Tragique laxisme de l’Etat sur les conditions de travail au Maroc

Par Ahmed R. Benchemsi

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Des usines comme celle qui a brûlé, il y en a des centaines, voire des milliers, au Maroc. Et l’Etat ferme les yeux…

De mémoire de Marocain, on n’avait jamais compté autant de morts dans un accident industriel. À Lissasfa, dans la banlieue de Casablanca, 56 ouvriers ont brûlé vifs le samedi 26 avril, enfermés dans une usine de matelas dont les fenêtres étaient grillagées et l’unique voie de sortie, bloquée. Sciemment, pour éviter les vols, comme l’avance hardiment un commandant des pompiers ? Ce serait abominable, mais c’est encore loin d’être prouvé. De son côté, un parent du propriétaire affirme à TelQuel que ce qui a bloqué la porte, c’est le court-circuit qui est à l’origine de (ou qui a été provoqué par) l’incendie. Quoi qu’il en soit, il n’y avait pas d’issue de secours et le système de sécurité de l’usine présentait de nombreuses failles, voilà pourquoi le bilan est tellement lourd. De toute façon, le propriétaire n’est pas le seul responsable de cette tragédie. Dans son sillage, il y a divers agents de la mairie, de la Protection civile et quelques inspecteurs relevant de quelques ministères. Chargés de contrôler la conformité des normes de sécurité de l’usine, tous ces gens ont, à un niveau ou un autre, fait le lit de la tragédie de Lissasfa. Qui est coupable de quoi, exactement ? La justice aboutira à des conclusions que nous commenterons le moment venu (d’ici là, notre enquête, pp. 34 à 40, vous en dit plus).

Dans les démocraties développées, ce genre de drame fait sauter des ministres. Ici, ce serait probablement injuste, quand on sait à quel point l’absence de contrôle réel est généralisée… Un ministre ne peut endosser, tout seul, la responsabilité d’un demi-siècle de laxisme. Car le drame de Lissasfa, bien au-delà du non-respect des normes anti-incendie, repose, de la manière la plus dramatique, une problématique bien connue : celle de ces innombrables petits industriels évoluant (au moins pour partie) dans l’informel, qui fondent leur compétitivité sur des charges anormalement faibles. Le propriétaire de l’usine du drame n’était pas de ces « patrons voyous » dont les conditions de travail des ouvriers confinent à l’esclavage – comme l’ont vite annoncé quelques journalistes avides de sensations fortes. Il correspondait, bien au contraire, à une certaine « norme ». Des salaires inférieurs au Smig, de vrais-faux intérimaires en pagaille, une sécurité négligée, des matériaux hautement inflammables stockés de manière incroyablement imprudente, des contrôles de complaisance… Rien que de très habituel. Et de très inquiétant, quand on voit où ça peut mener.

« La prolifération de l’informel est une tumeur cancéreuse qui dévore le tissu industriel marocain« , commente, dans un accès de colère lyrique, un industriel du textile. Elle décime aussi le pouvoir d’achat des ouvriers, payés au lance-pierre, sans parler des multiples drames personnels dus aux carences en termes de couverture sociale et d’assurance retraite… La logique des petits opérateurs industriels de ce type – ils se comptent par centaines, si ce n’est par milliers – est simple : rogner sur le maximum de charges (y compris celles relatives à la sécurité), pour proposer les meilleurs prix. Et la logique de l’Etat est encore plus simple : fermer les yeux sur tout ça, « pour encourager l’emploi« .

Oui, il faut encourager l’emploi. Mais pas en favorisant une industrie informelle qui porte les germes de toutes les dérives et – on le voit aujourd’hui – de tous les drames. Il faut promouvoir l’emploi, tout en faisant migrer les opérateurs clandestins vers l’économie formelle – régulée, contrôlée, qui offre des conditions de travail sécurisées. Et pour cela, il n’y a pas 36 moyens, mais deux : alléger la pression fiscale sur les entreprises (aujourd’hui énorme), et soutenir la compétitivité de ceux qui choisiront la légalité en se montrant impitoyable avec les fraudeurs, et les fonctionnaires corrompus qui les soutiennent. Titanesque chantier ? On peut au moins y réfléchir, en poser les bases. Ne serait-ce que pour honorer la mémoire des 56 victimes de Lissasfa…

Éditorial d’Ahmed Benchemsi – Tel Quel N°322 du 02 Mai 2008

Par Ahmed R. Benchemsi

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Des usines comme celle qui a brûlé, il y en a des centaines, voire des milliers, au Maroc. Et l’Etat ferme les yeux…

De mémoire de Marocain, on n’avait jamais compté autant de morts dans un accident industriel. À Lissasfa, dans la banlieue de Casablanca, 56 ouvriers ont brûlé vifs le samedi 26 avril, enfermés dans une usine de matelas dont les fenêtres étaient grillagées et l’unique voie de sortie, bloquée. Sciemment, pour éviter les vols, comme l’avance hardiment un commandant des pompiers ? Ce serait abominable, mais c’est encore loin d’être prouvé. De son côté, un parent du propriétaire affirme à TelQuel que ce qui a bloqué la porte, c’est le court-circuit qui est à l’origine de (ou qui a été provoqué par) l’incendie. Quoi qu’il en soit, il n’y avait pas d’issue de secours et le système de sécurité de l’usine présentait de nombreuses failles, voilà pourquoi le bilan est tellement lourd. De toute façon, le propriétaire n’est pas le seul responsable de cette tragédie. Dans son sillage, il y a divers agents de la mairie, de la Protection civile et quelques inspecteurs relevant de quelques ministères. Chargés de contrôler la conformité des normes de sécurité de l’usine, tous ces gens ont, à un niveau ou un autre, fait le lit de la tragédie de Lissasfa. Qui est coupable de quoi, exactement ? La justice aboutira à des conclusions que nous commenterons le moment venu (d’ici là, notre enquête, pp. 34 à 40, vous en dit plus).

Dans les démocraties développées, ce genre de drame fait sauter des ministres. Ici, ce serait probablement injuste, quand on sait à quel point l’absence de contrôle réel est généralisée… Un ministre ne peut endosser, tout seul, la responsabilité d’un demi-siècle de laxisme. Car le drame de Lissasfa, bien au-delà du non-respect des normes anti-incendie, repose, de la manière la plus dramatique, une problématique bien connue : celle de ces innombrables petits industriels évoluant (au moins pour partie) dans l’informel, qui fondent leur compétitivité sur des charges anormalement faibles. Le propriétaire de l’usine du drame n’était pas de ces « patrons voyous » dont les conditions de travail des ouvriers confinent à l’esclavage – comme l’ont vite annoncé quelques journalistes avides de sensations fortes. Il correspondait, bien au contraire, à une certaine « norme ». Des salaires inférieurs au Smig, de vrais-faux intérimaires en pagaille, une sécurité négligée, des matériaux hautement inflammables stockés de manière incroyablement imprudente, des contrôles de complaisance… Rien que de très habituel. Et de très inquiétant, quand on voit où ça peut mener.

« La prolifération de l’informel est une tumeur cancéreuse qui dévore le tissu industriel marocain« , commente, dans un accès de colère lyrique, un industriel du textile. Elle décime aussi le pouvoir d’achat des ouvriers, payés au lance-pierre, sans parler des multiples drames personnels dus aux carences en termes de couverture sociale et d’assurance retraite… La logique des petits opérateurs industriels de ce type – ils se comptent par centaines, si ce n’est par milliers – est simple : rogner sur le maximum de charges (y compris celles relatives à la sécurité), pour proposer les meilleurs prix. Et la logique de l’Etat est encore plus simple : fermer les yeux sur tout ça, « pour encourager l’emploi« .

Oui, il faut encourager l’emploi. Mais pas en favorisant une industrie informelle qui porte les germes de toutes les dérives et – on le voit aujourd’hui – de tous les drames. Il faut promouvoir l’emploi, tout en faisant migrer les opérateurs clandestins vers l’économie formelle – régulée, contrôlée, qui offre des conditions de travail sécurisées. Et pour cela, il n’y a pas 36 moyens, mais deux : alléger la pression fiscale sur les entreprises (aujourd’hui énorme), et soutenir la compétitivité de ceux qui choisiront la légalité en se montrant impitoyable avec les fraudeurs, et les fonctionnaires corrompus qui les soutiennent. Titanesque chantier ? On peut au moins y réfléchir, en poser les bases. Ne serait-ce que pour honorer la mémoire des 56 victimes de Lissasfa…

Éditorial d’Ahmed Benchemsi – Tel Quel N°322 du 02 Mai 2008

Lire la suite : http://tunisiawatch.rsfblog.org/archive/2008/05/06/tragique-laxisme-de-l-etat-sur-les-conditions-de-travail-au.html.

Une réflexion sur « Tragique laxisme de l’Etat sur les conditions de travail au Maroc »

  1. L’exploitation !
    Les conditions de travail !malheureusement il n’y a pas que le Maroc dans cette situation!!

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