Ne rêvons pas trop… Après la chute du mur de Berlin, au siècle dernier, celle du mur de l’argent n’est pas déjà en cours en Roumanie. Mais depuis des mois, et surtout depuis le 14 janvier, et à présent malgré un froid glacial, la société civile roumaine ne cesse de manifester, contre l’austérité, certes, mais aussi les croissantes inégalités. Cela pourrait-il préluder à la démolition d’un mur de l’argent en Europe ?

Étonnant, un investisseur français, Frédéric Malot, partenaire d’une compagnie franco-roumaine de services à distance, myRDLP, fait état de la « désinformation de la presse française » sur les événements en Roumanie après deux semaines, de troubles ou protestations continues.

Cet ancien consultant et comptable, fondateur, en 2000, de Rue de la Paye (société d’externalisation du traitement des payes) a quitté son siège de Vichy (Allier) pour se rendre à Bucarest, inquiet de ce qu’il lisait dans la presse française…

Bien évidemment, à son arrivée, les affrontements violents et somme toute, très limités, entre forces de l’ordre (des gendarmes, surtout, policiers et même militaires participant à certaines manifestations) et présumés « autonomes » (et francs casseurs parmi eux), appartenaient au passé.
Jeudi, toute la capitale roumaine était bloquée par la neige (et une tempête, et des chutes abondantes rarement vues depuis 1954), ce vendredi 27 janvier, en dépit du temps glacial (-14° à Suceava, rapporte le blogue Roumanophilie), des manifestants, à Bucarest ou Timisoara ou d’autres villes de moindre importance, demandent toujours la démission du président Basescu et des élections anticipées.

La presse française, dans la sa majorité (L’Humanité et La Croix font un peu exception), qui ne se déplace plus en-dessous d’une vingtaine de voitures incendiées dans les banlieues françaises, ne désinforme pas vraiment : elle suit ses tropismes. Et puis, le « Juppé a dit », « Hollande a dit », passionne davantage (en sus, c’est peu coûteux en frais de reportage).

Même le froid…

Le froid est-il si consubstantiel à la Roumanie, autant que les tremblements de terre, les séismes, et les inondations côtières, que la sécheresse croissante au Mexique ? Le président mexicain ne le croit peut-être plus : les évolutions climatiques l’inquiètent autant que la crise économique de la zone euro. C’est le message qu’il a adressé au Forum économique mondial de Davos. Côté social, Davos ne s’est guère inquiété non plus de ce qui se passe et se répète en Roumanie. Un président, qui proteste qu’il n’est pas « un dictateur », répond à sa nation « cause toujours ». lls se lasseront et finiront pas soigner leurs engelures.

Pourtant, par moins dix ou plus glacial encore, des Roumaines et des Roumains, de tous âges et états, si ce n’est de presque toutes les conditions (les plus riches, imposés au taux unique de 16 % sur le revenu, se gardent au chaud), entament une troisième semaine de manifestations, la plupart spontanées, continues. Un peu comme des Égyptiens, ils voudraient parachever leur révolution, celle de 1989…
Majorité ou opposition, communisme à la stalinienne ou capitalisme à la Thatcher, c’est la même misère. Il y a là un peu d’exagération. La misère était parfois noire sous le règne du Conducator, elle est grise uniformément, comme un jour neigeux sans soleil, sous la conduite d’un Basescu conforté par ce qui est perçu comme une clique politicienne complice du système, quel que soit son bord proclamé.

« J’aime la neige », a déclaré Jeffrey Franks, le chef de la délégation du FMI en Roumanie, dont les déclarations à son départ, le 6 février, sont attendues. Le fonds a laissé filtrer qu’il avait suggéré une timide revalorisation des rémunérations et des retraites. Face à la sorcière gouvernementale, Christine Lagarde ferait presque figure de Blanche-Neige. On en est là, en Roumanie. Les aides européennes ont été détournées ou laissées inutilisées, le FMI a pris le relai.

Même les procureurs…

La caste affairiste est devenue si étendue que même un procureur, Mihai Betelie, s’est retrouvé poursuivi pour corruption. Les magistrats, et même les greffiers, sont pourtant les fonctionnaires les mieux rétribués du pays, grassement, même, relativement. Il en reste bien sûr pour déplorer une « dégradation morale » qui semble, pour beaucoup de leurs compatriotes, généralisée.

C’est en faveur d’une restauration morale, qui n’a rien d’extrémiste, que les Roumaines et les Roumains se manifestent. Pour briser le mur de l’argent, en quelque sorte. Le magistère de la parole de l’église dominante, la Biserica autocéphale, soutenue par le pouvoir, de manière moins évidente qu’en Grèce, ne suffit plus pour faire attendre des jours meilleurs.

Ce n’est pas tant contre l’austérité que la Roumanie proteste, mais contre une rigueur imposée sans concertation sociale, très mal répartie, et contre les écarts criants. Le mouvement, très hétérogène, attire beaucoup plus l’attention en Italie et en Espagne que dans le reste de l’Europe pour deux raisons : d’une part la situation est plus ou moins ressentie similaire, d’autre part ce sont les deux pays ayant le plus absorbé d’immigrants roumains en Europe. Une manifestation avait été prévue devant l’ambassade de Roumanie à Paris mais, faute d’avoir obtenu à temps une autorisation préfectorale, elle était restée très limitée

Retour à la « normalité »

Un manifestant opposait la poursuite à tout prix des intérêts particuliers et la « normalité ». « Nous sommes ici pour la normalité, » concluait-il pour Radio Romania International (rri.ro). Beaucoup de Roumaines et Roumains vivent encore « normalement », mais très chichement.
En revanche, dans certaines régions, c’est le désastre. Les dernières mines de charbon de la vallée du Jiu, dite la « vallée des larmes », fermeront en 2015. Beaucoup ont déjà fermé depuis 1997, le chômage peut atteindre 70 % dans certaines localités. Beaucoup de familles ne vivent qu’avec des aides se cumulant à… 50 euros mensuels pour un foyer de cinq personnes, dont trois enfants. On se chauffe encore au charbon, illégalement, en piochant dans des galeries abandonnées ou effondrées.

Les jeunes mendiants roumains des villes ont souvent fui, très tôt, des familles miséreuses vivotant dans les zones rurales. Dénatalité et immigration commencent à se faire rudement sentir. Car si, dans certaines catégories sociales, le retour au pays, où l’on fait construire, reste envisagé (selon le modèle de l’ancienne immigration portugaise en France), pour d’autres, le départ est définitif. Les intellectuels abandonnent la langue d’origine (qui, pour la dernière Prix Nobel, germanophone du Banat, vivant en Allemagne, était une langue seconde), et ils sont loin d’être les seuls. La poussière roumaine tombe vite des sandales de nombreux immigrés.
Celles et ceux qui restent ont l’impression que la classe politique dans son ensemble s’est déconnectée de leurs réalités et ils se déconnectent aussi de la représentation « populaire ».

Cela peut inquiéter. Le secrétaire général (président) de l’Académie roumaine, Ionel Haiduc (dont le patronyme évoque les Robin des bois locaux, ou un Cartouche), redoute une dérive populiste et extrémiste (dans un entretien pour Romania Libera de ce jour). Pourtant, les revendications de ceux qui se considèrent des « révolutionnaires » sont pour le moins mesurées… Mais si la situation devait « pourrir », soit qu’il n’en ressorte rien, ni dialogue social, ni évolution, ou devait tourner à l’émeute, le risque d’une désintégration, d’un délitement, et d’un fractionnement des mécontents se réfugiant dans l’irréalisme, ne peut être exclu.

De ce point de vue, la Roumanie pourrait peut-être constituer un laboratoire européen, préfigurant non pas forcément une extension des domaines des luttes, mais d’un déclin, d’une décrépitude. Sans évoquer une « désinformation » de la part de la presse française, ou britannique ou allemande (l’italienne et l’espagnole étant plus attentives), leur tiède intérêt pour la Roumanie pourrait finir par s’apparenter à de la négligence crasse, frôlant la faute professionnelle…