Procès Chirac : du devoir d’avocat

J’ai bien lu, dans Le Monde, la tribune de Me Jean-Yves Le Borgne, avocat germanopratin. Il considère que sa question prioritaire de constitutionnalité aurait mis ses confrères assurant la défense du président Chirac en porte-à-faux puisqu’ils étaient censés souhaiter un procès rapide. Ce afin que l’ancien président puisse, enfin, dire sa vérité aux Françaises et Français. J’estime, comme François Bayrou, que sa question prioritaire aurait dû mettre « mal à l’aise » (termes de Me Le Borgne), le président Pauthe et ses deux collègues…

Les deux magistrates qui entouraient le président Pauthe, l’une ayant siégé avec lui dans le procès Kerviel, l’ont-elles éclairé sur la jurisprudence de la Cour de cassation ? Que Me Leborgne puisse soutenir que sa question prioritaire « ne gênait pas les juristes », c’est tout naturel. Qu’il affirme qu’il n’existait « aucune collusion (…) entre les avocats du président Chirac » et lui-même, cela ne devrait étonner personne. On ne va pas le chipoter pour sa déclaration intempestive de 2009 à la Dépêche de Tahiti quand il a déclaré « je gère le procès Chirac » : il a ensuite précisé qu’il ne gérait que le dossier de Rémi Chardon. Et si des liens d’amitié subsistent entre Gaston Flosse et Jacques Chirac, on ne s’étonnera pas que Gaston Flosse ait préféré Me Leborgne à Me Spziner : il l’avait peut-être rencontré lors de l’affaire Cheyenne Brando.
Les justiciables sont versatiles… En tout cas, il conviendra que ce qu’il disait du juge Stelmach, de Nanterre, « quelle que soit l’honnêteté du juge, il peut se tromper ! », s’applique aussi au juge Pauthe.

Me Le Borgne semble avoir un problème de relations avec la presse. Pour Gaston Flosse, il déclarait : «le fond du dossier, nous le connaissons, grâce à la presse… ». Pour Rémi Chardon, et non, donc, Jacques Chirac, il conclue : « que la presse veuille bien renoncer au scandale, qu’elle croit dénoncer alors qu’elle le crée. ». Le juge Pauthe, qui fut chargé de maints dossiers sensibles, comme celui d’Air Liberté, qui n’a pas jugé recevable la partie civile de Jean Galli-Douani dans l’affaire Clearstream, peut se tromper. Notamment dans l’affaire Clearstream, on l’avait entendu intimer à Me Thierry Herzog, avocat de Nicolas Sarkozy : « je vous donne jusqu’à 17 heures 20 pour conclure. ». Pas très adroit. À l’époque, Olivier Toscer, du Nouvel Observateur, relevait : « nombre de “ victimes ” sont aussi fausses que les listings qu’elles entendent dénoncer. ». L’opinion n’avait pas attendu Olivier Toscer pour nourrir ce sentiment.

La question se pose-t-elle à l’identique dans ce procès Chirac ? Parmi les victimes, en tout cas les parties civiles, nous avons Anticor, association représentée par Me Jérôme Karsenti, l’Association de défense des citoyens, représentée par Me Julien Bouzerand, autre avocat germanopratin, et des particuliers représentés par Me Frederick-Karl Canoy, autre avocat du barreau de Créteil, comme Me Karsenti. On prêterait, du côté de Créteil, des velléités à Me Karsenti de se plaindre auprès du bâtonnier, Me Arnauld Bernard, de son confrère Canoy : Me Karsenti aurait laissé entendre que Me Canoy le débinerait en sourdine. Me Bernard aurait, et pourquoi pas ? en novembre dernier, convié divers confrères à une « messe pour le monde judiciaire du département ».
Eh bien, la messe est dite : si Me Le Borgne ne s’est pas concerté avec les avocats de Jacques Chirac, on veut croire qu’il leur fournit en temps utile ses conclusions, tout comme à la partie adverse. Me Pierre Haïk, en défense à Abidjan pour Laurent Gbagbo, ancien conseil d’Alfred Sirven, de Jean-Marie Messier, de Charles Pasqua, d’Arcadi Gaydamak, &c., et de Michel Roussin (Bolloré Afrique, ancien dircab’ de Jacques Chirac), tout comme Me Le Borgne, Mes Georges Kiejman, Jean Veil, Jean-Yves Liénard, d’autres en défense dans le procès Chirac, ne se sont pas plaints jusqu’à présent de ne pas avoir reçu les conclusions de Me Karsenti. Il suffira au bâtonnier Bernard de prendre langue avec Me Bouzerand pour se fonder son opinion. Ce qui est sûr, c’est que Me Canoy se serait concerté avec Me Bouzerand. Et c’est bien normal.
Dans un tel procès, pour ne pas indisposer la cour, éviter de s’entendre dire ce que le juge Pauthe lançait à Me Herzog, en général, sauf à devoir s’opposer sur les mêmes points, on se répartit, entre avocats du même bord, un peu la tâche. C’est à une collègue de Me Karsenti qu’est revenue, de fait, celle de contrer la question de Me Le Borgne. François Bayrou, qui n’est pas juriste, n’a pas trop bien compris ses arguments, mais il en développe d’autres…

Ce qui serait inquiétant, c’est qu’Anticor, du fait de maladresses, puisse passer pour une « fausse victime ». Or, les membres fondateurs d’Anticor, ou des membres de longue date, comme Séverine Tessier ou Jean-Luc Touly, ou encore son vice-président, Jean-Luc Trottignon, considèrent, à juste titre, qu’Anticor doit conserver une stratégie judiciaire autonome, certes, mais dans la complémentarité entre les diverses parties civiles. Anticor relève aussi que « si le Conseil constitutionnel neutralisait la jurisprudence actuelle sur la prescription, les conséquences serait très préjudiciables (…) pour la poursuite des infractions (…) concernant l’environnement et la santé publique. ». Aussi, bien évidemment, pour les syndicats de salariés, les actionnaires, et toute personne victime d’infractions économiques. Et c’est bien de cela dont il est, au fond, question.

La messe serait-elle dite si, comme le soutient aussi François Bayrou dans Le Monde, « la véritable cible sera le seul point d’appui juridique de la quasi-totalité des délits financiers dans notre pays. » ? On a du mal à croire qu’un agrégé de lettres voit dans ce procès ce que n’auraient pas vu le juge Pauthe et ses deux assesseures. Et pourtant…

C’est la question du délai de prescription courant à partir de la date de découverte des faits qui est dans la balance. « Un seul coup d’éponge et s’effacent toutes les affaires de ces dernières décennies, » a estimé non seulement le président du MoDem, mais, n’en doutons pas, les nombreux avocats, juristes, magistrats, proches de lui-même ou du MoDem. Lesquels, pour ne pas lasser les lecteurs du Monde, ne se sont pas attardés sur les détails, le laissant conclure : « d’immenses conséquences morales et civiques sont en jeu. ».

Alors, entrons dans ces fameux détails, ne serait-ce que pour répondre à Me Le Borgne ou à ceux qui, depuis que je traite d’affaires judiciaires (une petite trentaine d’années) mettent en cause la presse en usant des arguments les plus farfelus, en jetant le discrédit sur les folliculaires…

La jurisprudence d’une Cour de cassation freinant des quatre fers pour que ce ne soit pas à partir de la date des faits, mais de leur découverte, que soient prescrits les délits d’abus de biens sociaux, les infractions dissimulées, celles d’abus de confiance, remonte à… 1967. Le juge Pauthe et ses assesseures ne devaient pas l’ignorer. À propos de la connexité, c’est Me Haïk qui, à Nanterre, déjà pour Michel Roussin, déposant sur la connexité des deux dossiers, avait écarté la prescription. Rappelons que la prescription a déjà joué en faveur de Robert Pandraud et Daniel Naftakski. Marc Blondel, François Musso, Jean-Claude Mestre, Marie-Thérèse Poujade ne seraient pas poursuivis si la prescription devait partir de la commission des faits.
Sur les abus de biens sociaux, il n’y a guère besoin de fouiller le site de la Cour de cassation pour retrouver son avis solennel d’avril 2010 défavorable aux dispositions de la garde des Sceaux d’alors, Michèle Alliot-Marie, contraires « aux impératifs de lutte contre la grande délinquance. ». Il s’agissait déjà d’accommoder la législation sur les abus de biens sociaux, tout comme le Sénat et l’Assemblée ont déjà modifié les dispositions visant les élus en général qui risqueraient d’être poursuivis devant les tribunaux.

Avril 2010, c’était il y a moins d’un an. Le juge Pauthe et ses assesseures n’ont sans doute pas déjà oublié. De plus, la Cour de cassation a toujours contesté que le Conseil constitutionnel puisse avoir un droit de regard sur sa jurisprudence et son interprétation. Sur la transmission de la question prioritaire, la cour de Cassation s’était déjà prononcée en mai 2010. Et puis, on veut bien comprendre que le juge Pauthe et ses assesseures n’aient pas consulté le nº 2 daté d’octobre 2010 de La Revue de droit d’Assas (de l’université Paris-II-Panthéon-Sorbonne), où s’expriment Yves Gaudemet et le sénateur Hugues Portelli. C’est de leur avis sur « le mode de saisine de la Cour de cassation en tant que filtre » en regard de la QPC, qu’il est question, et de la saisine, à ce propos, de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE). Hugues Portelli a considéré que le rôle de la Cour de cassation était d’écarter « des questions qui ne seraient ni nouvelles, ni sérieuses ». Le juge Pauthe et ses assesseures ont-ils tranché une question nouvelle et sérieuse ? Ignoraient-ils la disposition visant à la « suppression de la formation spéciale de la Cour de cassation chargée de l’examen de la recevabilité des QPC » ? J’arrête là pour, à mon tour, ne pas lasser le lectorat.

Le risque est de voir peu à peu la Cour de cassation se transformer en juridiction de second ordre.

Me Canoy remémore l’adage : « c’est l’injustice qui permet de comprendre la justice. ». Que Me Le Borgne le veuille ou non, ce n’est pas la presse qui « crée le scandale », mais bel et bien la perception que peut avoir l’opinion de multiples invocations procédurales depuis près de deux décennies. Me Le Borgne croit-il sincèrement que l’opinion a besoin de la presse pour dresser le constat qu’elle exprime ? Insinue-t-il que, lorsque la presse interroge son lectorat, elle trie ce qui remonte pour ne plus laisser apparaître que ce qui va à l’encontre du sentiment qu’il exprime ? En tout cas, la Cour de cassation, par son arrêt sur le journaliste Denis Robert (affaires Clearstream) a déjà répondu par avance à Me Le Borgne. Mais on peut le comprendre : ce n’est certes pas que la presse qui a suscité les diverses mises en examen de son autre client, Gaston Flosse, mais elle a certes pu y contribuer.
Nous invitons Me Le Borgne à désormais se refuser à toute déclaration, sur la presse ou tout autre sujet, à la presse… Qu’il s’adresse directement à l’opinion, elle saura lui répondre !

P.-S. – Les curieux peuvent consulter l’arrêt du 17 mai 2004 publié dans le Bulletin criminel nº 304, p. 1133. Consulter aussi les précédents jurisprudentiels (en bas de page).

Auteur/autrice : Jef Tombeur

Longtemps "jack of all trades", toujours grand voyageur. Réside principalement à Paris (Xe), fréquemment ailleurs (à présent, en Europe seulement). A pratiqué le journalisme plus de sept lustres (toutes périodicités, tous postes en presse écrite), la traduction (ang.>fr. ; presse, littérature, docs techs), le transport routier (intl. et France), l'enseignement (typo, PAO, journalisme)... Congru en typo, féru d'orthotypographie. Blague favorite : – et on t'a dit que c'était drôle ? Eh bien, on t'aura menti !

5 réflexions sur « Procès Chirac : du devoir d’avocat »

  1. J’ai trouvé la photo amusante : à qui Bayrou réserve-t-il la baffe qu’il semble vouloir donner ? 😉 Des suggestions ?

  2. Comme je l’ai reçu d’Arrêt sur images :
    Gazette d’@rrêt sur images, n° 168

    Quel jeu de dupes, ce vrai-faux procès Chirac ! Qu’ils étaient émouvants dans les studios des émissions à la mode, ses avocats après le report, jurant, désolés, que l’ancien président était fin-prêt pour son procès, qu’il piaffait « dans les starting blocks. » Mais à propos, pourquoi Chirac lui-même n’est-il pas venu solennellement au Palais de Justice exiger que se tienne son procès ? Peut-être aurait-il eu une chance de convaincre le juge qui, au dernier moment, a reculé, terrifié. Disons la vérité simplement: aucun puissant ne voulait de ce procès. Ni les hauts magistrats, ni la droite, ni la gauche. Personne, sauf les Français ! Mais la France est-elle encore une démocratie, ou désormais un syndicat de protection mutuelle de l’oligarchie ? Ecoutez les réponses de nos deux invités, deux journalistes de médias peu suspects de populisme (Le Monde, et l’agence Reuters). Et maintenant ? Deux solutions. Soit on s’immole collectivement pour faire bouger les choses, soit, comme notre Parisienne libérée, on se console avec une chanson désopilante que je vous recommande particulièrement cette semaine: « où est passé grand papa ? Il a fait pschit. Ou abracadabra ». Notre émission est ici (1). La chanson de La Parisienne est là. (2)

  3. Allez, une strophe et ce refrain de « La Parisienne » :
    [url]http://www.arretsurimages.net/contenu.php?id=3820[/url]

    Puisqu’il n’y a plus de Justice
    Pensa le fantôme en colère
    Il nous reste au moins les supplices
    Et cette fois j’en fais mon affaire
    On ne peut pas mentir tout le temps
    Afin qu’au moins on s’en souvienne
    Je condamne le Président
    À prendre son bain dans la Seine…

    Si tu nous entends Grand Papa
    S’il te plaît revient vite on sait bien que c’est toi
    Dans un ultime coup de démence
    Qui a tiré sur l’ambulance
    Mais où est passé Grand Papa ?
    Mais où est passé Grand Papa ?
    Cette fois il a fait Pschitt et Abracadabra !

  4. Haute voltige votre article sur un panier de crabes.
    Merci très instructif. Je ne savais pas qu’il existait des « bulletins criminels ».

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