J’avais reçu de Brigitte Brami, auteure de La Prison ruinée aux éditions Indigène, le PDF des « corrects de der » de son ouvrage. C’est donc sans tenir « l’objet » en mains que je l’ai chroniqué. J’ai eu depuis la curiosité d’ouvrir les rééditions de deux ouvrages d’à peine plus d’une vingtaine de pages chacun, des mêmes éditions. C’est plaisant (et peu cher, trois euros chaque), et cela m’a fait penser à des « devoirs », des cahiers d’analyse de la vacuité de certaines pensées trop complaisamment véhiculées.

Jean Daniel, du Nouvel Obs’, à ne pas confondre avec Jean-Daniel Piquet, auteur de L’Émancipation des noirs dans la Révolution française : 1789-1795, se serait, selon Jean-Luc Porquet, du Canard enchaîné, réclamé de Camus, Albert (à ne pas confondre avec Jean-Claude Camus, producteur de comédies musicales et naguère d’un certain Jean-Philippe Smet), pour se proclamer « révolutionnaire radical ». Je n’ai pas retrouvé l’édito de celui que certains considèrent être « le plus Tunisien des Français » (et le plus Algérien, ce qui va bien à un natif de Blida, ou le plus Marocain, ce qui va bien à celui qui déclara que « le Maghreb, c’est nous, c’est un appendice de l’Europe » alors que ce fut un peu, en Andalus, et au-delà de Poitiers, le contraire). Mais dans le mouvement de « ché-guévarisation médiatique du Tunisien », comme le relève Réda Dalil, du Temps, on peut compter sur Jean Daniel dont le site hassan2.online.fr rappelle ô combien le despotisme marocain « a été très éclairé » pour lui , Jean Daniel (déclaration du 18 mars 1997).
En voilà un que Lou Marin, auteur d’Aux sources de la révolte, Albert Camus et l’anarchie (1998), et du plus récent Camus et sa critique libertaire de la violence  aux éditions Indigène (fév. 2010), n’a pas déjà épinglé. « Faire de Camus un compagnon de route de Sarkozy, comme ces prétendus intellectuels français espèrent le faire, » écrit Lou Marin, est une visée qui va bien à ceux qui préfèrent que « la société bourgeoise parle de la liberté sans la pratiquer » (dixit Albert Camus). Comme quoi Camus s’est un tout petit peu fourvoyé puisque la société bourgeoise aime à établir ou restaurer sa propre liberté, et on l’a vu tant en Tunisie qu’en Égypte. Ponctuellement, Camus a pu paraître se tromper. Ou on a pu le faire passer pour un égaré, qu’on s’empressera plus tard de récupérer, et remettre dans le droit chemin de ses propres intérêts, sans doute « mieux » compris par d’autres que par lui-même. Lui qui croyait parfois « la violence inévitable » disait « qu’il faut refuser toute légitimation de la violence ».
C’est finalement le message de Lou Marin qui a retrouvé des extraits d’écrits trop méconnus ou trop détournés, voire contrefaits par leur contexte, d’Albert Camus. « Nous sommes en présence d’un des rares écrivains qui n’acceptent pas de se laisser corrompre », précise la quatrième de couverture en citant l’anarchiste russe Lazarévitch.

Le Sartre et la violence des opprimés, d’Yves K., tout aussi réédité récemment par les éditions Indigène, porte aussi en quatrième de couverture une citation de Camus : « les gouvernements, par définition, n’ont pas de conscience. ». J’aurais bien vu, pour la réédition du Lou Marin, une citation de Sartre, comme par exemple « Bakounine est vivant en moi ». On s’amusera à retrouver chez Yves K., qui côtoyait Sartre dans les années soixante-dix, peut-être pas davantage que moi-même à l’Agence de presse Libération,  mais sans doute bien davantage, cette phrase de Francis Jeanson à propos de L’Homme révolté : « une recette de cuisine relevée d’une pointe d’anarchie ».
Sartre, le pointu anarchiste, n’en devint pas moins, après avoir justifié l’attentat palestinien des Jeux olympiques de Munich, élevé au rang de docteur honoris causa de l’université (israélienne) de Jérusalem. Il en accepta le diplôme en tant que « en somme, élément de paix ». Plus tard, Jean Daniel refusera de céder aux injonctions de Simone de Beauvoir qui ne voulait pas voir publier, dans L’Obs, un texte de Sartre à l’aspect « judéo-centriste ». Et Sartre, qui justifia non le terrorisme, mais au moins un terrorisme, finira par rejoindre Camus : « Nous aussi, les non-juifs, nous avons une recherche de l’éthique, » dira-t-il à Benny Lévy. Son dernier manuscrit, publié à titre posthume, en 1983, s’intitule Cahiers pour une morale. Yves K. évoque aussi « la longue attente du philosophe d’une morale réelle, à faire, à vivre ». Camusienne, une telle morale ? « C’est l’intention qui doit être radicale, » notait Sartre. Prêtons donc de bonnes intentions à Jean Daniel. Parfois, les intentions ne suffisent pas, ou plus. Il faut savoir dire « Dégage ! » ailleurs qu’au coin du zinc du Café du commerce.

Récemment, une Marocaine me disait : « ce qui se passe en Tunisie ne peut se produire au Maroc. Le roi est le descendant du Prophète, les Marocains lui baisent les mains… ». Une Française, à propos de ceux qu’elle qualifiait de bobos (bourgeois vaguement bohèmes), me citait Péguy : « ils ont les mains propres, mais ils n’ont pas de mains. ». Les éditions Indigène sont de petites mains, qui n’en prennent pas d’autres pour les lécher. Elles sont parfois mordantes, y compris sur des mains qui les nourrissent. Ou en alimentent la réputation. Son éditrice ne me reprochera donc pas la pareille en trouvant le « Inédit » barrant les couvertures de ces deux ouvrages un petit peu survendeur. Si vous croyez trouver des extraits de textes inédits de Sartre ou de Camus, vous resterez sur votre faim. Mettons qu’il s’agit d’extraits ou passages trop peu souvent réédités. À cela près, c’est d’une autre tenue que la prose d’un Bernard Henri-Lévy, duquel j’avais écrit : « il a de petites mains, mais il les agite bien ».
Jeux de mains, jeux de vilains : c’est rédigé pour être accessible aux vilains que sont celles et ceux pour qui la lecture n’est pas trop donnée en partage sans efforts. Jeux de mots, jeux de sots : je vais donc cesser de filer la métaphore. Mais chassez le naturel…

Les petits fascicules des éditions Indigène sont tels des « devoirs de vacances » ou plutôt de la vacuité de la pensée médiatisée. On peut s’offrir avec eux une rapide pause à vide, et se rappeler nos devoirs citoyens. Ceux de s’efforcer de comprendre le monde qui nous entoure et que nous devrions plus activement façonner, à moins de choisir de s’en retirer, ce qui est une manière de ne plus en être otage.
Mais ces éditions ont peut-être aussi cet autre avantage ou désavantage, celui d’inciter plutôt à ne pas se retirer. Cela vaut peut-être pour Brigitte Brami, prochaine auteure à paraître dans la collection « Ceux qui marchent contre le vent ». Cela vaut sans doute pour de très nombreuses lectrices et lecteurs. Qui attendront avec impatience la parution annoncée de Le Crime d’obéissance, de François Roux. Aucun rapport avec un certain roi du Maroc et certaines et certains de ses sujets ; du moins en apparence. Mais, en tout cas, ne restez pas les mains vides quand elles pourraient tenir ouvert un petit livre des éditions Indigène.