Tunisie : des débats « blasphématoires » ?

Come4News fut l’un des premiers sites bannis par le régime de Ben Ali. Le sera-t-il de nouveau parce que certains et d’aucunes pourraient y tenir, demain, des propos blasphématoires selon l’interprétation qu’en fera tel ou tel imam, prêcheur ou prédicateur ? C’est effectivement un risque, tempéré sans doute par le pragmatisme dont feront sans doute preuve les dirigeants d’Ennadah (ou Nadah) soucieux d’étendre leur pouvoir et de rafler des postes.

Pas téméraire, le père Jawad Alamat, directeur des œuvres pontificales catholiques romaines en Tunisie : « faisons confiance aux nouveaux dirigeants tunisiens… ». Il pourra donc continuer à vendre des images pieuses ouvertement ou sous le manteau tandis que la Tunisie en viendra peut-être à interdire de manger des oranges israéliennes : il est projeté, par Ennabah, de fermer le bureau de contact israélien à Tunis et de cesser toute importation de produits israéliens. Bah, ce sera tout bénéficie pour les trabendistes que l’on verra multiplier les signes de piété dans les mosquées, et pas trop de manque à gagner pour les arabes israéliens dans leur ensemble.

Remarquez que la ministre norvégienne des Finances, Kristin Halvorsen, du Parti socialiste de gauche (la distinction est savoureuse) a prôné le boycott volontaire des produits israéliens (et non leur interdiction d’importation) dans le quotidien Dagbladet. Il y a beaucoup d’électrices et d’électeurs de cultures musulmanes diverses, au Danemark ? Signalons quand même que la grande indulgence de Nicolas Sarkozy à l’égard de la droite israélienne n’est peut-être par tout à fait pour rien dans le vote des Tunisiennes et Tunisiens de France, qui reflète à peu près le vote en Tunisie.

Arabe, langue des anges

Ennadah, comme diverses instances françaises lorsqu’il s’agit de l’anglais, voudrait expurger le dialectal tunisien de mots français et rétablir un arabe plus proche de celui du Coran. Bonne idée. Il faut aller plus loin, et interdire à tout Tunisien « arabe » (la plupart le sont à peine davantage que moi-même) de proférer un seul mot de français. Rien n’empêche d’embaucher des traducteurs amazigh-français-arabe littéral dans les hôtels, les commerces, &c. Et attention, Tunisiennes et Tunisiens de France : surveillez votre langage quand vous rentrez au pays. Voilà de quoi s’assurer des votes de traductrices et traducteurs berbérophones trilingues. On peut y croire…

En dépit des soupçons de fraude électorale, des électrices et électeurs des campagnes amenés aux bureaux de vote tels des pépés et mémés des maisons de retraites françaises, les Tunisiens de la diaspora ont sans doute voté comme les Tunisiennes de leurs provinces d’origines, à peu de chose près. C’est la démocratie parlementaire, celle qui avait amené les Algériens et les Algériennes écœurés par la corruption à porter leurs suffrages sur le FIS. Aussi révulsés, sans doute, par un certain relâchement ostentatoire des mœurs de la part de classes moyennes et supérieures profitant du régime plus que la majorité de la population. En France, faire un pied de nez à la démocratie française qui s’était si bien, tous bords confondus, accommodée des Ben Ali, peut aussi avoir influé à la marge. Il y aura sans doute aussi des binationaux qui voteront Marine Le Pen, laquelle va sans doute jouer sur les deux tableaux : pas trop de déclarations tonitruantes publiques, des propos en cercles restreints sur la montée de l’islamisme qu’il convient de juguler…

L’ennui, dans un pays où il est fait référence à la charia et aux valeurs fondamentales de l’islam, ou à d’autres valeurs religieuses (comme c’est le cas, de fait, en France ou en Israël), c’est que c’est rarement pour interdire aux dirigeants des banques musulmanes ou autres de s’en mettre plein les poches. Mieux vaut ne pas taxer trop fort officiellement les profits (litote) et laisser aux possédants la liberté de soutenir à leur gré des charités et œuvres de bienfaisance. Les affaires continuent mais, si le peuple devient trop remuant, on peut toujours lui faire comprendre qu’il blasphème. Il faut vraiment que la classe dirigeante en fasse trop pour qu’on lui reproche la même chose : voyez l’Italie où Berlusconi était jusqu’à voici très peu le chouchou du Vatican.

Et les voleurs de valeurs ?

« Il faut écouter nos amis musulmans qui affirment qu’au sein de la charia se trouvent des valeurs humaines qui forment une culture, » poursuit le père Jawad. Eh, ce n’est pas faux. Voyez d’ailleurs la théologie catholique de la Libération… L’ennui, c’est que ses tenants en Amérique latine se sont vus désavoués, voire pourchassés, trahis, vendus aux dictatures par la hiérarchie vaticane conforme.

Ennadah pourrait fort bien donner des gages tant à des islamistes plus radicaux qu’à des musulmans soucieux du maintien des valeurs laïques, histoire de voir comment il pourra s’appuyer alternativement sur les uns et les autres, en fonction du rapport de forces et de son objectif de maintien au pouvoir. En France et Italie, le parti fera valoir que les imams appointés par lui sont des facteurs de stabilisation et qu’ils pourraient bien, sans bien sûr appeler à opter nettement pour un parti ou un autre, inciter à voter pour le plus offrant ; avec le Maroc, on a l’habitude. Le Tunisien Ahmed Jaballah, président de l’Union des organisations islamiques de France (UOIF) doit se frotter les mains.

Être un bon musulman, un bon chrétien, n’a jamais empêché de renier ses promesses, de régner à sa guise. D’ailleurs en quoi Bachir el-Assad ou Hosni Moubarak sont-ils de mauvais musulmans ? Kadhafi, l’ennemi puis l’ami des Ben Ali, était-il moins musulman que Nasser ? À l’inverse, des dirigeants juifs, chrétiens, musulmans, n’ont pas été les pires autocrates. Mais un État de droit, fondé sur des valeurs laïques, contrecarre quand même généralement les dérives autoritaires. Ce n’est pas une garantie absolue et de toute façon, le très peu chrétien Hitler s’entendit longtemps comme cul et chemise avec les très catholiques Benito Mussolini et Francisco Franco, et même certains muftis.

Profits modérés ou pas ?

Les dirigeants d’Ennedah ont en fait un vrai souci : le chômage. Soit ils parviennent à le réduire, soit pas. Soit ils déçoivent et se retirent faute de résultats, soit ils cèdent à des branches plus radicales. Le reste, la religion, tout cela, les valeurs musulmanes, cela peut amuser la galerie, mais cela reste quand même accessoire. Est-ce impie de le penser et blasphématoire de l’exprimer ? On verra…

En tout cas, Ennadah reviendra-t-il sur la hausse (10 %) du prix des cigarettes, cigares et tabacs maâssel qui vient d’entrer en vigueur ? Et son produit servira à quoi ? À se doter de voitures de fonction ou vraiment à la sécurité sociale ? En 1998, en Tunisie, le tabac avait été totalement interdit, en avril 2010, seuls les tabacs importés avaient vu leur prix augmenter. Là, tout fumeur, toute fumeuse y passe.

Je ne sais, pas plus qu’elles et eux-mêmes sans le moindre doute, si les dirigeants et les partisanes d’Ennedah seront bénéfiques ou non pour les Tunisiennes et Tunisiens qui ont le plus besoin d’obtenir un niveau de vie décent. Ne faisons pas de procès d’intention. La liberté est vue de diverses façons. Pour la liberté d’entreprendre, c’est, par exemple, celle d’ouvrir un sex-shop avec des vitrines explicites. Pour d’autres, en dépit du fait que le Coran ne dit absolument rien sur les sex-shops, c’est de ne pas voir ses croyances heurtées par ce type d’étalages. Il existe bien d’autres points d’achoppement.

Cela dépend aussi de nous, de vous

Comme d’habitude, il faudra composer. Une chose est sûre : pas un sou pour la nouvelle Libye où les nouveaux tortionnaires remplacent les anciens. Si Bernard-Henri Lévy veut aider la nouvelle Libye, sa fortune personnelle doit y pourvoir. On dira qu’il faut contrebalancer l’influence du Qatar et des Émirats, de l’Arabie Saoudite. Que les Libyennes et les Libyens décident. Pour la Tunisie, on verra. Après tout, Ennadah est certainement prêt à recevoir à bras ouverts les fonds des « amis de la Tunisie », de Delanoë à Michèle Alliot-Marie. Les Tunisiennes et les Tunisiens décideront… Elles et ils ont choisi, sachons choisir aussi. Mais si Ennadah peut montrer le bon exemple que les Françaises et les Français attendent, alors, bravo Ennadah. Et aussi les autres qui relèveront ce pays pillé par les Ben Ali et leurs obligés français, saoudiens, libyens, chrétiens ou musulmans, peu importe, &c.

En attendant, je retournerai volontiers en Tunisie. J’y été parfois mal reçu, beaucoup plus souvent très aimablement accueilli, comme au Yémen, en Iran, et tant d’autres parties du monde. J’y ai vu des Russes s’y conduire pire que des colons français, du temps de Bourguiba. Comme quoi, hein, les idéologies… religieuses ou autres… Puis-je rappeler aussi que le sionisme fut porteur d’espoirs émancipateurs pour tous les peuples, et pas seulement pour le « peuple juif » dans son immense et complexe diversité ? J’aimerais que cela soit remémoré tant dans les madrassas que dans d’autres écoles. Mais quand on voit l’état des écoles françaises, gardons-nous peut-être de donner des leçons…

Auteur/autrice : Jef Tombeur

Longtemps "jack of all trades", toujours grand voyageur. Réside principalement à Paris (Xe), fréquemment ailleurs (à présent, en Europe seulement). A pratiqué le journalisme plus de sept lustres (toutes périodicités, tous postes en presse écrite), la traduction (ang.>fr. ; presse, littérature, docs techs), le transport routier (intl. et France), l'enseignement (typo, PAO, journalisme)... Congru en typo, féru d'orthotypographie. Blague favorite : – et on t'a dit que c'était drôle ? Eh bien, on t'aura menti !

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