des faits.

Si ces manifestations avaient été « sollicitées », la France aurait peut-être gagné à s’abstenir de les commenter. Bernard Valero, porte-parole du ministère français des Affaires étrangères, a fait savoir que « les autorités françaises déplorent et condamnent l’usage de la violence par des manifestants à l’encontre du siège de la chaîne de télévision Nessma. ».

Houssem Hajlaoui, sur Nawaat (.org), s’interroge : n’aurait-on pas transformé une manifestation pacifique, qui visait une chaîne ayant fourni matière à susciter des troubles, et n’aurait pas été que le fait de salafistes, en une manifestation violente ? C’est peut-être aussi le sens des remarques de Nicolas Beau. Une chose est sûre : si la société civile tunisienne éprouve quelques peines à s’y retrouver, que dire des autres, qui l’observent ? Faute de recul, contentons-nous d’observer, en diversifiant les sources.

Pour mémoire aussi : sous Ben Ali, Come4News avait été totalement censuré. Mais certes pas pour avoir véhiculé de la propagande islamiste.