C’est dans un commentaire sur le site des « Économistes atterrés » qu’on trouvera ce topique de « bon sens » : « je cherche désespérément être contredit dans mon opinion que l’économie n’est pas une science, même pas arrivée au point de la météo dont on a longtemps gaussé qu’elle ne savait que dire le temps … d’hier… ». On peut en dire tout autant des sciences politiques. Reste donc, pour ne pas trop subir la et les crises économiques, et tenter d’influencer les volontés politiques, à se fier à d’autres « voyances » (projets envisagés) et croyances. Pour se former son propre credo, les réflexions de ces économistes sont à examiner.

Raymond Barre, proclamé « meilleur économiste de France », louvoyait, pour caricaturer, entre le dirigisme gaullien et le laisser-faire giscardien. À défaut d’avoir une foi de charbonnier en ses propres, il réduisit la pression dans les hauts-fourneaux et la poussa dans les chaudrons nucléaires, prôna la rigueur en tentant d’accompagner la montée du chômage, l’un de ses effets pervers. Rappelons qu’il subit aussi son Woerthgate avec le décès de Robert Boulin, et que les orientations économiques, fonction des coups de pouce des politiques, ne sont pas guidées que par des réflexions et croyances, mais aussi par des conflits d’intérêts qui peuvent se cristalliser, pousser les protagonistes à un extrémisme beaucoup plus pernicieux que celui de la rue, de la plèbe…

 

À la suite d’une tribune libre publiée par Le Monde, divers économistes universitaires de premier plan ont publié un manifeste. Pour eux, « le logiciel néolibéral est toujours le seul présenté comme légitime, malgré ses échecs patents. ». Ils considèrent aussi qu’une crise peut en cacher une autre, comme nombre de leurs homologues étrangers. Examinons un peu, quitte à les déformer excès de simplification, leurs croyances.

 

Dans l’introduction de leur manifeste, ils constatent que la « lutte contre les déficits publics » est devenue la priorité des priorités imposée par la bancassurance et les marchés financiers. Ils dénoncent que du fait des politiques d’austérité et de stabilisation de l’euro, « le chômage et la précarité de l’emploi se développeront nécessairement dans les années à venir. ». On pourrait d’ailleurs estimer que lorsque les « budgétaires » roumains (fonctionnaires, assimilés), aux émoluments amputés d’un quart alors que le taux de TVA est passé à 24 %, il faudra bien qu’ils pèsent sur les rémunérations du privé en cumulant les occupations rémunérées, ou rejoignent la cohorte des expatriés venus aggraver le chômage et la précarité dans d’autres pays européens. Comment le reprocher aux Roumains, aux Grecs, aux Bulgares, qui entreront aussi en compétition avec des « rapatriés » d’Irlande et d’ailleurs ? Notons simplement que le problème n’est pas qu’économique, il est aussi politique : la « Roumanie » (l’État, non la Nation) a préféré amplifier les mesures du FMI pour tout ce qui n’était pas sa classe politique et possédante, et minorer les recommandations gênant la croissance des uns aux dépens du bien-être des autres.

 

À ce genre de pratique, les dirigeants rétorquent toujours qu’il faut pour les uns travailler plus pour gagner plus, consommer davantage pour créer de l’emploi, et que le « ruissellement » (trickle down) d’une « relance par le haut » (au profit d’eux-mêmes et de la haute finance ou des « grandes industries ») finit toujours par arroser le sol et sous-sol de gouttes de pouvoir d’achat. Laissez-nous nous gaver de brioche, nous vous laisserons davantage de miettes. Rétribuons donc mieux les hauts-fonctionnaires, mais sous-traitons les tâches des moyens et petits, allégeons la fiscalité, multiplions les autoentrepreneurs, &c., et réduisons, dans les dépenses publiques, ce qui ne nous profite pas. Les marchés, dans leur grande sagesse, savent aussi redistribuer les revenus : optez pour des retraites par capitalisation, investissez en bourse, votre argent nous intéresse, nous le ferons fructifier…

 

En lingua « économista consternata », cela donne : « Qu’il s’agisse de l’efficience et de la rationalité des marchés financiers, de la nécessité de couper dans les dépenses pour réduire la dette publique, ou de renforcer le « pacte de stabilité », il faut interroger ces fausses évidences (…) D’autres choix sont possibles (…) à condition d’abord de desserrer l’étau imposé par l’industrie financière aux politiques publiques. » Tant que les liens morganatiques entre la finance et le personnel politique ne seront pas rompus, tant que les seconds resteront les douairiers de la première, on peut toujours rêver, et prier, s’agenouiller et croire.

 

Le manifeste liste ensuite dix fausses évidences. Caricaturons-en le détail.

• les marchés financiers sont efficients ;

« le discours économique est parvenu à créer la réalité » : le catéchisme des marchés a fini par faire gober la sainte trinité et l’intervention du saint esprit. Or, parfois, le pape n’est pas infaillible et sa « spéculatio » de la parole divine lui fait commettre une bulle. Le prix des indulgences a beau augmenter, on en redemande. Verbatim : « L’instabilité financière se traduit ainsi par de fortes fluctuations des taux de change et de la Bourse, manifestement sans rapport avec les fondamentaux de l’économie. Cette instabilité, née du secteur financier, se propage à l’économie réelle. ». C’est encore laisser penser que la camarilla vaticane accorde toujours foi à ce qu’elle impose au recteur breton de prêcher. En cas de déluge, elle s’est prévu une arche de Noé.

• les marchés financiers sont favorables à la croissance économique ;

De Rachida Dati (émission Dimanche+ sur Canal+) : « Ces fonds d’investissements (…) n’ont pour seuls objectifs que la rentabilité financière (…). Quand je vois certains qui demandent des rentabilités à 20, 25 % avec une fellation (sic) quasi nulle… ». Est-ce à dire qu’elle réclame plus de saint-chrème monétaire, plus d’images pieuses, à recevoir agenouillés, ou qu’elle préconise une « restrictio mentale » de la part des marchands du temple ? Allez savoir. Nos consternés expliquent : « Le ROE (Return on Equity, ou rendement des capitaux propres) de 15% à 25% est désormais la norme qu’impose le pouvoir de la finance aux entreprises et aux salariés. La liquidité est l’instrument de ce pouvoir, permettant à tout moment aux capitaux non satisfaits d’aller voir ailleurs (…) Le freinage simultané de l’investissement et de la consommation conduit à une croissance faible et à un chômage endémique. Cette tendance a été contrecarrée dans les pays anglo-saxons par le développement de l’endettement des ménages et par les bulles financières. ». Ils ne préconisent pas pour autant la fellation (oops, oupa…), euh, l’inflation, mais d’accroître « fortement l’imposition des très hauts revenus pour décourager la course aux rendements insoutenables. ». L’élite des fonctionnaires, qui lorgnent la mule (pantoufle) papale ne va pas être forcément d’accord.

• les marchés sont de bons juges de la solvabilité des États ;

Si les marchés produisent « des prix totalement déconnectés des fondamentaux », les valeurs sont aussi totalement fantaisistes. « Un titre financier est un droit sur des revenus futurs : pour l’évaluer il faut prévoir ce que sera ce futur. C’est affaire de jugement, pas de mesure objective, parce qu’à l’instant t, l’avenir n’est aucunement prédéterminé. ». Et la prédestination, alors ? Ce raisonnement purement économique a une légère faille. La France restera la fille aînée de l’église tant qu’elle maintiendra l’Iran au rang de grand satan ; elle pourrait être décrétée bâtarde si elle en décidait autrement. Avancer que les agences de notation sont de « purs joueurs » dans la vénalité vénielle est réducteur, on considérera le péché des États peu capital tant qu’ils resteront dans la « vraie foi ». Bien sûr, ces États ne sont pas aussi égaux que d’autres, et même les plus croyants peuvent être admonestés. Mais une bonne cure de pénitence de leurs nations peut renforcer la foi de leurs castes dirigeantes.

• l’envolée des dettes publiques résulte d’un excès de dépenses ;

« L’explosion récente de la dette publique en Europe et dans le monde est pourtant due à tout autre chose : aux plans de sauvetage de la finance et surtout à la récession provoquée par la crise bancaire et financière qui a commencé en 2008. » Bah, notre crise de foie, c’est vous qui la purgez, c’est vous qui aurez les crampes d’estomac. Il paraîtrait qu’il n’y aurait que la médecine française à conférer tant d’importance au foie. Il est vrai que les dettes publiques sont au régime, tandis que les recettes fiscales régressent. Problème : où injecter les bons suppositoires (délicatesse que nos voisins nous envient).

il faut réduire les dépenses pour réduire la dette publique ;

« Une réduction simultanée et massive des dépenses publiques de l’ensemble des pays de l’Union ne peut avoir pour effet qu’une récession aggravée et donc un nouvel alourdissement de la dette publique. ». Sans doute. Suffira-t-il de favoriser l’éducation et la recherche, d’investir dans la reconversion écologique ? Quelle éducation ? Musicale pour mieux appréhender les attentes des marchés extérieurs et relancer l’industrie française du divertissement ? Mercatique pour mieux exporter des cosmétiques plus beaux et plus bios ? Avant, on produisait des missionnaires, des pères blancs ; on a produit des HEC et des économistes prosélytes et évangélistes. La Francophonie s’est lancée dans la promulgation de la « bonne gouvernance » et du « développement durable ». Bon choix ou création de débouchés pour des filles et fils de famille ? La dépense publique, c’est aussi orienté politiquement : doter les hôpitaux publics de scanners dernier cri pour en faire baisser le coût et qu’une fois amortis, ils puissent être vendus moins cher à des cliniques privées, c’est un choix qui pousse ensuite à réduire le nombre des soignants dans le secteur public.

• La dette publique reporte le prix de nos excès sur nos petits-enfants ;

« Au total se met en place un mécanisme de redistribution à rebours, des classes populaires vers les classes aisées, via la dette publique dont la contrepartie est toujours de la rente privée. ». Certes. Mais quelques principes d’économie ménagère restent valides. Assurer que la dépense publique assurera à plus long terme des bénéfices pour les générations futures, cela se vérifie ou… non.

• Il faut rassurer les marchés…

« si la crise de la dette s’aggrave et que les taux d’intérêt de marché s’envolent… il pourrait alors être difficile de maintenir cette orthodoxie monétaire dénuée de fondements scientifiques sérieux. » Préconisation : « les très gros rentiers (particuliers ou institutions) doivent consentir un allongement sensible du profil de la dette, voire des annulations partielles ou totales. Il faut aussi renégocier les taux d’intérêt exorbitants des titres émis par les pays en difficulté depuis la crise. » Sans doute ; qui va les faire consentir ?

• L’Union européenne défend le modèle social européen ;

« L’Europe sociale est restée un vain mot, seule l’Europe de la concurrence et de la finance s’est réellement affirmée. ». Là, c’est prêcher des convaincus : j’ai bien entendu des Russes ou Ukrainiens regretter le communisme, je ne m’attendais pas à entendre l’argument dans la bouche de Roumaines et Roumains… La préconisation : « mettre en place des objectifs communs à portée contraignante en matière de progrès social comme en matière macroéconomique. ». C’est l’évidence même, car sinon on risque de la destruction de valeurs et de biens publics. Il y a des pays d’Europe où cela urge.

• L’euro est un bouclier contre la crise ;

« Cette absence de coordination, et plus fondamentalement l’absence d’un vrai budget européen permettant une solidarité effective entre les États membres, ont incité les opérateurs financiers à se détourner de l’euro, voire à spéculer ouvertement contre lui… ». Là, oui, une monnaie supranationale (bancor), s’impose. Je le vois par le gros bout de ma lorgnette. D’une part je vois ce que je perds en taux de change, d’autre part, dans certains pays, on emprunte et rembourse en euros, à des taux qui ont crû, alors que les revenus sont en monnaie nationale, qui se dévalue. Les banques ont aussi incité à la démultiplication de la consommation de crédits dans des pays européens hors zone euro. Les conséquences sont dramatiques. Et vont finir par créer des tensions.

La crise grecque a enfin permis d’avancer vers (…) une vraie solidarité européenne.

« Les partisans des politiques budgétaires automatiques et restrictives en Europe sont malheureusement aujourd’hui renforcés. La crise grecque permet de faire oublier les origines de la crise financière. Ceux qui ont accepté de soutenir financièrement les pays du Sud veulent imposer en contrepartie un durcissement du Pacte de Stabilité. » Et encore : « Les pays européens, du fait de la diversité de leurs cultures politiques et sociales, n’ont pas pu se plier tous à la discipline de fer imposée par le traité de Maastricht ; ils ne se plieront pas tous à son renforcement actuellement organisé. Le risque d’enclencher une dynamique de repli sur soi généralisé est réel. ». Voir plus haut à propos du modèle social européen. Le risque est plus grave : retour de tentations quasi-dictatoriales.

 

J’élude la conclusion en espérant qu’on voudra la lire et partant, l’ensemble. On peut aussi signer le manifeste. Environ un millier d’économistes l’ont déjà signé, en compagnie d’élus et de syndicalistes. Mediapart : « La prochaine étape aura lieu à Paris, samedi 9 octobre: un colloque ouvert au public sera organisé à Paris. Trois tables rondes sont prévues, sur la régulation financière, les politiques d’austérité, et la redéfinition d’un modèle économique européen… ». Cela se déroulera, à partir de 09:30, à la faculté des Sciences pharmaceutiques et biologiques : 4, avenue de l’Observatoire, 75006 Paris. Quelques nouveaux médicaments seraient effectivement bienvenus pour soigner les maux de l’Union européenne.

 

Le manifeste :

http://economistes-atterres.blogspot.com/2010/09/manifeste-des-economistes-atterres.html