Le Woerthgate et toutes ses composantes n’a pas été pour rien dans la forte mobilisation des grévistes, des manifestantes, de toutes celles et ceux qui ont suivi ou accompagné des mots d’ordre des centrales syndicales. L’une des premières d’entre elles, la CFDT – ou plutôt sa direction – a clairement manifesté, une fois de plus, une fois de pire, sa volonté de laisser le patronat suggérer des mesures pour l’emploi. Elles ne seront, comme par le passé, pas, peu ou tout au plus symboliquement appliquées. Il ne reste plus comme issue aux citoyennes et citoyens que de mobiliser, non plus les centrales syndicales, mais les syndiqués et leurs sympathisants, pour de multiples actions directes…

Action directe ? Vous avez dit… Non, pas AD, le groupe armé autonome interdit pour apologie de la lutte armée par un décret d’août 1982.  Mais une multitude d’actions citoyennes, individuelles ou fait de petits collectifs, aux objectifs très limités : faire respecter l’état de droit, les règles de la concurrence commerciale, les droits fondamentaux des individus. Ce, sans même tenter de viser la constitution d’un mouvement aussi vaste que celui de l’association Public Citizen, de Ralph Nader, l’organisateur des luttes pour les droits des consommateurs aux États-Unis. Sans même rêver de créer une lame de fond aussi puissante que celle suscitée par Gandhi et la formation d’un Parti du Congrès, ou l’appel à de nouveaux états généraux. C’est en se fixant des objectifs très simples, touchant la vie quotidienne, ou révélant la vraie nature des scandales, qu’une telle action directe peut être efficace. Vous n’y croyez pas ? Effectivement, ce n’est certes pas le seul rassemblement de l’association Anticor « Pour une justice sereine », devant le tribunal de Nanterre, jeudi 28 octobre, qui a conduit à la nomination de trois juges d’instruction pour dessaisir le procureur Courroye de ses dossiers. Mais c’est aussi l’explication des fondamentaux du dossier (un exemple : Liliane Bettencourt avait placé en Suisse, puis ailleurs, la moitié de sa fortune, tout en bénéficiant du bouclier fiscal et ne subissant qu’un taux d’imposition de 9 %), diverses autres initiatives individuelles et collectives (la pétition de Mediapart réunissant plus de 40 000 signatures), qui ont abouti à ce premier résultat. La farce judiciaire n’est peut-être pas terminée, mais la pression mise sur les magistrats en général, par le biais de remarques de proches, de voisins, autant que par les tribunes libres des journaux, ou les interpellations de députés de la majorité sur les marchés par de simples citoyens (voire, même à Chantilly, les rares refus de serrer la main d’un Éric Woerth), ont fini par peser.

La première chose indispensable consiste à se laver le cerveau de la propagande. Liliane Bettencourt et son entourage, leurs affidés, sont des voleurs qui, se soustrayant au fisc, on fait payer l’éducation des enfants et des jeunes, la formation des médecins et l’entretien des hôpitaux, l’aménagement des voies pour réduire les accidents de la circulation, par tout autre qu’eux-mêmes. Lequel n’est autre que celui et celle qui acquitte la TVA, paie la redevance télévisuelle, s’acquitte des multiples taxes et impôts auxquels ils se sont soustraits ou ont fait faciliter cette évasion fiscale.

Un bon exemple d’action directe efficace est reflété par l’article de Johann Hari, « Protest works. Just look at the proof » (l’action paye, consulter les preuves…), publié par The Independent dans son édition du 29 octobre. Vodaphone (actionnaire de SFR-Vivendi)  devait plus de six milliards de livres sterling au fisc anglais. L’Éric Woerth britannique, George Osborne, effaça cette dette puis, aux frais des contribuables, alla plaider la cause de Vodaphone, en semblable délicatesse auprès du fisc indien, à New Delhi. Puis, tout comme un Woerth avait un de Sérigny dans son cabinet, il nomma le directeur financier de Vodaphone à un poste consultatif auprès du ministère des finances. C’en fut trop pour un naguère anonyme, Thom Costello, qui, après un appel sur Twitter, rassembla 70 contribuables outragés. Non pas pour aller protester auprès de l’Exchequer (le ministère des Finances), mais devant le magasin Vodaphone le plus central, le plus fréquenté par les badauds de Londres. Avec deux seuls slogans : « Vodaphone doit passer par la caisse » et « Faites payer Vodaphone, pas les pauvres ». Cela revient à bloquer les stands L’Oréal dans les grands magasins parisiens, à manifester, non pas de la Bastille à la Nation, mais devant le domicile de Liliane Bettencourt à Neuilly. Soixante-dix personnes ont suffi. Ce Vodaphonegate a été relayé par des millions de Britanniques. Les églises (l’assemblée des églises chrétiennes britanniques) répercutent à présent les critiques, tout comme les associations caritatives, en pointant que les sociétés et compagnies doivent révéler tant leurs profits que les montants de leurs impositions dans les divers pays où ils opèrent. Ce genre de point technique, soulevé par l’opposition à la Chambre dans une indifférence quasi-générale du grand public, a conduit l’opinion à s’interroger sur toutes les formes d’évasion fiscale dont bénéficient les grandes entreprises.

Johann Hari s’attarde sur la réception de cette initiative au départ modeste par les passants d’Oxford Street à proximité du magasin Vodaphone. « Je suis tellement content que quelqu’un fasse cela », disait l’un, « il faudrait le faire plus souvent », ajoutait l’autre. Bien évidemment, dans les commentaires de l’article, on trouve aussi ce passage significatif : « Donner les Français en exemple à tous alors que le pays doit adopter des décisions difficiles revient à le plonger dans l’anarchie (…) détaxer les entreprises génère des emplois. ». D’autres reprennent, en évoquant les manifestations de masse contre la guerre en Irak, l’avis de Nicolas Sarkozy : quand il y a des grèves ou des manifestations, on ne s’en aperçoit même pas, et cela ne nous (moi, Nicolas Sarkozy et ma majorité), fait ni chaud, ni froid. Mais d’autres évoquent le proverbe chinois : « un périple d’un millier de miles débute par les premiers pas… ». Ce qui fait penser à cette phrase attribuée au Dalaï Lama : « si vous songez que vous ne pouvez rien, pensez qu’un moustique peut tenir éveillé toute une nuit plus puissant que lui… ».

Johann Hari remémore la première Gay Pride à Londres, en 1965, qui avait rassemblé moins de trente personnes. Il n’y avait alors aucun couple homosexuel légalement déclaré, aucun militaire s’affichant ouvertement homosexuel, et l’homophobie était l’opinion prévalant. Il pointe aussi que les manifestants nord-américains contre la guerre du Vietnam n’étaient pas écoutés en 1965. Pourtant, lorsqu’il fut proposé à Lyndon Johnson d’employer l’arme nucléaire au Vietnam, puis, de nouveau à son successeur, Richard Nixon, les deux s’y refusèrent en raison de l’ampleur croissante des manifestations. Et c’est grâce à une poignée de mères de soldats tués au Vietnam, qui manifestaient sous la neige, devant la Maison Blanche, que quelques relais d’opinion (Johann Hari mentionne Benjamin Spock, une célébrité américaine), s’enhardirent à demander aussi la fin de la guerre du Vietnam. Il conclut son article par une citation de Margaret Mead qui considère que c’est toujours une faible minorité agissante qui finit par obtenir les évolutions les plus importantes.

Johann Hari, dont le site reproduit la plupart de ses articles, n’a rien d’un extrémisme, même « under cover » (camouflé). Il ressemble fort à l’acteur interprétant Harry Potter, et ses propos sont tous aussi mesurés et pondérés que ceux du personnage de fiction. Mais ses analyses sur Barrack Obama, « président des riches », pourraient être appliquées pareillement à Nicolas Sarkozy : « les entreprises obtiennent de massifs retours de leur investissement sur Obama. » (article « The real reason Obama has let us down – and endangered us », mis en ligne en début de semaine). Les deux-tiers des grandes entreprises américaines ne paient pas l’impôt et Wall-Mart (grande distribution) a reçu un milliard de dollars d’aides à l’investissement. La réforme de la couverture médicale américaine a consisté, sous certaines conditions contraignantes pour les compagnies d’assurances, à favoriser les multiples assureurs. En France, on baisse les taux de remboursement pour favoriser les mutuelles ou les assurances, lesquelles ne tardent jamais à rehausser leurs tarifs bien au-delà du nécessaire pour préserver leurs grands équilibres et les bonus de leurs dirigeants, les dividendes de leurs actionnaires. « Il n’a pas bombardé l’Iran, » cependant, et introduit quelques mesures qui valent encore, selon J. Hari, de voter démocrate plutôt que républicain.

Mais le vote ne suffit pas. Les électrices et électeurs de Nicolas Sarkozy qui regrettent à présent leur choix sont nombreux, mais pour la plupart pas davantage décidés à s’impliquer pour éviter d’être à nouveau bernés. La décontamination n’est pas l’opération d’un saint-esprit quelconque, et la réflexion sans actes reste vaine.

Agir consiste d’abord à se faire entendre, puis à opérer des choix. En Grande-Bretagne, des abonnés de Vodaphone, certains depuis dix ans, ont commencé à résilier leurs contrats. Pour L’Oréal, que valez-vous bien ?