Adepte du café à l’italienne (ristretto, soit serré), ou « allongé » (modérément) et aromatique, j’alterne cafetières à la Balzac et théières « à ma façon » (maousse-costaudes).
J’appréciais l’Earl Grey de Twinings, j’attends de voir si je vais me ranger aux côtés des protestataires que le nouveau mélange (blend) de la marque insupporte. Mais il n’est pas de thé à la bergamote que Twinings.
Conseils pour choisir et préparer son Earl Grey.
“Tetley… tea-bags… Tetley makes tea bags!“ : c’était l’une des ritournelles aussi célèbres que la fameuse “Heinz means beans“ (les haricots blancs sauce… Heinz) du siècle dernier. On a toujours besoin de petits pois chez soi, et de sachets de thé. Je dispose donc à domicile de l’énorme boîte familiale des PGTips (160 cônes « berlingot ») et d’une autre (25 sachets seulement) de thé Twinings à la vanille. Hérésie, les sachets ! Je faute, me rattrapant avec la « confection » de théières d’Earl Grey, de Tarry ou Lapsang Souchon, et de ceylanais tippy broken Orange Pekoe (qui doit son nom aux Bataves Orange-Nassau).
Impie, blasphémateur
Mais, scandale, je ne m’en remets pas, pour préparer mes breuvages, aux sacro-saints préceptes d’Eric Blair (George Orwell) consignés dans The Evening Standard daté du 12 janvier 1946. Firstly… Tenthly… Lastly… Onze points essentiels recensés tels, mais des subtilités s’y rajoutent.
Hormis la théière, en porcelaine blanche chez moi, ma méthode s’apparente sans doute davantage à celle suivie par le même Blair, muni d’un quart de ferraille cabossée, sur le front espagnol.
De plus, sacrilège, j’emploie des filtres à thé de très grande taille, génériques dits « universels », ou ceux de la marque Cilia (de Melitta), indifféremment, chargés d’une bonne vingtaine de grammes pour tenir une demi-journée (soit près d’une ounce pour quatre-cinq tasses maximum, taille mug).
Ma regrettée tante, Marthe, institutrice à la retraite, qui avait résidé dans tout le Maghreb, m’avait initié aux Darjeeling et Torrington de la Compagnie coloniale.
J’en ai conservé une prédilection pour les thés noirs.
Je ne dispose plus des moyens de privilégier ceux dits “Black Caravan” – transitant par voie terrestre via la Russie, pour éviter toute humidité – et pour tout avouer, je pousse l’impiété jusqu’à rajouter – horreur – de bonnes doses de lait… en poudre.
Évidemment, l’ajout se fait après avoir versé, en l’aérant à la levantine ou la berbère, mon breuvage. Ce qui, avec du lait entier liquide (toujours, pour le thé, enlever la crème du lait vendu en bouteille encapsulée), soulèverait des controverses (avant ou après ?) dignes du fameux dilemme dit de la barbe du capitaine Haddock (dessus ou sous le drap). C’est l’équivalent britannique de la trempe du croissant (ou de la tartine de maroilles) dans le café au lait matinal : sempiternel débat national.
Noir et non gris
Venons-en à ce qui, après les émeutes de Londres et d’ailleurs, bouleverse l’Angleterre (Cornouailles, Galles et Lowlands écossaises aussi). Twinings a modifié la formule de son Earl Grey.
C’est un thé noir devant son appellation à Lord Charles, second du nom, comte Grey et de Fallodon, Premier ministre, qui abolit l’esclavage dans l’Empire en 1833.
La marque ayant lancé cette dénomination en 1831, c’est peut-être pour honorer l’ancien Premier Lord de l’Amirauté, voire l’amant de Georgiana Cavendish, et non cette décision émancipatrice, que le mélange à la Bergama (à ne point confondre avec la poire bergamote, c’est ici le fruit du bergamotier, comme le poirier, de l’actuelle Pergamo) voit le jour, soit l’obscurité des théières.
Or donc, comme pour un vulgaire yaourt, Twinings s’est livré à des études et sondages auprès des consommateurs pour élaborer son nouveau mélange Earl Grey en le renforçant en bergamote et en extrait de… citrus. “Survey, my foot… ” (des tests consommateurs, mon œil), rétorque en substance un dubitatif commentateur du Daily Mail : « c’est plutôt qu’ils le concoctent dans leur nouvelle fabrique d’Europe de l’Est et qu’ils ne peuvent plus en retrouver le goût d’origine… ».
Résidu de plonge
Je vous passe les invectives, le tollé, mais il suffit de relever que le nouvel arôme est qualifié d’horrible, se compare à de l’eau de vaisselle : “an affront to tea”, pour résumer, un crime de lèse-majesté. J’avais participé à la Save Piccadilly Campaing, circa 1970, j’attends de goûter pour rejoindre sur Facebook les rangs des protestataires de la campagne Bring Back the Original Twinings Earl Grey Tea. Mon conseil : faites des stocks de boîtes jaunes métalliques sur le Continent (veillez à la date de péremption), proposez-les à la vente sur eBay ou d’autres sites, il y a des amateurs britanniques prêts à en consentir le prix… le vôtre… et bien au-delà.
Marks and Spencer ayant provisoirement disparu du territoire français, la boîte cartonnée noire vendue au Royaume-Uni sera plus difficile à dénicher (celle de 125 grammes). Ne pas confondre avec celle de Lady Grey, qui content déjà des extraits de citron. La Tassimo (capsules pour huit ou 16 tasses de machine à vapeur) n’est pas recommandée à l’achat pour l’export Outre-manche. La Blossom Earl Grey, édition limitée, en sachets, peut convenir, mais préférez la bleue homonyme (thé en vrac).
Vrombruissage
Twinings a tellement décliné son Earl Grey (Lavender Earl Grey, Royal Wedding Blend, Signature Earl Grey, et même un hérétique Green Earl Grey) qu’on peut se demander si le nouveau mélange n’est pas une opération de vrombruissage (de buzz). Histoire de réintroduire, à la demande générale, le blend original qui cohabitera sur les rayons avec l’actuel, rebaptisé ou non.
« Nouveau et amélioré », se targue d’être la nouvelle formule, dite Sunshine Grey, qui s’accommoderait aussi de l’addition d’une rondelle de citron de Madère. Sur le site de Twinings, les commentaires sont féroces : « j’ai failli le recracher devant tout le monde ». Il faudrait labelliser “Inferior Earl Grey” ajoute un féroce détracteur.
L’ex-nouvelle formule du Coca Cola (abandonnée depuis) est fréquemment évoquée : il n’est pas trop tard pour faire tea pot arrière. Voici près de six semaines que la polémique fait rage : halte à l’arôme citronné dans l’Earl Grey.
Pour faire entendre votre mécontentement (voice your discontent), vous pouvez passer par la version française du site Twinings ou le nouveau blogue mytwinnings.fr. Pour approuver la nouvelle formule, de même, mais une manière discrète de manifester votre adhésion consiste à passer commande d’une écharpe en soie à motifs bleutés et gris de la créatrice Alice Temperley (dans les 100 guinées port inclus quand même). Au risque de vous la faire arracher et piétiner tel un portrait de Kadhafi en Lybie ? Eh oui, la passion du thé peut mener à de telles extrémités.
Twinings aura réussi à faire parler de sa marque et si vous vous tournez vers la version Jacksons of Piccaddilly – qui revendique la recette depuis 1830 – vous consommerez quand même un produit d’Associated British Foods, dirigée par Stephen Twinings.
Mais vous pouvez opter pour le thé à la bergamote Miller Harris, vous orienter vers le mélange de la maison Cha Zhuang (à la bergamote de Sicile), celui du Temps des cerises, du Mauricien Bois chéri, du Ceylanais Inti Zen, de la Route des comptoirs, &c. Même, si vous l’aimez sucré, tentez un mélange de thé noir de votre choix avec adjonction de sirop de thé bergamote (sans alcool) de la maison angevine Giffard.
Là, vous risquez de sentir le fantôme de George Orwell vous tirer par les pieds : it’s just not done! Le thé sucré confinait pour lui à l’hérésie.
Moins chère, la variété Lipton peut convenir… La Tetley n’est pas mauvaise non plus.
Kinky Tea Party
En fait, les thés, comme les bières (la Guinness australienne est quelque peu plus « corsée » que l’irlandaise), s’accommodent selon les divers marchés mondiaux. Sur le site Twinings, un intervenant estimait que l’Earl Grey vendu aux États-Unis différait fort du britannique. Pourquoi ne pas tenter ses propres mélanges ?
Pour vous inspirer un thé version « country », je vous recommande l’écoute du Have a Cuppa Tea, des Kinks (1972), par exemple sur YouTube. « C’est une cure pour l’hépatite, pour l’insomnie chronique, pour l’inflammation des amygdales et l’épanchement de synovie, » chantaient les Kinks. Ou vous pouvez vous grouper en laboratoire lors d’une Kinky Tea Party (à votre façon, cherchez cette expression).
Les anglicistes pourront trouver facilement une version des considérations orwelliennes en ligne (là, par exemple). Tout se discute. Lors d’une Kinky Tea Party, je recommande de ne pas tenir compte du point six : la théière doit être rapprochée de la bouilloire restant au feu sur la gazinière. Au temps pour celles et ceux qui soutiennent que l’eau doit rester frissonnante (simmering) et non bouillante. Lors de votre raout, s’il se déroule en armures et costumes médiévaux, le risque de graves brûlures ne sera pas inexistant, mais imaginez l’opération en tenue d’Ève ou d’Adam !
Considérations sanitaires
Furtif addendum à propos du thé à la bergamote. Les vertus médicinales du thé donnent lieu à des discours infinis soutenant tout et son contraire (y compris pour les plantes de pieds non végétaux). Il est avancé qu’un médecin autrichien aurait démontré qu’une consommation excessive d’un tel thé pourrait entraîner des troubles neuromusculaires. Bah, j’ai bien lu aussi que le thé protégerait de la névrite oculaire.
Là, un dérivé du psoralène, le bergapten, contenu dans l’huile de bergamote, serait en cause. Question de dosage : un litre quotidien serait sans danger. En fait, il se peut que la consommation excessive d’Earl Grey lorsqu’on se vêt de culottes de cuir peut présenter un risque pour la santé, surtout en iodlant, entre deux gorgées, l’équivalent germain du fameux « ton thé t’a-t-il ôté ta toux. ».
L’expérience n’est pas reproductible sous toutes les latitudes et le Lancet – la fameuse revue médicale – devrait bientôt confirmer que les deux variétés d’Earl Grey Twinings, toutes choses égales par ailleurs, restent recommandables, y compris pour favoriser la pousse des géraniums, en applications capillaires, &c.
L’hespéridé Citrus Bergamia est surtout à présent récolté en Italie du Sud, Afrique de l’Ouest et au Brésil. Il y a donc fort à parier que la recette originale de Twinings n’est pas respectée (elle serait chinoise, allègue-t-on). Pour mémoire, si sur votre paquet ou boîte de thé, vous voyez mentionné « arôme » sans qualificatif « naturel », il y a fort à parier qu’il s’agit d’un arôme de synthèse. Le Twinings classique mentionne 0,6 % d’« arôme de bergamote », sans plus de précision, ce qui n’indique pas forcément que celui-ci soit artificiel. Mais entre des thés « jumeaux » (twins), considérez que tous ne se ressemblent pas, tels les frères Lu de la légende, « comme deux gouttes d’eau ». En gros (en vrac), sachez ne pas vous laisser envelopper ou emballer par n’importe quel thé.
Mais, de toute façon, l’amour du thé ne doit pas conduire à la guerre du thé. Comme aurait pu l’écrire Giraudoux, la guerre du thé n’aura pas lieu !
Je reçois de Jean-Marc Rouvière, à l’instant, cette citation :
[i]Dictionnaire superflu à l’usage de l’élite et des bien nantis
[/i]
Bleu,e – adj, et n.m. Qui est d’une couleur voisine du rouge, mais pas très : un ciel bleu, des yeux bleus, les flots bleus, une Opel Kadett bleue. Fig. Bouch. : un steak bleu; s’emploie pour désigner un steak rouge. Fig. Mar. : bizut; « Faut pas me prendre pour un bleu » (Rackham-le-Rouge). — Pierre Desproges (1939-1988).
Pour les thés, c’est comme des goûts et des couleurs, n’est-il pas ?
Thé gris – n. composé m. Thé, généralement en sachet, ayant servi de multiples fois, après avoir été laissé sécher, ordinairement de couleur ocre foncé. Faire thé gris : se serrer la ceinture. Ne pas confondre avec l’expression homonyme, employée après avoir accompagnée de tord-boyau sa tasse de thé « grise ». ([i]Nouveau Dictionnaire à l’usage de la plèbe et des fauchés de la Sarkozye[/i]).
Le saviez-vous ? La guerre du thé oppose aussi le Devon et les Cornouailles, chacun revendiquant la création du « thé à la crème ». En fait des scones des Cornish Splits et de la crème fraîche accompagnés de thé. Le Devon voulait faire reconnaître son Devon Tea (un peu comme la gastronomie française, soit tout un ensemble de rites, manières de faire, &c.). La Cornwall s’est rebiffée, revendiquant la paternité.
La guerre fut ouverte à l’automne 2010, on ne sait ce qu’il en advient.
(J’en profite pour glisser cette angélique archi-subtile allusion – comprendra qui pourra – et musicale aussi : la gare du thé n’aura pas mieux).
Oh my god, mon thé favori…Merci Jeff pour cet article militant!