Pourquoi Thales ne veut pas d’un « Airbus Naval »

Dans le cadre de leur projet de rapprochement, les leaders de l’industrie navale de défense français et italien, Naval Group et Fincantieri, devraient finaliser prochainement les modalités d’un rapprochement attendu de longue date par le secteur. Les deux entreprises pourront enfin commencer à répondre ensemble à des appels d’offres sur les bâtiments de surface. Le projet a tout pour faire l’unanimité au sein de la BITD française, mais c’était sans compter le géant Thales, actionnaire et néanmoins concurrent de Naval Group.

Dans le cadre de leur projet de rapprochement, les leaders de l’industrie navale de défense français et italien, Naval Group et Fincantieri, devraient finaliser prochainement les modalités d’un rapprochement attendu de longue date par le secteur. Les deux entreprises pourront enfin commencer à répondre ensemble à des appels d’offres sur les bâtiments de surface. Le projet a tout pour faire l’unanimité au sein de la BITD française, mais c’était sans compter le géant Thales, actionnaire et néanmoins concurrent de Naval Group.  

Tandis que les gouvernements français et italien se sont dit satisfaits de l’alliance stratégique entre Naval Group et Fincantieri, le deuxième actionnaire de Naval Group, Thales, s’est quant à lui montré plus que réticent. Ce dernier craint en effet de perdre de son influence alors qu’il tente de s’imposer comme un acteur quasi monopolistique au sein de l’écosystème de défense français et européen.

Volonté de devenir un acteur de premier plan

Annoncé en octobre dernier à l’occasion du salon Euronaval, l’alliance entre Fincantieri et Naval Group n’a finalement pas pris la forme d’une prise de participations croisées. Evoqué lors des négociations et défendu par les PDG des deux groupes, cet échange n’a en effet pas plu à l’un des actionnaires de Naval Group, Thales.

En entrant au capital de Naval Group – ex-DCNS – en 2007, Thales a négocié avec l’État un pacte d’actionnaire plus qu’avantageux à son profit et s’est par exemple assuré un débouché pour ses produits en imposant à sa nouvelle participation ses systèmes et, notamment, ses radars. Disposant d’un droit de veto, l’entreprise jouit d’une quasi-exclusivité, qui, souvent, nuit à la compétitivité des offres de Naval Group : produits supérieurs aux cahiers des charges des clients et aux prix de fait trop élevés, produits « packagés » incluant des systèmes non demandés… Thales fait payer cher son entrée au capital. Pis encore, Thales est régulièrement en compétition directe avec Naval Group. Dernier exemple en date : à l’occasion de l’appel d’offres belgo-néerlandais portant sur la construction de 12 chasseurs de mines pour un total de 2 milliards d’euros, Thales s’est associé avec STX et Socarenam, les concurrents de Naval Group/ECA sur ce dossier.

Alors que Thales est devenu un acteur majeur de l’industrie de défense, le groupe ne semble plus se satisfaire d’un rôle souvent assimilé à celui de sous-traitant, pourtant acté dans l’accord qui l’unit avec Naval Group. Thales a ainsi plusieurs fois tenté de s’imposer comme l’acteur principal des négociations avec de potentiels clients. Ce fut par exemple le cas lors des discussions sur les vecteurs, les radars et les conduites de tir de défense aérienne en Arabie Saoudite, sur terre ou embarqués sur les navires saoudiens. Thales a pris la main et court-circuité les canaux traditionnels de communication, offrant aux Saoudiens le spectacle d’une confusion très franco-française. Qu’il s’agisse des missiles Crotale ou même des systèmes radars embarqués, l’activisme de Thales a disqualifié une bonne partie des offres françaises, les contrats retombant pour l’essentiel dans l’escarcelle de MBDA et de Leonardo.

Le rapprochement entre Fincantieri et Naval Group est précisément vu par Thales comme une menace à sa stratégie d’exclusivité « de facto » en raison de la présence de Leonardo dans la négociation. Fincantieri dispose en effet, tout comme Naval Group avec Thales, de relations étroites avec son équipementier national, mais sans qu’un accord de dépendance ne les lie. En cas de coopération accrue entre Naval Group et Fincantieri, cela signifie que Thales devra partager les contrats de Naval Group/Fincantieri avec Leonardo et ainsi renoncer à imposer ses équipements.

Un leadership mal placé

Thales n’a ainsi montré aucun enthousiasme à l’idée de ce rapprochement, œuvrant en coulisses contre une prise de participations croisées. Aveuglé par ses bonnes performances, le groupe semble oublier qu’il opère au sein d’un écosystème européen fragile dont les différents acteurs sont dépendants les uns des autres.

Le rapprochement entre Naval Group et Fincantieri intervient alors que les industries navales de défense française et italienne font face a l’arrivée sur le marché des géants russe et asiatique. Fer de lance d’un « Airbus des mers », Naval Group et Fincantieri espèrent fédérer les autres acteurs européens – comme l’Allemand TKMS ou le Suédois Saab Kockums – afin de créer des synergies, renforcer leurs capacités d’étude et de production et ainsi leur permettre de monter en puissance à l’export, non plus à l’échelle nationale, mais à l’échelle européenne. Comme l’explique le PDG de Naval Group, l’objectif est de « se regrouper ou mourir ». Alors que les Chinois ont prouvé qu’ils pouvaient produire l’équivalent de la flotte française en 3 ans et que les russes s’imposent comme le deuxième acteur le plus important du marché, une alliance entre industriels européens doit permettre à ces entreprises de continuer d’exister, ni plus ni moins. Au-delà de l’importance de conserver un savoir-faire stratégique, il s’agit de préserver les dizaines de milliers d’emplois de l’industrie navale européenne, dont plus de 40,000 en France. En somme, Thales oublie que si, un jour funeste, Naval Group ou Fincantieri devaient sombrer face à leurs concurrents, les équipementiers comme lui s’effondreront aussi.

Thales semble aujourd’hui surtout préoccupé par la place qu’il estime lui être dû au sein de la base industrielle et technologique de défense française et européenne. A (court) terme, les guerres d’égos risquent pourtant de mettre à mal les chances de l’Europe de maintenir son industrie de défense à flot et, ainsi, son indépendance stratégique.