Dans un monde où les époques se succèdent les unes après les autres de plus en plus vite, savoir reconnaître et capter la beauté, par delà la laideur, au bon moment et avant qu’il ne soit trop tard, représente une grâce inespérée.

Alexandre Soljenitsyne, comme tant d’autres hommes illustres mais aussi comme la multitude de héros anonymes, fait partie de ces êtres lumineux qui marchent obstinément sur le sentier de leur siècle.

Tous partis d’une époque, lointaine contrée, ils souhaitent tous avoir accès à la clairière d’une nouvelle époque, moins sombre.

Que ce soit à travers des lignes ou des œuvres, actions gribouillées ou appliquées, construites ou brouillonnes, leurs périples tendent, consciemment ou inconsciemment, vers un seul but universel :

se réaliser, et surtout, se souvenir des belles choses.

Une manière de rappeler ainsi à l’humanité que les hommes se doivent de partager et de porter au plus haut degré de respect leur confiance en la vie et en leurs semblables.

Ce but universel nous rassemble tous dans nos diversités.

 

 

Quelle que soit la ligne écrite, Soljenitsyne incarne cette foi en l’être humain et dans la beauté de la vie, même s’il en récite toute la laideur et les horreurs d’une époque.

Nul besoin d’érudition. Quelques passages suffisent à émouvoir au plus profond de notre être et de notre âme.

Tout comme Pouchkine à son époque, dont la moindre parcelle de vers avait touché le petit paysan qui en récitait des extraits par cœur en cultivant son champ.

De même pour Jules Romain, dans cette autre époque, quand il nous aligne en hommes de bonne volonté.

A tous moments, pour chaque homme, une époque s’était ouverte, aujourd’hui révolue, tandis qu’une époque encore bien présente est en train de se clore, et de s’entr’ouvrir peut-être sur une autre époque, futur à venir souhaité plus clément pour l’humanité toute entière.

 

 

 

 

 

La beauté, dans les récits de Soljenitsyne, se manifeste à tous les niveaux et à toutes les époques.

À tous les niveaux, parce que son œuvre contient toutes les particularités littéraires, si l’on prend en compte ses témoignages, simples et puissants, de courts récits, humbles et courageux, des romans, amples et réalistes, ainsi que quelques scénarios pour le cinéma et deux pièces de théâtre.

Quant à son style, que je trouve très solaire et génial, je dirai que ce n’est peut-être pas un hasard s’il s’appelle Soljenitsyne !

 

Son œuvre complète reflète surtout toutes ces époques, profondément traversées et enracinées dans la mémoire collective du peuple russe, ainsi que leurs pendants historiques, politiques et sociaux.

Un premier récit, « Une journée d’Ivan Denissovitch », témoigne de cette période où l’horreur règne dans un camp stalinien de Sibérie.

Dans une unité de temps, de lieu et d’action digne du théâtre, Soljenitsyne nous confronte à la survie de personnages de tous niveaux sociaux et de toutes conditions, mais surtout à leur capacité de savoir se raccrocher aux promesses d’une époque meilleure.

Ces espoirs et ces signes sont contenus dans une simple écuelle de nourriture, dans la satisfaction du travail accompli, dans la contemplation de la nature qui les entoure.

Et c’est alors pour toute la Russie et pour le monde entier une révélation criante de vérités et de réflexions pour sortir à petits pas de l’époque de ces archipels d’horreurs et de laideur et que Soljenitsyne ne décrira que beaucoup plus tard dans « L’Archipel du Goulag ».

 

 

Époque révolue, encore, que l’époque de cette vieille babouchka décrite dans une nouvelle « La Maison de Matriona ». L’auteur y dévoile la grandeur d’âme de cette femme qui l’accueille, sa générosité et sa simplicité :

« Tous, nous vivions à côté d’elle et nous n’avions pas compris que c’était elle le Juste du proverbe, sans lequel ni le village ne tiendrait, ni la ville, ni toute notre terre. »

 

 

Autre époque, encore, que celle de l' « Incident à la Gare de Kretchetovka », bref récit qui met à jour, au cours de la guerre de 39-45 pleines de troubles et de suspicions, la grande confusion qui peut amener un homme à en faire injustement accuser un autre.

Il sera poursuivi par cette époque de sa vie tout le restant de son existence, à travers le souvenir du sourire si triste de cet homme qu’il a fait condamner.

Soljenitsyne a lui-même participé à cette guerre, cet « incident » est certainement une particule de témoignage, décrivant l’action inconsidérée d’un seul individu sur un de ses semblables, et qui aura prêté à de graves conséquences dans une période de conflit.

 

 

« Le Pavillon des cancéreux » nous entraîne dans les années 60, période où l’interdit fait déjà rage contre son livre « Dans le premier Cercle », où il s’élèvera contre toutes les formes de censures.

Malgré ce titre rédhibitoire, le Pavillon, c’est comme une isba lumineuse, sous un coucher de soleil dardant ses rayons sur nos toutes petites vies.

Là où la mort marche à côté de la vie, la souffrance y côtoie l’espérance, le sensible soulève et réussit à ébranler l’insensible :

« Kostoglotov essayait de se persuader lui-même que le désintéressement et la persévérance du docteur Masiennikov l’émouvaient ; il avait envie de parler du docteur et de faire l’éloge de sa bonté. Autrement dit, lui-même n’était donc pas si perverti que ça ! Mais il l’était bien quand même assez pour ne plus pouvoir, comme Masiennikov, trimer jour après jour pour les autres. »

 

 

Et nous voici à présent plongés dans l’époque du plein communisme sur la terre russe.

Soljenitsyne rappelle dans ce court récit « Pour les besoins de la cause » comment, au sein d’un même mouvement, plusieurs conceptions et sensibilités différentes s’entrechoquent.

De l’enthousiasme juvénile des écoliers et des étudiants pour la construction de leur école, jusqu’aux ordres abstraits des grandes instances, en passant par le travail des ouvriers sur les chantiers, c’est toute une époque ainsi que celle des générations précédentes et celle à venir qui sont minutieusement décrites.

C’est la vie qui l’emporte, au présent, par le dialogue et le partage entre les différents intervenants, dans leur action spontanée, généreuse et collective, avec leurs qualités et leurs imperfections :

– « … Mais voyons, il faut se mettre en chantier tout de suite ! »

– « … Vous aviez l’air de douter de la nature de notre enthousiasme ; il n’y a pas de doutes à avoir : nous en avons assez de vivre dans de mauvaises conditions, nous voulons avoir une vie normale ! »

Cet enthousiasme très terrien et très terre à terre, toujours présent chez le peuple russe, est complété par un immense élan spirituel nostalgique, mais joyeux et spontané. Soljenitsyne le sait, il y est tout autant attaché. Il pressent certainement que, par dessus toutes autres considérations, c’est la condition sine qua non pour que son pays se relève et aille de l’avant .

Comme en 1919, où les ouvriers russes avaient répondu à un appel de Lénine : ils s’étaient proposés d’eux-mêmes pour travailler gratuitement, pendant leurs journées de repos, pour sauver leur pays de la catastrophe économique et sociale dans laquelle il était plongé.

 

L’arrivée de nouvelles techniques modernes permet aussi une réflexion sur la place de chacun dans la société et la nécessité de la concertation avant de prendre une décision :

« … Depuis de longues années qu’il présidait aux destinées du collège, Fédor Mikhéévitch s’efforçait de le diriger de manière à ce que tout tourne sans lui, à ce qu’on ait besoin le moins possible de ses décisions personnelles. Sorti avant la guerre de l’Institut des Transmissions, il ne pouvait vraiment pas s’initier à toutes les nouvelles spécialités d’une technique qui évoluait aussi rapidement, et être plus intelligent que les ingénieurs dans leur domaine.

Il était doté d’un tempérament accommodant et peu ambitieux ; dans son esprit, le rôle d’un directeur ne consistait pas à dicter ses caprices, mais simplement à être le point de concentration, de rassemblement, de gens s’accordant une confiance mutuelle, habitués à travailler en commun. »

 

Le temps y semble également très important. Non pas le temps qui s’écoule. Mais celui imparti pour effectuer et achever un travail donné dans un certain délai, dans l’intérêt de toute une communauté :

« … Ce qui le tracassait, c’était que les dernières finitions étaient réellement insignifiantes, l’usine aurait pu les prévoir deux ou trois semaines plus tôt, et il eût été parfaitement possible d’accélérer les choses et de prendre possession des locaux.

Or, certains petits détails donnaient l’impression que l’usine faisait traîner exprès l’affaire en longueur. »

Une simple visite des inspecteurs dans le bâtiment scolaire presque achevé s’avère alors révélatrice de la capacité de la Commission à faire traîner les choses en longueur, et à saper, en quelques heures, l’enthousiasme et les résultats de ceux qui avaient agi et presque terminé de bâtir cette école dans l’intérêt de tous :

 

« Tout cela avait fondu si brutalement sur le directeur, en une visite tellement victorieuse et rapide, qu’il avait été incapable en présence du commissaire de trouver les mots voulus, et aussitôt après leur départ, de mettre sur pied un plan d’action. »

Le but commun, l’installation des collégiens dans leur nouvelle école presque achevée sera un échec, le bâtiment sera récupéré par la Commission au profit de l’Institut de Recherche d’État.

De plus, l’espace de l’ancienne école pour les collégiens sera tronqué :

« Fédor Mikhéévitch s’approcha et vit qu’ils fichaient des pieux en terre, mais en trichant, pas en ligne droite, non, en mordant insidieusement sur la parcelle voisine, de façon à prendre le maximum de terrain pour l’Institut et en laisser le minimum au collège :

« Dites, Vsévolod Borissovitch ! soyez donc honnêtes, je vous prie ! Mais qu’est-ce que vous faites ? s’écria le directeur, ainsi dépouillé. Des gosses de quinze, seize ans… ça a besoin de respirer ! de s’ébattre ! et où est-ce qu’ils vont passer leurs récréations ? »

Le commissaire, ayant ordonné cette tricherie, se contente alors de lui répondre :

– « Il le faut, cher camarade,

« Comment, il le faut ? s’exclama Fédor Mikkéévitch, au comble de la fureur et secouant la tête ! Pour le bien de la cause, n’est-ce pas ? C’est donc cela, le bien de la cause ? attends un peu ! cria-t-il en serrant les poings. »

 

 

Soljenitsyne aura donc largement participé, avec tant d’autres, à travers son œuvre et par delà les époques, les diktats et les censures politiques, à ouvrir des brêches de témoignages et de conseils à tous sans exception, afin que nous ne passions pas à côté de la beauté sans la percevoir.

Tous les personnages, décrits comme des miroirs de notre propre humanité, sont exposées là pour faire comprendre que nous avons tous notre part à prendre, quelle que soit l'époque, dans la merveilleuse beauté du monde, de la nature, que nous en sommes responsables, et que nous avons à être attentifs et à prendre grand soin de toutes ces richesses de la vie.

Les failles et les forces, comme les faiblesses et l’immense énergie vitale et créative de l’homme qu’il était, permettront peut-être à l’humanité d’avancer un peu pour décider d'entrer, de manière plus réfléchie et plus responsable, dans une autre époque…

Une nouvelle époque, qu’il a toujours souhaitée plus clémente et plus douce que la précédente pour tous, dans toute sa générosité mais aussi dans toute sa lucidité très critique sur l’état du monde.

 

« Avec sérénité, je peux dire que j’accomplirai toujours ma mission d’écrivain en toutes circonstances, et même dans la tombe, car alors mon action sera encore plus forte et plus indiscutable que moi vivant. Personne ne peut barrer les voies de vérité, et, pour le progrès de ces vérités, je suis prêt à accepter même la mort. Mais peut-être de trop nombreuses leçons nous apprendront enfin à ne pas arrêter la plume d’un écrivain encore vivant. »

L'appel d'Alexandre Soljenitsyne aura retenti, retentit et retentira encore, pour être entendu par delà les époques passées, présentes et à venir