Je sais, titre provocateur que je prie nos visiteuses et visiteurs tunisiens d’excuser. Mais, vu de loin, la question peut se poser ainsi : Michèle Alliot-Marie avait-elle eu raison de parier sur une certaine bourgeoisie et classe politique tunisiennes qui, finalement, reproduiront les pratiques du passé ? Les derniers événements, visant notamment les consœurs tunisiennes et les journalistes tunisiens, m’inspirent cette amère réflexion.

Non, les journalistes, à Tunis, ne valent peut-être pas « mieux » que les imams de Tripoli, contraints et forcés pour la plupart, vendredi, de dénoncer la « sédition ». Ce n’est pas parce qu’on est journaliste ou avocat que sa dignité, son intégrité, valent davantage que celles d’autres travailleurs ou individualités. Mais je viens de lire, sur Le Blog tunisien de Nicolas Beau, ce passage fort inquiétant :
« Les flics et leurs supplétifs n’hésitent pas, samedi en début d’après midi, à pénétrer dans les sièges des journaux qui ont leurs locaux, comme Tunis Hebdo, le magazine qui a lancé le scoop sur la rencontre de décembre entre les sécuritaires de Ben Ali et MAM.  Les manifestants qui s’étaient réfugiés là sont poursuivis par la police et trainés jusque dans les camionnettes du ministère de l’Intérieur: "Tu veux prendre des photos, tu vas voir". ».

J’ai connu cela, en France, et pour avoir voulu simplement prendre des notes, je me suis retrouvé en garde à vue, en compagnie d’une cinquantaine de manifestants. C’était au siècle dernier. Place de la Bastille, à Paris, plus récemment, lors des manifestations contre la réforme des retraites, divers incidents ont marqué le peu d’évolution de la police française. Elle n’est pas plus monolithique que la police tunisienne ; ses plus zélés membres, avides de promotions plus rapides, savent se faire remarquer en s’en prenant aussi aux journalistes. Et c’est un signe peut-être un davantage caractéristique qu’un autre.

Lu sur le site d’Arrêt sur images : « Si la télévision officielle tunisienne a démenti la nouvelle du coma de Ben Ali, c’est parce que les journalistes tunisiens ne sont pas au rendez-vous, explique Nicolas Beau, l’ex-patron du site Bakchich. ». Depuis, il sait pourquoi… Boris Boillon, l’ambassadeur de France, savait-il à quoi s’en tenir en brocardant les journalistes tunisiens qui avaient l’outrecuidance de lui poser des questions dérangeantes ? On pourrait le croire. Il a présenté des excuses, il doit à présent savourer sa revanche.

La télévision nationale tunisienne a cessé d’émettre. Selon Reuters, des centaines de journalistes, techniciens et employés ont entrepris une grève, non pas pour, comme d’habitude, ailleurs, réclamer des emplois ou des augmentations, mais pour protester contre le poids de la censure du pouvoir. « Nous voulons travailler en toute liberté, nous n’accepterons plus de subir des restrictions, » aurait déclaré un gréviste. Cela vaut pour les bulletins sur l’état de santé de Ben Ali, mais aussi pour les commentaires sur la politique étrangère de la France, pour l’attitude européenne et plus largement occidentale, en Libye et ailleurs. Come4News a été longtemps censuré en Tunisie. Comme tant d’autres sites. On pourra dire de Ben Ali ou de sa ou son successeur ce que L’Expression (Algérie) écrit de Kadhafi : « On trouve indifféremment : Mouamar Kadhafi, Mu’ammar Al-Qadâfî aussi écrit Kadafi, Algathafi, al-Kadhafi, al-Gaddafi, Al Qadafi, Gueddafi, Gheddafi, El-Gueddafi. Comment cet homme a pu tenir aussi longtemps son peuple sous une poigne de fer et gouverner selon le “Livre Vert”, doctrine qui ne se trouve dans aucun livre académique. ». Peu importe, en effet, le nom. Finalement, partout, c’est le même. Ben Ali, Moubarak, voire Michèle Alliot-Marie. Quand on a goûté au pouvoir, on en abuse.

Mais il y a des limites. Celles que certains acteurs imposent. Le peuple, par exemple, parfois ayant pour porte-voix des journalistes, qui, comme le rapporte Alain Bertho sur Marianne2, contrairement au couple Kouchner, ne sont pas forcément avides de pouvoir. Les journalistes, pour la plupart, sont de nouveaux golliards : beaucoup de « clercs » issus du peuple, précarisés dans le monde occidental comme ailleurs. Obligés de composer, de prendre pitance là où il en est fourni, et de taire ce qui fâche. Ce n’est pas le cas de toutes et tous. Il en est qui se délectent d’être serviles ou de conforter la classe dont ils sont issus, lorsqu’ils s’estiment du bon côté du manche. Mais toute atteinte à la liberté de la presse est souvent, voire presque systématiquement, un atteinte aux aspirations du plus grand nombre.

Je voulais écrire aujourd’hui sur la Maison des journalistes, que préside Danièle Ohayon, fille d’un journaliste juif « pied noir » (je sais, c’est très réducteur, Georges était, du fait du statut des juifs en Algérie, ainsi assimilé, et parfois, en France, où il avait été parachuté avec le Premier Choc, il était considéré ainsi, superficiellement). Cette Maison des journalistes accueille des consœurs et confrères de tous pays (d’Afrique, notamment, mais aussi de certains pays ex-soviétiques), qui ont parfois bien du mal, en dépit des menaces, sur eux-mêmes, leurs familles et leurs proches, à obtenir en France le statut de réfugiés politiques. Renseignez-vous. Faisons, comme nous le pouvons, que des journalistes tunisiennes ou tunisiens n’aient pas, bientôt, à frapper à sa porte.

La France, ou plutôt, les Françaises et les Français, enfin, certaines et certains, ne peuvent pas tout. Mais  elles ou ils peuvent interpeller les pouvoirs publics, leurs gouvernants. Et la question à poser au futur ministre des Affaires étrangères français est peut-être celle-ci : « qu’allez-vous faire pour contribuer à la liberté de la presse en Tunisie et dans tous les pays où vous vous targuez que la France conserve une influence. ». Pour le moment, Boris Boillon, l’ambassadeur, comme ses prédécesseurs, se tait. On s’en souviendra.