Déploration de l’impotence, éloge d’une raisonnée audace, telle se présente la troisième livraison des chroniques picrosarkostiques (ce qui est légèrement redondant, picro signifiant « amer ») de Charles Duchêne. Selon que vous serez puissant ou misérable fait suite à Pas vu, pas pris et à l’initial Chacun pour soi. Charly préférerait idéalement Kahn (Jean-François) à Strauss-Kahn (Dominique) et n’en est point (déjà ou encore, allez savoir…) à souhaiter qu’une Le Pen nous soulage de l’omniprésence du ludion malfaisant (si ce n’est malfaiteur). Mais son exaspération monte à la cadence d’une manifestation à Tunis…

 

Je regrette un peu le réalisme, pas trop timoré cependant, d’un Charles Duchêne qui n’a pu s’empêcher de dénoncer l’imposture du drapé abusivement senestre de la statue du commandeur DSK. Était-ce bien utile d’enfoncer le clou votif pour souhaiter qu’une ou un candidat épris de valeurs humanistes et un peu moins arriviste qu’un autre porte les couleurs d’une candidature unique de la gauche – ici, de « la gauche » dite « de la gauche » au centre du PS – en incluant les divers écologistes ? En revanche, et c’est peut-être contradictoire, je loue la péroraison un peu longuette de l’auteur que la défense, illustration et effrénée apologie de la balle au pied exaspère quasiment autant que le locataire de La Lanterne : il ne s’en prend pas qu’aux Bleus, mais à tous les footeux. Courageux ! Il est devenu si faussement consensuel de camper à l’envi tout un pays réjoui et béat par les exploits des saltimbanques du ballon rond et se tordant les mains avant de s’arracher les cheveux quand ils décoivent qu’on ne se lasse pas de se délecter des trop rares démentis, même s’ils sont un peu pesants. D’un autre côté, avouons-le, faire tant de cas de ce quasi-mépris de la gent footeuse (huit pages sur quelque 200), c’est paradoxal. Ils n’en méritent pas tant !

Mais, en tant que praticien émérite de la digression appesantie, qui suis-je pour lancer la paille à cet athlète du gourdin guignolesque lorsqu’il cède à la même facilité débordante ? De plus, en dénonçant le traitement ministériel et présidentiel de l’épisode de la Coupe du monde de foot, Charly n’est point tout à fait hors-sujet. Je me suis réjoui en revanche de son hardie transition entre le coq sportif et l’âne d’usager qui ne se rebiffe pas quand EDF (outrepassant les recommandations de la Commission européenne) lui impose un nouveau compteur. Des Bleus délavés au bleu du gazier (certes, de l’électricien, mais on peut confusionner), quel enchaînement ! EDF va nous pomper mensuellement dans les trois euros, sans doute à vie et sous forme de dette répercutable sur nos descendants, et nous ronchonnons en mode inaudible : vite, encore une défaite des Bleus pour que nous puissions vociférer notre mécontentement !

Duchêne a le sens de la formule, de celles qu’on reprend pour siennes histoire de lâcher en société quelques savoureuses brêves de comptoir. Mais, en traitant de l’allongement de l’âge légal de départ en retraite, il établit de plus sérieuses comparaisons : c’est comme si un chef d’État dénonçait l’emprunt que son prédécesseur avait contracté. Remarquez, on a fait le coup aux Algériens, reniant les signatures à réception des céréales envoyées (c’était au pénultième siècle), et les envahissant de surcroît. Il y avait de quoi s’exaspérer. Là, en quatrième année de mandat sarkozyen, on se sent toutes et tous un peu Algériens, voire, par proximité, Tunisiennes scandant « dégage, dégage ! ». Et si cela devient instinctif, irraisonné (mais non irraisonnable), primal, il suffit de se plonger dans ce Selon que vous serez puissant ou misérable pour se remémorer à quel point notre frustration et notre ire sont fondées.

Charly distille mezzo-voce un populisme dont il n’a certes pas à rougir, puisqu’il s’agit du « gros » (enfin, disons, enveloppé) bon sens que nous avons en partage. Il rappelle l’adage « qui ment à des veaux ment à des boeufs ». Certes, dans notre cas, évoquer agneaux et moutons bêlants, résignés – jusqu’à quand ? – à se laisser tondre, précariser, paupériser, serait mieux venu. Sa recension des mensonges éhontés, des promesses non tenues du sieur Sarközy, Nicolas, est certes une lanterne dans le dos mesurant le chemin parcouru mais elle est salutaire. De même est-il fort utile de rappeler que Sarkozy recueillit, selon des sondages peut-être gonflés mais moins éhonteusement qu’un vote pour Ben Ali, 72 % d’opinions favorables aux lendemains de « notre » (bon, majoritairement en tout cas, pour, certes, le seul corps électoral s’étant exprimé, soit une minorité importante de la population) élection. Il y avait, en 2007, une large majorité d’abusés, une minorité de braves ou moins braves gens du quatrième âge qu’un nouveau Pétain assisté d’un autre Laval aurait tout autant rassurée, et un autre, soit des poignées d’électrices et d’électeurs dont le bulletin est fonction de leur(s) portefeuille(s) et avoirs, parfaitement conscients de leur choix. Il y aurait à présent, selon une consultation (et non un sondage) d’Expression publique (premiers résultats du jeudi 27 janvier 2011), 66 % de répondants à éprouver soit de l’antipathie, soit de l’hostilité à l’encontre du sinistre pitre. 64 % à 65 % estiment que son élection a été « une mauvaise chose pour la France » et « pour les Français » (24 % estimant le contraire, 22 % ayant une autre ou pas d’opinion sur le sujet, les deux questions valant test de cohérence). L’anti-sarkozysme viscéral, total, absolu (sur une échelle de 1 à 10 entre « anti » et « pro ») représente 41 % de l’échantillon. 73 % le prennent pour un fieffé menteur et se disent mécontents de « sa façon de présider », 86 % le considèrent diviseur et non rassembleur. Fait nouveau, 54 % éprouvent peu ou pas du tout de sympathie pour Carla Bruni (les précédentes consultations de même type lui étaient beaucoup, beaucoup plus favorable). Pour reprendre l’expression facile (mais je ne recule pas plus que lui face à la facilité) de Benoît Rayski, même Carla Biche (facilité boulevardière de mon cru) est devenue « Carla… mentable » (c’est de Rayski).

Charles Duchêne assume son choix : « Tout sauf Sarko ». Certes, idéalement, il préférerait une Eva Joly ou un Mélenchon susceptible de tenir la plupart de ses promesses, ou même un centriste « humaniste et social » à quelques autres, et ne serait pas trop mécontent que le vote blanc « départage » lourdement Jeanne-Marine La Pen et Nik Starkozy en cas de second tour de la sorte. On peut avoir d’autres préférences, d’autres réflexions. Ce qui est sûr c’est que la France n’est plus divisée exactement en deux entre les trempeuses de croissant dans le thé ou le café et les non-trempeurs, entre les favorables et les hostiles à la police Comic Sans en mode multi-usages, mais si, sur ces deux points, on ignore les proportions, on peut être au moins assurés que le « Allez ouste! Dégage ! » est devenu sourde clameur bourdonnant aux oreilles de Sarkozy et consorts. Comme le relève Duchêne, on aura beau tenter de faire du trépas d’un successeur de Paul le Poulpe un jour de deuil européen (avec l’original, si l’on en croyait les radios et les télés, on y a échappé de peu), les faits sont têtus, cette détestation de Sarkozy est ancrée, et les tentatives de diversion n’y suffiront plus.

Où Duchêne est peut-être quelque peu carancé côté lucidité et en léger surpoids dans la gourance, c’est quand il suppose que le FMI de Strauss-Kahn (qu’il considère de droite à faux nez rose) a imposé le détail du menu de l’austérité à la grecque ou à la roumaine. Le FMI a fixé des objectifs souhaitables en fonction d’un échéancier, signalé la gamme des plats amers, mais laissé aux gouvernants le choix de piocher dans la carte. Ce n’est certes pas un hasard s’ils ont fait le choix d’affamer le peuple et de protéger les nantis, mais tout comme « Bruxelles » n’a pas de réel pouvoir (les gouvernements restant décisionnaires), le FMI ou la Banque mondiale ne dictent pas leurs choix. Divers gouvernants un peu moins pourris que d’autres dirigeants européens ont pu le démontrer, en limitant la casse. J’admets, cela se discute, et DSK n’en est pas dédouané pour autant d’avoir fait croitre sa propre rémunération de 60 % dès sa prise de fonction : cela fait assez « bonnet blanc et blanc bonnet » au regard d’un autre, et on peut parier que si un DSK devait accéder à l’Élysée, sa devise serait tout autant « austérité bien ordonnée commence par celle des autres ». Un Jospin privatiseur est peut-être resté coincé dans la sève de Duchêne, allez savoir…

On apprécie que ce Selon que vous serez… reprenne des déclarations du fantoche affabulateur telle que « l’authenticité se lit sur mon visage » (un alexandrin écrit pour lui qu’il a correctement déclamé) mais il est un peu dommage de ne pas systématiquement les dater (c’était le 8 janvier 2008), de ne pas les avoir ordonnées, réparties selon un tri thématique. De nouveau, en février 2009, Sarkozy se dédouanait d’être un menteur. On peut chipoter Duchêne sur des approximations ou des détails. Mais l’essentiel reste qu’il parle autant à la France de Jean Ferrat que de Michel Sardou (pour faire approximatif et ne pas rentrer dans le détail), et que s’il vous fallait convaincre un parent, un proche, un ami, une copine, des relations prêtes à s’abstenir ou à se résigner à voter de nouveau pour l’infâme, c’est sans doute l’ouvrage le plus idoine à faire circuler.

Certes, la concurrence est forte. Le Président des riches, de Michel et Monique Pinçon (Zones éd.), Je suis partout, les derniers jours de Nicolas Sarkozy, de Jean-Jacques Reboux chez Après la Lune, les albums La Face karchée de Sarkozy et Carla et Carlito ou la vie de château (Riss, Cohen & Malka), et même, paradoxalement, le surprenant L’Homme que vous aimez haïr, de Benoît Rayski chez Grasset (pourquoi ne pas détester quelqu’un correspondant à la définition de Spinoza, soit « qui nous fait du mal avec connaissance et intention » ?), qui s’applique cette fois à Sarkozy et non à Richard Nixon, ces autres ouvrages, donc, ne déméritent pas trop, et c’est une litote.

Mais, non, chez Duchêne, pas de fétide « liberté populacière », ni de « bassesses cachées » ou de « vulgarités enfouies » (expressions de Rayski adressées aux anti-sarkozystes, toutes tendances parlant un peu trop franc confondues). Son appartenance au vulgus pecum, il la revendique. Sa liberté et sa proximité avec, oui, un peuple, qui souffre, mais qui aussi rigole, qui peine à survivre mais ne désespère pas tout à fait de lui-même et de ses semblables, il les énonce clairement. Bien moins véhémentement que moi-même, qui pourrait aussi employer Poutinosarkozoff ou Zébulon l’Ahuri pour désigner Sarkozy (de larges extraits du livre de Raisky sur le blogue-notes Saladelle fournissent d’autres sobriquets), Duchêne dénonce, mais peut, lui, mieux convaincre.

Ce n’est d’ailleurs pas Sarkozy qui est seul détestable, c’est qu’il représente, les intérêts qu’il défend (les siens, bien sûr, sont compatibles), et aussi ceux qui soutiennent sans broncher, par exemple des morts françaises, afghanes et autres, inutiles en Afghanistan (si ce n’est pour vendre au Pakistan des armes tout en sachant qu’il arme les Talibans, à quoi ou qui servent-elles donc, ces morts ?), et qui le sont tout autant. Il se trouve que Sarkozy les symbolise mieux que personne avant lui.

Si Charly Duchêne se fend d’une suite à ce Selon que vous serez…, il pourra s’inspirer de la toute dernière déclaration canaille de Sarko à Davos : taxer les transactions financières (sans doute surtout les mandats des mamans à leurs enfants étudiants ou pensionnaires, beaucoup moins ce qui transite par les caisses de compensation) au profit supposé des pays les plus démunis. Les Haïtiennes et Haïtiens qui attendent toujours l’essentiel de l’aide internationale promise et captée tant par certains dirigeants d’ONG que leurs propres ministres et notables, doivent être écroulés de rire ! Et à propos de populisme, ses nouvelles tirades contre ceux qui spéculent sur les denrées alimentaires ont fait, au mieux, sourire. Le Wall Street Journal se gaussait de sa diatribe ainsi : « les croisades populistes contre les spéculateurs ne mettent pas de beurre dans les épinards ». C’est bien Sarkozy, comme le démontre Duchêne, qui a flatté la « fétide » liberté d’expression « populacière » (pour reprendre les termes choisis de Raisky). Et Duchêne de poursuivre, en Nordiste qu’il est : « Ch’ti qui piche contre el vint, cha li r’vint din che gampes… ».

Sarkozy enchaîne les gesticulations. Mais parfois, il y a un Duchêne pour lui rendre la monnaie de sa pièce et nous rafraîchir la mémoire. C’est là qu’on se rend compte que Sarkozy a noyé des fruits rances dans un lourd sirop et redonné des couleurs à la viande avariée et verdie en emboutissant des saucisses. Qui peut s’étonner qu’il ait fini par susciter des nausées et provoquer l’écoeurement ? Si même la majorité de son électorat, enfin, le vômit, il le devra surtout à lui-même. Mais un Duchêne (et un Delambre qui signe la couverture) y aura contribué : ses ouvrages ont des vertus dépuratives.

Charles Duchêne, Selon que vous serez puissant ou misérable, éds BTF Concept, janvier 2011, 200 pages, couv. de Delambre, 10 euros.