*** VIES DE CHIEN***

 

JUSQU’AU moyen âge, on donna aux chiens des noms rappelant une de leurs qualités ou particularités. Il y avait par exemple Merula, Educata, Myia. Ce qui signifiait «malin comme un merle», «bien dressée», «vif comme une mouche».

Or, bien que le chien soit le meilleur ami de l’homme, l’une des pires insultes que l’on puisse faire à un homme est de le traiter de «chien».

Il se trouva donc que les Français partirent pour les Croisades. Ils en revinrent pleins de haine et de mépris pour leurs adversaires, et, dans le but d’afficher ses sentiments, ils donnèrent à leurs chiens les noms portés par les chefs de leurs ennemis. Ces noms se transmirent de génération en génération, et c’est pourquoi, aujourd’hui encore, nos compagnons à quatre pattes peuvent s’appeler, comme de puissants Arabes d’autrefois, Sultan, Azor, Fédor ou Mirza.

Au début du XVIe siècle, l’Arioste, grand poète italien, écrivit Roland Furieux, œuvre qui eut on succès prodigieux, et qui devait rester immortelle. Dans ce poème, une des héroïnes, Angélique, dédaignant les plus valeureux chevaliers, se mariait avec un aventurier, que l’auteur avait nommé Médor.

De même qu’Angélique, toutes les demoiselles qui eurent connaissance du poème s’engouèrent de ce personnage ; dépités, jaloux, et voulant dégoûter leurs compagnes de ce héros auquel ils ne pardonnaient pas d’avoir été préféré à des paladins, les jeunes gens de ce temps baptisèrent leurs chiens «Médor» ; ce nom eut encore plus de fortune que les précédents, puisqu’il est toujours porté par la majorité des chiens.

Ce fut au moment de la Terreur qu’apparurent les noms de Prince, Duc et Marquis, introduits par des révolutionnaires désireux de bafouer les aristocrates. Quant aux noms étrangers Black et Dick, quelquefois adoptés chez nous, ils doivent leur origine à la haine des Anglais pour les nègres, et à la colère qu’éprouva la haute société britannique envers le romancier Dickens, lequel, dans plusieurs de ses livres, critiqua violemment et ridiculisa ses concitoyens.

 

Quelques chiens se conduisirent si brillamment que leur nom, comme celui des grands hommes, passa à la postérité. Le plus célèbre est le chien de Saint Roch, qui nourrit et soigna son maître lorsque celui-ci attrapa la peste. C’est pour l’honorer que l’on a appelé «roquets» tous les chiens de son espèce.

Sous le nom de «chien de Montargis», on conserve le souvenir du compagnon d’Aubry de Montdidier. Un jour qu’il passait dans la forêt de Bondy, ce gentilhomme fut tué par l’un de ses ennemis.

Après avoir recouvert de branchages le cadavre de son maître, l’animal partit à la recherche de l’assassin ; il le reconnut en l’un des courtisans de Charles V.

Attirant l’attention par ses aboiements, il conduisit le souverain et sa suite sur les lieux du forfait. Puis, par son attitude menaçante, il désigna le meurtrier : comme celui-ci niait, on décida qu’il y aurait «jugement de Dieu» ; ce qui voulait dire que l’accusateur et l’accusé se battraient en duel, et qu’on considérerait le vaincu comme ayant menti.

L’homme, armé d’un bâton ferré, fut mis face à l’animal. Celui-ci, sautant à la gorge de son adversaire, le maîtrisa avant qu’il eût pu esquisser le moindre mouvement, et le chevalier, après quelques instants de lutte, dut demander merci et confesser son crime.

 

Grâce à leur intelligence, les chiens purent maintes fois aider les hommes dans leur travail. Sans parler des chiens bergers ou policiers, il y en eut, à différentes époques, qui participèrent activement aux guerres. Ainsi, Plutarque rapporte qu’une ville, située près de Corinthe, fut assaillie une nuit. Or, tous les hommes de la garnison étaient ivres : bien que privés de commandement, les deux cents chiens-soldats attachés à cette cité répondirent à l’assaut, et parvinrent à faire fuir les ennemis. En France même, jusqu’en 1770, la ville de Saint-Malo n’eut, comme troupes ordinaires, que des chiens dirigés par un sergent.

 

En Hollande et en Belgique, on attelait naguère des chiens à des charrettes anglaises, dans lesquelles deux ou trois personnes pouvaient prendre place ; quand ils étaient convenablement harnachés et amicalement traités, ces chiens donnaient entière satisfaction dans leur rôle «d’animaux de trait». A Fin-d’Oise, près de Conflans, un épagneul fit même office de percepteur : appartenant au péager d’un pont, il avait appris à reconnaître la valeur des pièces de monnaie, et, lorsque son maître s’absentait, il ne laissait passer les gens qu’après qu’ils eussent déposé dans un récipient la somme imposée.

 

A Constantinople, il y avait une meute de chiens errants – le Coran n’admet pas leur présence au foyer – que l’on évaluait à plus de cinquante mille bêtes.

Se nourrissant des détritus jetés par les ménagères, ils tenaient lieu en quelque sorte d’employés de la voirie. Bien qu’ils fussent parfois gênants, on se gardait de les maltraiter, car, assurait-on, «quand les chiens seront chassés de Stamboul, les Chrétiens entreront dans la ville».

Négligeant cet avertissement, le sultan Abd-Ul-Hamid ordonna, vers 1910, la déportation de ces chiens ; transportés sur île déserte et laissés sans nourriture, ils en furent réduits à s’entre-dévorer, ce qui, dans le monde entier, indigna l’opinion publique.

Une dizaine d’années plus tard, réalisant la prédiction, les Français et les Anglais venaient occuper militairement la ville…