DSK, Tron, Balkany, ministre pédophile selon Luc Ferry, &c. Autant d’instances portant une partie de l’opinion à exiger une « moralisation » de la vie publique, en commençant par un meilleur contrôle de ses prétendues (et soi-disant) « élites ». Une exigence qui peut s’étendre à la voisine et au voisin, à juste titre lorsqu’il s’agit d’abus sexuels, de coercition, mais avec aussi la tentation sous-jacente de restaurer un « ordre moral » régissant l’intime. Gare au backlash, au retour de bâton. En Chine, la morale sexuelle est utilisée en tant qu’argument de dénigrement de l’opposition, de résistance à tout changement pouvant ébranler la suprématie des dominants.

Il y a l’affaire DSK (judiciaire) et le cas DSK (sociétal, aux multiples facettes).
Un cas résumé par deux mots rimant fort bien : sidération et indignation, ou bien encore stupéfaction, condamnation. L’indulgence, qui fut trop hâtivement de mise, ne l’est plus.

Possiblement pour se dédouaner d’avoir trop cédé à la sidération, une partie des commentatrices et des gloseurs en ont rajouté dans l’indignation en s’en prenant à Jean-François Kahn.

J’ai bien lu, dans Marianne, son dernier « bloc-notes », fort convaincant, de même que l’éditorial de Maurice Szafran.
Tous deux, c’est fort compréhensible, se sont bien préservés de laisser entendre que la détestable expression – « un troussage de bonne » – reflétait pour partie (partie uniquement) la réaction spontanée, à J+1 seulement de l’affaire DSK, le sentiment inconscient de nombre de Françaises et de maints Français.

Beaucoup, qui commençaient à douter de leur intime conviction (la théorie du complot), ont minimisé les faits : DSK aurait seulement tenté de « trousser » une « femme de peu », plus ou moins consentante ou importunée, qui se serait rebiffée et « on » aurait voulu en faire tout un plat de résistance. Mais tout ne finit pas en jeux, ris et chansons, en tout cas pour tout le monde. Si un sondage prématuré à pu laisser penser que l’opinion prévalente minimisait les faits, un autre, à présent, pourrait révéler une tendance inverse. L’opinion s’est reprise, ou se lasse, la perception évolue. Les jeux en ligne d’un goût douteux ne sont plus tout à fait reçus de la même manière depuis que la personnalité supposée de Nafi Diallo semble mieux esquissée.

Le Point, à l’occasion d’une entrevue avec le philosophe allemand Peter Sloterjik, a permis une mise en perspective possible, à pondérer en tout cas, de ce type de réaction initiale : « le sperme des rois de France a toujours été considéré comme une substance miraculeuse, sublime, avec lesquelles les filles du peuple recherchaient le contact. ». La phrase « sidérante » de J.-F. Kahn, je l’ai effectivement entendue prononcée antérieurement ou reprise, sous diverses formes similaires, par de nombreuses femmes, de toutes conditions maritales ou sociales. Lesquelles ne se posaient pas trop la question de savoir comment elles auraient, elles, réagi, si un DSK ou un autre, s’en était pris à leur personne. Car elles se considèrent par ailleurs, si ce n’est chastes, du moins femmes qu’on ne force pas, et peu « légères ».

Sloterjik encore : « en tolérant les extravagances des autres hommes, on crée un espace de liberté pour tous. ». Propos masculiniste ? Vite dit. Remplacez « hommes » par « êtres » et tous par « toutes et tous » : la perspective change. Cette liberté qui ne vaut pas licence en cas de contrainte, qu’on ne se tolère même pas forcément en tant que fantasme ou avec forte réticence (rêvasser de séduire – ou de se laisser séduire – par le caïd ou la cheffe, s’imaginer culbuter le chauffeur ou la collègue qui ne « demanderait que cela » n’est pas la ou le forcer), est reconnue par la loi. Pas de poursuites en cas de consentement mutuel entre adultes, l’incartade conjugale ne justifie pas, à elle seule, le divorce.

Mais les mentalités, notamment celles voulant asseoir un contrôle sur autrui, peuvent tendre à faire réviser la loi ou, pour le moins, restaurer un ordre moral considéré antérieur (la bonne blague : il fut fort fluctuant) voulu, édicté, « naturel ». S’appliquant évidemment surtout à celles et ceux qui ne disposent pas (ou peu) des pouvoirs économiques, politiques, intellectuels, &c.

Sur le moment, un fait qui pourrait paraître anodin m’avait frappé. Le dernier paragraphe de l’appel de diverses organisations féministes avait été peu reproduit, encore moins traduit : « ils ouvrent la voie aux partisans d’un retour à l’ordre moral qui freine l’émancipation des hommes et des femmes. ». La confusion entre « liberté sexuelle et violence faite aux femmes » est « intolérable ».

En Chine, la liberté sexuelle est devenue forcément suspecte aux yeux des autorités lorsque des opposantes la revendiquent. Pourtant, c’est bien un pays où le « lâcher de prostituées » dans des hôtels hébergeant des hommes d’affaires peut faire scandale (s’il s’agit de Japonais) mais rester toléré. Ce n’est pas propre à la Chine : une compagnie d’assurances de Hambourg a remercié ses meilleurs courtiers en leur livrant des « filles de joie » dans un établissement de bains de Budapest. Une centaine de courtiers, une vingtaine de prostituées, étaient réunis, les plus chères étant réservées à ceux ayant réalisé le meilleur chiffre d’affaires. Mais la Chine est aussi un pays où son dirigeant, le président Mao, disposait d’un harem de très jeunes filles, à peine pubères pour certaines. Ce roi « soleil rouge » est encore plus ou moins vénéré. DSK bien moins, et c’est peu dire.

Sur son blogue, Siweiluozi revient sur les accusations portées contre l’artiste chinois Ai Weiwei. Siweiluozi remarque ce qu’on a pu remarquer en France avec l’affaire Mata Hari et d’autres, l’histoire contemporaine chinoise a dénigré les traitres et notamment les « traitresses » qui se livraient à la fornication et mettaient en danger la Nation (en chinois, minzu ou « nation-race »).

L’artiste Ai Weiwei a été dénoncé publiquement, par voie de presse, pour des crimes économiques mais aussi « la bigamie » et « la dissémination de contenus obscènes ». Il aurait incité des participants à poser nus (ce qui est vrai) lors de performances mais aussi « à laisser libre cours à leurs pulsions charnelles. ». Ce serait un séducteur compulsif, il a un fils illégitime, sa compagne est sans doute sa « complice », &c. Il promeut la dépravation, la décadence sexuelle, la promiscuité et contamine la jeunesse chinoise. Il met donc en danger la stabilité sociale.

Le site Global Voices a traduit du chinois les mésaventures d’une juriste de Shangaï, Li Tiantian, et la teneur des ses interrogatoires. Elle fut arrêtée peu de temps avant qu’Ai Weivei le soit. Libérée, elle se confie sur son blogue-notes et narre comment son compagnon fut sommé de se séparer d’elle après qu’on lui eut produit des vidéos la montrant entrer dans des hôtels en compagnie masculine. Les interrogatoires portaient sur le nombre de rapports sexuels qu’elle avait pu avoir avec tel ou tel. Elle suggéra une reconstitution de ses ébats devant ses interrogateurs, qui s’en effrayèrent. « Au fond de moi, je me sentais humiliée, comme s’ils m’avaient battue, » écrit-elle. On lui demande si elle pratique le triolisme, elle réplique en moquant les performances sexuelles présumées de ses interrogateurs. Bref, elle leur tient crânement tête. Dépités, ils continuent, cette fois en présence d’une policière, à exiger des détails sur sa vie intime.

En revanche, chez les possédants bien en cour, la polygamie est plus ou moins bien tolérée en Chine (elle avait été interdite en 1949 et le reste). Les concubines sont de retour. À l’inverse, le Hisai « Love Park » projeté à Chongqing (une sorte de musée de l’érotisme et parc d’attractions) ne sera jamais terminé : les premières constructions ont été démantelées en mai 2009.

L’opposition turque « décapitée par des vidéos sexuelles » titre Atlantico. Des prostituées (ou des agents féminins en service) ont été chargées de séduire des opposants russes, assure la presse.

Dire que cela n’est pas « importable » en France, c’est aller un peu vite en besogne. Certes, la presse d’information ne va pas « tirer la première ». Mais si un grand nombre de blogues reprenaient la même info, mettant en cause les mœurs de telle ou tel, la presse finirait par suivre. Tant bien même la loi ne serait-elle pas enfreinte.

Le « corbeau » (ou la corneille) potentiel est à présent un peu tout le monde, même si les lois sur la protection de la vie privée sont heureusement rigoureuses en France.

Qu’on y songe. Le déferlement des révélations sur DSK ne s’est pas produit : pour un tel séducteur décrit compulsionnel, seuls l’affaire Banon et un supposé précédent hôtelier au Mexique (toujours énigmatique) pourraient être retenus contre lui si les faits étaient totalement avérés, irréfutables, non prescrits. Je ne soutiens absolument pas que Tristane Banon ou sa mère soient des affabulatrices, de même que je n’oublie pas que Piroska Nagy s’est déclarée victime d’un véritable harcèlement. Ce n’est pas tout à fait un autre sujet, mais, au moins dans ce cadre précis, il s’agit d’abord d’autre chose, d’un autre de phénomène, peut-être latent.

En revanche, même si Bernard Debré était de parfaite bonne foi, comme pourrait l’avoir été Luc Ferry dénonçant « un ancien ministre », les termes restent : « fausse valeur, obsédé sexuel, escroc intellectuel ». Ce n’est pas pour les deux qualificatifs encadrant « obsédé sexuel » que le professeur de médecine et député UMP poursuit : « il existe des médicaments pour les délinquants sexuels. J’ai honte car vos frasques risquent une nouvelle fois de donner des voix aux extrêmes. ».

Je passe sur le fait que personne n’a porté plainte contre Bernard Debré ; la judiciarisation excessive n’est pas une si bonne chose et heureusement, le syndicat de l’hôtellerie ou les syndicats autonomes ou autres défendant les personnels de maison n’ont pas traîné J.-F. Kahn devant les tribunaux. Mais ces « extrêmes » qui recueilleraient des suffrages pourraient aussi donner de la voix. C’est d’ailleurs parfaitement leur droit. Le bilan de DSK au FMI est controversé, il est normal d’en débattre. Les violences sexuelles ont des conséquences gravissimes, il est salutaire de le souligner, de le répéter.

Donner de la voix sur les pratiques intimes supposées ou réelles d’adultes consentants pour recueillir des voix, cela peut conduire à une surenchère s’apparentant à une chasse aux « sorcières » et aux « débauchés ». La sorcellerie et la débauche commenceraient là où chacune et chacun trouverait judicieux d’en placer les prémisses.

On peut croire « de bonne guerre » de s’en prendre aux plus puissants. Mais à quel niveau de responsabilité ou de statut social est-on estimé « puissant » ? Cheffe d’atelier ? Chef de rayon ? Voisine ou voisin participant au comité de quartier ? Propriétaire mitoyen ? Commerçant possible concurrent (comme dans le cas de la fameuse « Rumeur d’Orléans ») ? Et en fonction de quels comportements ? Veuve « joyeuse » surprise avec un vêtement de couleur ? « Libertin » frôlant d’un peu trop près sa partenaire sur une piste de danse ?

Un « retour à l’ordre moral » s’accompagne souvent d’une régression hypocrite ; rares, voire exceptionnels, sont les puissants qui en pâtissent vraiment, innombrables sont celles et ceux qui en subissent les effets. La mère célibataire redevient « fille-mère » ; le jeune homme épris d’une aînée passe pour un « gigolo », la jeune fille un peu délurée pour une « suborneuse », &c. Le « putes ou soumises » n’est plus très loin.

J’espère vraiment que ces appréhensions, qui ne sont pas encore des craintes, seront totalement infondées. J’espère aussi que les aspects de la vie privée des uns ou des autres n’éclipseront pas leurs bilans, leurs compétences, leurs aptitudes, et leurs programmes, leurs engagements (pour ce qu’ils valent, hélas, trop souvent).

Rappelons-nous peut-être aussi que J.-F. Kennedy n’était certainement pas le « gendre idéal » mais que ce n’est pas ce qui peut expliquer le lamentable échec du débarquement dans la Baie des Cochons : il a mené l’opération comme un porc pour de toutes autres raisons. À l’inverse, du dernier G8, il a été surtout retenu que Carla Bruni paraissait encore davantage porteuse d’espoir : c’était à peu près tout ce qu’il fallait retenir d’un sommet qui n’a même pas accouché d’une souris en dépit de la présence de tant et tant de chefs d’États. Cela devrait aussi donner à réfléchir sur le traitement de l’information, ses difficultés, ses dérapages, et la manière dont les percevons…

Post-scriptum –  Où commence « ce que la morale réprouve » ? Ainsi de ces jeux mettant en scène DSK en train d’attraper des « soubrettes ». Harceler, contraindre, n’est pas un « jeu ». Machisme inconscient des auteurs (voire des auteures…) ou simple manifestation d’humour qu’on peut estimer déplacé ? Chacune et chacun, en conscience, se détermine. Ainsi du dilemme : plutôt légiférer ou plutôt éduquer ?