Liberté d’expression en démocratie: entre réalité et idéologie

Après la suspension du sous-préfet Bruno Guigue, pour avoir publié un article polémique intitulé « Quand le lobby pro-israélien se déchaîne contre l’ONU » le mettant -selon sa hiérarchie- en porte-à-faux avec son devoir de réserve, j’ai pu lire et entendre dans de nombreux médias que la liberté d’expression et le débat démocratique étaient dans notre pays en voie de disparition, si ce n’était déjà réalisé depuis belle lurette.

Journaux et partis, « perroquets sionistes de la planète médiatique »?

Y a-t-il donc cette ombre liberticide en France, comme l’écrivait Bernard Langlois le 27 mars dernier, déplorant qu' »une fois encore, la censure d’Etat s’exerce contre un homme seul, sur la pression d’un lobby pro-israélien solidement incrusté au c?ur du système politico-médiatique français »?

    * Peut-être que Bernard Langlois nous instruira prochainement d’une savante étude détaillée sur les individus (qu’il nomme « agents d’influence israéliens »).

    * Les interactions, la structure et le fonctionnement de ce solide « lobby pro-israélien » qui jouerait, dans notre propre pays, de son incrustation influente dans les partis politiques (lesquels?) et les médias (hors Politis), ces « perroquets sionistes de la planète médiatique ».

    * Au point où, nous précise le journaliste militant dans cette même tribune, il serait impossible en France de critiquer Israël. Vraiment « impossible »? On ne comprend pas bien alors la présence d’ouvrages critiques dans les librairies, les innombrables articles et dossiers publiés dans la presse française, dont assez régulièrement dans Politis, sans parler des multiples sites Web, des conférences, des manifestations… où cette critique, plus ou moins radicale et partisane, est régulièrement présente dans notre espace politico-social depuis au moins soixante ans. On gagnerait à dépassionner le débat, à « désidéologiser » les faits sociaux, à n’exclure et n’oublier aucun acteur, à combattre les simplifications monocausales et manichéennes.

Poser les bases minimales du débat démocratique et de l’usage de la liberté d’expression

Alors? En cette période de forte activité sociale, de conflits et de polémiques politiques, où le relativisme radical et l’absence de repères se posent comme règles jouissives, les bases minimales d’un débat démocratique et du bon usage de la liberté d’expression ne vont toujours pas de soi. Serait-il superflu de rappeler simplement quelques éléments minimaux mais fondamentaux qui devraient fonder leurs pratiques?

Le préalable à toute discussion et expression est l’échange d’arguments établis selon des règles acceptées réciproquement. Ces règles peuvent être déclinées en trois points symboliques:

    * premièrement, par la liberté de pensée, de conscience, d’opinion, d’expression… « pourvu que leur manifestation ne trouble par l’ordre public établi par la loi » (Déclaration universelle des droits de l’homme, art 10, 1789) ou « sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi » (art 11). Le « laisser-faire » a ses limites, tant chez les libéraux que chez les antilibéraux, s’accordant au moins sur ce point;

    * deuxièmement, par l’égalité: si toutes les opinions ne se valent pas, les arguments doivent valoir par eux-mêmes et non par rapport à celui qui les dit, sinon on rentrerait dans un schéma d’argumentation d’autorité, acceptant que pour une parole donnée, similaire dans le fond à une autre, l’attention hypersélective se reporterait sur un orateur pré-établi de sa convenance. Celui qui parlerait, correctement sélectionné, aurait de ce fait plus d’importance que ce qui est dit;

    * troisièmement, la fraternité: ce qui suppose une ouverture d’esprit allant de pair avec le respect d’autrui, impliquant de ne pas considérer comme expressions acceptables l’insulte, la diffamation, l’incitation à la haine, à la violence, à la falsification, toute atteinte à la dignité d’une personne, d’un groupe social ou d’un peuple. D’où la nécessité de pratiquer une tolérance active au sein d’un débat démocratique, par le refus d’accepter, d’adorer ou d’adhérer les yeux fermés, mais également de condamner radicalement sans argumenter ou sous de faux prétextes. Rien n’interdit alors à partir de là une rencontre -physique ou par médias interposés- avec un « adversaire » idéologique, politique, dans le respect réciproque des éléments énoncées ci-dessus.

C’est cet ensemble d’accords préalables, implicites ou explicites, de non exclusion et de respect commun dans les débats et l’expression, qui fait qu’il existe des études, des échanges et des rencontres sur des terrains fort variés, des milieux marginaux, culturels, religieux, politiques, minoritaires… entre locuteurs, d’orientations politiques, de catégories sociales, de classes, d’intérêts plus ou moins différentes, qui acceptent -même momentanément, diplomatiquement- de s’accorder sur ces principes en vue d’une réciprocité cordiale d’échange.

Au final, l’expression et le débat se dérouleront dans un respect mutuel entre humains, avec nos accords et nos différences. Un petit pas sur le long chemin de la tolérance mutuelle. Il faudra bien commencer un jour. En attendant, je crains que la démarche de Bernard Langlois n’entretienne la confusion idéologique, la partialité des faits et le mélange des genres politiques.

Par Valéry Rasplus  Essayiste, sociologue – Rue89 – 13/06/2008

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