Cinéma : La poussière du temps de Théo Angelopoulos

 « La poussière de temps »est le dernier film de Théo Angelopoulos qui nous a quittés en janvier dernier dans des circonstances particulièrement tragiques, fauché par un motard lors d’un tournage. Le cinéaste disait que de par son métier, il faisait partie de cette catégorie de gens qui à force de voyager finissent par devenir ces apatrides  sans pays, sans maison, sans identité, sans nationalité. De ces gens libres qui sont partout et nulle part à la fois. Un peu comme les personnages de son film, des exilés perdus, pris en otage par une mémoire vivace qui leur fait faire de ces incessants allers retours vertigineux entre le passé et le présent. 

Une histoire complexe qui se déroule pendant la seconde moitié du vingtième siècle et qui nous emmène de New York à Berlin, de Rome vers la Sibérie…L’histoire nous est contée en partie par le fils d’Eléni (Willem Dafoe) qui est cinéaste. Il essaie de reconstituer au cinéma l’histoire bouleversante de sa famille : l’amour brisé d’Eléni (Irène Jacob) avec Spyros (Michel Piccoli) tous deux exilés en URSS puis séparés, elle déportée dans les goulags de Sibérie et lui emprisonné. 

Alors que plus tard Spyros réussira à s‘enfuir avec leur enfant né dans ce calvaire, Eléni apprendra à composer avec les affres de la solitude. Elle aura l’occasion de rencontrer le second amour de sa vie, Jacob (Bruno Ganz), le juif, communiste invétéré, qui a traversé la frontière allemande en 1939 pour échapper aux camps. Une fois tous deux libérés en 1974, elle décide de rejoindre aux Etats-Unis Spyros et son fils, alors que Jacob son compagnon d‘infortune, après de douloureuses hésitations, émigre en Israël. 

Le temps ne faisant que passer sans avoir la moindre prise sur les choses, Jacob livré à ses vieux démons, ne réussit pas à faire le deuil de son amour pour Eleni ; vingt ans après s’en revient la retrouver avec toujours la même flamme. Décidément il a bien du mal avec tous les deuils, même celui du communisme auquel il a cru dur comme fer. Déjà en 1974, au moment où avec Eléni, ils quittaient la Russie, Yacob grisé par la vodka s’attardait sur  le poème d‘une certaine Anna :« Au moment où nous marchons dans le bruit la, fureur et la foule, on a été surpris par le silence de l’ange qui nous a troublés ; il a baissé ses ailes pour toucher la terre, la boue et il a crié que la seule utopie est la troisième aile ».  Cette troisième aile  qui symbolise la survie, semble bien  le préoccuper…

Tout au long du film, on aura tout loisir de mesurer l’ampleur des dégâts humains qu’ont pu charrier sur leur passage les fascismes de l’époque. Après la fin du stalinisme, de la chute du mur de Berlin, c’est le Berlin d‘aujourd‘hui avec ses propres maux, lieu où le film prend fin. Un immeuble en ruines squatté par des sans papiers, des SDF, des toxicomanes, des clochards que la police vient déloger avant de les expulser. Au milieu de cette déchéance, se trouve Eleni la fugueuse, petite fille que la grand-mère Eléni vient sauver d‘un suicide… 

Ainsi par petites touches le cinéaste pose un regard inquiet sur les abus nés de la modernité : lors d’un passage à un contrôle de sécurité sur fond de menace terroriste, pour un énième changement de frontière, il y’a cette violation par rayons X qui expose au regard l’intimité des passagers, montrant des corps nus de femmes et d’hommes.  

Face à ce monde, la troisième aile a dû  faire cruellement défaut à Jacob pour l’aider à supporter  l’effondrement d’une idéologie, le poids des désillusions et du vide vertigineux venu envahir sa vie. Une péniche, le fleuve qui sépare Berlin en deux, et lui se dirige vers l’arrière de l’embarcation, histoire de mettre fin à son supplice. 

Théo Angelopoulos voulait que l’on se souvienne de ses films comme d’un instant musical et  la musique dont celle symphonique d‘Eleni Karaindrou scintille de beauté tout au long de cette tragédie. Quant à la lenteur des plans séquences qui nous font basculer sans arrêt d‘une époque à une autre, ils sont empreints d‘une si belle poésie. Mais la tristesse est partout. Elle est dans la beauté des paysages enneigés qui défilent. Dans le cri d’une femme qui couvre la musique. Dans le sifflement strident qui annonce le départ d‘un train. Dans ces compartiments de train. Dans la pénombre. Dans la pâleur de la lumière. Dans ces wagons où s’entassent des gens munis de baluchons traversant des frontières. Dans la liberté tardive. Dans la fin des utopies. Et ce temps qui passe toujours, « déposant sa poussière sur les petites et grandes choses » . Un beau et triste poème que ce film. Dommage de parfois trainer en longueur alors qu’on aurait pu faire plus court….

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