Ce matin, j’ai pensé à toi. Ca faisait quelques semaines que ça n’était pas arrivé, tu sais comment c’est, les années passent, le boulot, la vie de tous les jours. Mais ce matin en me réveillant, ton visage s’est imprimé devant mes yeux.

Toi, Rahel, toi mon amie.

Je t’ai connue en 2003, quand je suis arrivée en Israël. Moi, partie de France sur un coup de tête, avec 2 valises et plein d’espoir, je suis arrivée dans un pays dont j’avais tellement rêvé mais dont je ne connaissais ni les habitants ni la langue. Bien sûr, j’ai vite été entraînée dans le tourbillon de la vie, on est si vivant là-bas, sans doute parce que la mort est omniprésente. Israël m’a adoptée, l’école française, les cours de Torah, les fêtes, les shabbatot, je ne m’ennuyais pas ça non, mais je n’avais pas d’amie ; le pire, c’est que cela ne me dérangeait pas vraiment, tu le sais je suis une grande solitaire, je n’ai aucun problème à passer 3 jours sans adresser la parole à quiconque, mais j’aime les gens. Ce n’est pas contradictoire.



Et puis un jour, un dimanche, je me promenais sur la Tayelet de Tel-Aviv, le front de mer. C’était avril, il faisait déjà chaud. Je me suis assise sur la plage avec un livre. Au bout de quelques minutes, une voix m’a interpellée : « C’est bien, ce que tu lis ? ».
J’ai levé la tête, c’était toi. Brune, belle, ce regard si futé et si rieur ; tu avais vu à mon livre que j’étais française et aborder les inconnus n’était pas vraiment un problème pour toi. Tu t’es présentée, Rahel , étudiante à Paris, te partageant entre la France et Israël où tu projetais de t’installer définitivement d’ici quelques années. Tu étais plus jeune que moi, 21 ans à peine, mais une grande maturité émanait de toi, une gentillesse, une intelligence… j’ai eu un coup de foudre amical ce jour-là.

Nous avons discuté une heure environ, j’ai appris que tu étais « religieuse », que tu respectais le shabbat, les fêtes, que tu mangeais cachère ; que tu passais beaucoup de temps en Israël, toutes tes vacances, l’argent n’était pas un problème pour toi, tes parents en avaient, mais tu ne t’en vantais pas du tout, tu n’étais pas une de ces petites  « darka » que l’on voit si souvent à Paris, tu en étais l’opposé, moi aussi , ça tombait bien ! Ici en Israël, tu logeais chez une vieille tante près de Jérusalem. Il fallait que tu rentres, nous avons échangé nos numéros de téléphone.

Dès lors, nous sommes toujours restées en contact et nous nous sommes vues le plus souvent possible ; quand tu étais en France, c’était le téléphone, les mails… quand tu étais en Israël, je venais passer de temps en temps un shabbat dans ta famille, tu venais à Tel-Aviv manger chez moi, mine de rien tu m’en as appris des choses sur la cacheroute, moi qui revenais vers la religion…

Quand je suis sortie miraculeusement indemne de l’attentat du marché, c’est toi qui as su trouver les mots pour me calmer.

Ca s’est passé comme ça, tranquillement, jusque l’été 2005. Entre temps, j’avais rencontré David que je vais épouser le 1er août prochain à Jérusalem, je sais que tu aurais tant aimé être là, j’aurais rêvé que tu sois là auprès de moi. L’été 2005, tu m’as annoncé que tu allais le passer en Roumanie, en tant que bénévole dans un orphelinat auprès d’une association caritative ; tu allais jouer avec les enfants, leur raconter des histoires, leur chanter des chansons. Cette perspective illuminait ton splendide visage. Cet engagement ne m’a pas étonnée le moins du monde, tu étais tellement ouverte au monde, altruiste, si pleine d’amour. Nous nous sommes promis de nous revoir à la rentrée, moi je passais les vacances en France où j’allais présenter mon amoureux à ma famille.

En septembre, nous nous sommes bien revues ; tu n’étais pas très en forme, très pâle, amaigrie. Tu ne te plaignais pas mais je voyais bien que tu n’étais bien. Je t’ai tellement interrogée que tu as fini par m’avouer avoir attrapé une saleté en Roumanie, une sorte de bactérie quasiment inconnue de la médecine mais très handicapante. En fait, j’ai su plus tard qu’une véritable course contre la montre s’était engagée… tu as dû interrompre tes études, tu es venue en Israël à temps plein car la médecine y est très développée et qu’un département s’intéressait à ton cas, on connaissait seulement 10 personnes dans le monde ayant souffert de cette bactérie si mystérieuse. Tu as fait des allers-retours à New-York où des médecins chercheurs essayaient de développer un vaccin contre ta maladie et d’autres similaires, à chaque fois l’espoir naissait et retombait.

Mais ce que je voudrais dire, c’est à quel point ton courage m’a impressionnée ; à chaque fois que l’on se voyait, je te trouvais plus affaiblie, plus maigre, bientôt tu n’as plus pu marcher, ni monter les escaliers, il fallait te porter, il t’a fallu rapidement un fauteuil roulant ; mais jamais, je le jure, je ne t’ai entendue te plaindre ; au contraire, tu plaisantais avec tout ça, tu étais égale à toi-même, à t’inquiéter d’abord des autres alors que tu allais si mal.

Ma dernière visite, je m’en souviens comme si c’était hier. C’était à l’hôpital, je suis entrée dans ta chambre et je n’ai pas été capable de cacher mon bouleversement ; comme je m’en suis voulu, toi tu souriais, de quel droit osai-je pleurer ? C’est toi qui m’a consolée… nous n’avons pas beaucoup parlé, nous nous sommes serrées dans les bras l’une de l’autre, je sens tes bras si maigres autour de moi, tu pesais 30 kilos à cette dernière visite. Nous nous sommes quittées sur une promesse de nous revoir le surlendemain.

Le lendemain, j’ai reçu un mail de ta sœur qui m’annonçait ton décès ; je m’attendais à une telle issue, mais pas si rapide. Ton enterrement était à ton image, digne et magnifique.

Rahel, tu étais mon amie. Tu étais l’une des plus belles personnes humaines qu’il m’ait été donné de connaître. Je suis tellement fière que tu m’aies jugée digne de ton amitié. Je sais que tu me regardes et je sais que tu me protèges. Je ne t’oublierai jamais.