C’est par un laconique communiqué son site que la rédaction de Siné mensuel a divulgué le décès de son fondateur, Maurice Sinet, à 08:00, ce jeudi matin 5 mai 20016. Il s’est éteint après avoir subi la veille, jour de diffusion du nº 53 du mensuel, une opération du poumon à la suite de multiples autres interventions. Sa veuve, Catherine, et la rédaction assurent que le titre continuera de paraître.

En dépit de certaines de ses outrances qui m’ont parfois semblé quelque peu forcées (mais caricaturer, être pamphlétaire, c’est cela : forcer le trait), j’ai depuis fort longtemps éprouvé une sorte de tendresse pour ce grand aîné et confrère qu’était Siné. Il faisait rarement dans le quart de mesure et qui devra disserter et tartiner sur le mauvais goût ne pourra faire l’impasse sur l’œuvre de Siné, mort à 87 ans, toujours mentalement vaillant, pugnace, combatif, voire raisonnablement téméraire.

Il aurait pu prendre une confortable retraite, il s’est évertué jusqu’au bout à faire vivre son hebdo, puis mensuel, à en renflouer les souvent défaillantes finances. Il n’en n’avait nul besoin pour continuer à « exister » publiquement : il aurait pu produire des albums en solo, animer sa « zone » en ligne perso, et il s’en serait encore trouvé pour lui faire de la pub ; ainsi de BHL qui reprenait encore récemment à son compte des calomnies orchestrées par Val, ancien redchef de Charlie. En fait, l’accusation ayant conduit à son éviction (voir plus bas, le « petit ») découlait directement de ce qu’expose Denis Robert. « je n’oublie pas que c’est celui qui m’a défendu le premier quand toute l’équipe de Charlie Hebdo ou presque me dézinguait (…) Quand j’ai été attaqué par Philippe Val dans ses éditos truffés d’erreurs et de bile, il a été le seul à prendre ma défense et à expliquer pourquoi Val et Richard Malka, l’avocat du journal, étaient « deux beaux enfoirés ». Cet épisode a été le début de sa mise au ban et de son combat contre Charlie. De la naissance de Siné hebdo. Bob ne comprenait rien à Clearstream, à la finance, mais il savait que j’avais raison. »

J’avais, sur incitation de Cabu, tenté de rejoindre le Charlie de Val qui m’avait gentiment éconduit (« Jef, je ne peux pas élargir les murs »). Plus tard, le sort qu’il réserva à Siné, au prétexte d’un fameux « il ira loin, ce petit » (le fils Sarkozy épousant la fille du fondateur des Darty), me fit (pas que, mais partiellement) l’effet d’un soulagement : Charlie m’aurait peut-être fait perdre mes dernières illusions sur la presse se disant libre.

L’ami Étienne Liebig (dit Le Mage, comprendra qui pourra) m’invita à conf’ de rédac’ de l’hebdo de Siné mais mes propositions de piges ne furent pas retenues. Bon, tant pis. J’aurais dû m’accrocher, j’ai préféré voyager, buller, ou contribuer en foutraque à C4N… Notamment, pas plus tard qu’hier, en présentant le sommaire du dernier numéro et faire part de mes réelles inquiétudes sur l’état de santé de Siné. Rien de prémonitoire, il y avait de quoi se douter fortement que sa dernière couv’ en date serait de fait sa toute dernière, en tout cas de son vivant (j’espère qu’il en reste en réserve ou que, comme pour les planches de Cabu dans Le Canard enchaîné, le mensuel nous en republiera quelques-unes à l’occasion).

En cherchant bien dans mes disques durs externes, je dois bien avoir quelques photos de Siné. Notamment en compagnie des invités d’Étienne Liebig à ses musicales séances de signatures de ses bouquins, dans la librairie des éditions La Musardine. Siné, sur son fauteuil roulant, balançait encore des blagues, tentait de se mettre au diapason. On pressentait déjà qu’il pouvait lui en coûter et il ne s’attardait guère. Les photos AFP de Siné en son jardin, que diffuse la presse quotidienne (notamment Libé), sont d’une incontestable meilleure qualité. Allez les voir et saluer l’artiste.

Ma  première rencontre avec Siné remonte aux tout débuts des années 1970 à Angers. Des potes, plutôt anars, électrons libres de l’après  68, avaient placardé deux affiches. « Jeunes, à 75 ans, votre avenir, un képi, plus de prostate » (ou quelque chose du genre accompagnant la silhouette d’un fameux général à deux étoiles devenu président) et « Quand on est con, on est con, quand on est encore plus con, on est militaire ». Procès, et gendarmes mobiles sur le parvis et les marches du palais de justice faisant face à l’ancienne place d’armes et d’entraînement des officiers du génie pratiquant l’équitation, tout près des lions du jardin du Mail. Pas vraiment d’affrontement, quelques huées, nous n’étions pas fort nombreux à manifester. Plutôt des jeunes, et quelques mineurs anars des carrières de Trélazé, les mêmes venus en renfort, en mai 1968, pour tenir le théâtre d’Angers occupé et régulièrement attaqué par des blousons noirs stipendiés par les Lecanuétistes associés à des nostalgiques de l’OAS.

Mais Siné, venu en témoin de moralité, se vit déchirer le pan arrière de son blazer par je ne sais qui (c’était très confus, à l’instant où il et nous franchissions les doubles portes du tribunal). Le soir, à l’invitation de Prévert, Narvor, venu de Nantes, montrait son cul à Guérin et Lapassade et quelques autres personnalités, montant sur la table des conférenciers devant une assistance clairsemée. Cela conclu ce colloque improvisé et nous partîmes boire des coups dans les bistrots alentours. Dommage que Siné soit reparti à Paris, cela lui aurait plu, voire inspiré, m’a-t-il confié des années plus tard. Je ne sais plus combien de fois ses personnages (dont quelques autoportraits) montrent leur cul sur le papier… Mais je suis quasi-certain qu’ils avaient précédé Narvor.

Quand vous passerez près du cimetière de Montmartre, entrez donc et faites un selfie devant la tombe de Siné, ce cactus adressant un dernier doigt d’honneur au-dessus de l’épitaphe « Mourir ? Plutôt crever ! ». Diffusez largement. C’est un caveau pouvant accommoder soixante dépouilles, dont celle de Benoît Délepine (ex-Charlie et autres), déjà cooptée. Siné vivait encore hier avec son temps, celui du crowfunding notamment.

C’était un gars de Ménilmuche, fils d’un ouvrier ferronnier anar, Laurent Versy, et de Fabienne Ducrocq, épicière (qui épousera Albert Sinet avant de retrouver Versy sorti de prison), un ancien de l’école Estienne (celle des créateurs de polices de caractères, mais aussi des calligraphes, des pros du prépresse, &c. ; Siné léguera peut-être une police fondée sur son écriture manuscrite, je le suggère à mes potes typographes). Ses chats amateurs de calembours en ont peut-être inspiré un autre, celui de Geluck. Ceux du dessinateur Saul Steinberg l’avaient sans doute aussi précédemment marqué.

Je ne sais plus quel dessin de Siné figurait dans ce numéro de L’Événement du jeudi qui publiait l’une de mes piges, non point pro-militariste, mais tentant d’expliquer pourquoi des paras, des légionnaires, virés de leurs régiments pour n’avoir pas la capacité de passer cadres, se retrouvaient devant des cours d’assises à la suite de crimes sanglants. J’avais été assez fortement incité à développer la trame du « on leur a appris à tuer », ou armée école du crime, et j’en avais, en quelque sorte, pris le contre-pied. Cela peut jouer, certes, mais la réalité est bien plus complexe, et le journalisme, le vrai, ne consiste pas à filer droit vers une synthèse valant thèse, mais d’abord à soigneusement analyser. Sa motivation, disait-il, « c’est plutôt le fait de ne pas être d’accord, en rien ». J’aimerais penser que son antimilitarisme foncier, induré, n’obérait jamais, en son for intérieur, le sens des nuances, des entre-deux, la perception du gris.

Il le prouva d’ailleurs en s’éloignant de Dieudonné, rejoint temporairement en 2004. De même, il ne renvoyait pas les colis de Noël de Boutef, l’actuel moribond président algérien. Je soupçonne même qu’il eut l’occasion de rigoler avec des moines ou des curés. Il resta pourtant le plus radical religiophobe de son temps, le plus culotté des anticalotins. Féroce, voire hargneux, mais peu haineux au fond. D’ailleurs, quand sa maison en Corse fut détruite à l’explosif, il fit preuve d’une pointe de mansuétude. « Cela m’a filé un coup de vieux », se borna-t-il à commenter.

J’espère bien que la postérité contredira Yann Lindingre (« Jamais plus aucun dessinateur n’aura cette dimension »). Eh, Lindingre, en bon émule, entreprend de te hisser à sa mesure. Mais je crois que c’est lui qui évoque le mieux le personnage : « il cognait mais il y avait aussi de la tendresse et un énorme humanisme ». Une immense culture musicale aussi, plutôt portée sur le jazz et le blues. Et faute d’avoir siégé à l’Académie, il était régent du Collège de pataphysique. Bref, ne reportons pas sine die la résurgence d’un Siné. Siné sine qua non (à jamais indispensable et inégalé) ? Ce n’est certes pas c’quil aurait voulu, Koc’h ki gwenn ha koc’h ki du, pourrait chanter Servat.

D’ailleurs, Delfeil de Ton remarque : « je n’ai jamais vu un gars ressusciter autant de fois ». Bob Siné se voyait bien réincarné en bonobo. Peut-être que ce sera en un personnage humain aussi flamboyant qu’il l’était, jusqu’au son dernier souffle : « Sénèque peut se rhabiller », remarque Deilfeil. Alévêque relève qu’il a pu faire exprès de tirer sa révérence le jour de l’Ascension.
Consultez aussi les commentaires du Courrier des lecteurs du site du mensuel. Pour le moment, c’est la sidération. On encaisse le coup. Mais je souhaite vivement qu’il recueillera hommages et souvenirs en commun. Pour mesurer la perte, mais aussi dire l’espoir qu’il a su inspirer avec un formidable cran. Bob, merci pour tout !

P.-S. – la famille de feu André Persiani, pianiste de jazz, et en particulier Zaz (Isabelle), sa belle-fille, me remémorent que Siné et Loup venaient fréquemment écluser du jaja chez André… Je le signale au passage à l’intention de la ou du futur·e biographe de Siné. Plein de souvenirs…

N.B. – Minuit, ce 5 ou 6 mai, heure solennelle, ou du crime, c’est selon… Et rien sur le décès de Siné sur le site de Charlie. Petit, minuscule. Voire mesquin et révélateur.

Addendum – Fareveau, on s’était croisé un jour à Libé. Tu ne t’en souviens pas. Et que je fus dans ton canard bien avant toi (Agence de presse Libération) ne t’en faisais pas frémir ni l’une, ni l’autre. Mais ton « ce n’était pas l’outrance qui le maintenait, c’était la vie, la belle et grosse vie, celle qui déborde de tous côtés », c’est du bien vu, bien pensé, bien tourné. Prends-en de la graine, fais du journalisme, on en a besoin. L’ami Denis Robert et Plantu disent tout le bien qu’ils pensent de Siné. Rien du côté de la ministre de la Culture, de Matignon ou de l’Élysée, si prompts à décorer des faiseurs ou des tortionnaires. Si ce n’est pas significatif, alors, j’ai fait de longues études universitaires pour rien… Merci aussi à Frédérique Roussel, de Libé, on en a pas chié pour rien quand on travaillait pour des prunes à Libé.

Bis N.B. ou P.S. – Là, cela m’en bouche un coin. Même Égalité & Réconciliation (des réacs, pour simplifier), saluent à leur manière la mémoire de Siné. Pour le conchier, mais c’est de bonne guerre. Sauf que les commentaires sont mitigés : comme celui saluant « le moins pourri de Charlie ». Sur Riposte Laïque, pour le moment, rien. Eh, les judéos-christiques, osez, osez ! Plenel, avec Mediapart, tu peux pas faire moins…

Heu, post-post scriptum – Je me livre à une revue de presse internationale. Et je vois que du Brésil jusqu’à, peut-être, demain, le Vietnam, la disparition de Siné ne laisse pas indifférent. On a beau être un Breton, cela fait au chaud au cœur que la culture française ait été incarnée par un Siné. C’est con, l’universalisme ? Oui. Sauf que… Avec des exceptions. Marat, Siné, c’est quand même pas le Luxembourg ou Saint-Marin, ou Andorre, qui les a produits. Bon, allez, je m’égare. Réflexion stupide. Sous le coup de l’émotion.

P.-S. – inhumation au cimetière du Montparnasse à 16 heures, mercredi 11 mai 2016.