Tariq Ali, ex- (ou l’est-il encore ?) conseiller du Grand Londres, ancien président d’une association d’étudiants britanniques prestigieuse, et fondateur du Black Dwarf (La Taupe noire), a confié ses réflexions sur le « réveil arabe » à Christophe Ventura, de Marianne2.
Cessons un peu de parler des « arabes » et des « musulmans », peut-être, Cher Tariq.

Je me souviens de la première traduction en langue anglaise du Journal de Che Guevara. Nous l’avions assemblée dans les locaux du Black Dwarf, à Soho (était-ce dans Jermynn Street ? non, cela, c’était le siège de Paul Raymond publications, et j’ai oublié) et j’avais fini, après que les policiers et les pompiers soient venus nous délivrer par la fenêtre, par m’endormir sur place. Nous supposions que Tariq Ali était reparti en bouclant la porte donnant sur la rue, oubliant que nous étions encore quelques-unes (et uns) à fêter l’événement. Le Black Dwarf venait d’être censuré pour avoir évoqué une recette de confection d’un cocktail Molotov, et je n’en menais pas large…  Une bonne quarantaine d’années plus tard, voici que l’internationaliste prolétarien Tariq Ali évoque l’Euro-Amérique (il est d’origines pakistanaises) et le fait que « l’idée néoconservatrice absurde selon laquelle les Arabes et les musulmans sont génétiquement hostiles à la démocratie a brûlé comme un parchemin jeté dans le feu. » On peut le résumer ainsi, mais c’est très réducteur.  Le Maghreb, et même l’Égypte, ne sont pas peuplés que d’arabes, et j’évoquais encore hier, ici, la question berbère. Ces pays ne sont pas non plus peuplés que de mahométans. J’attends cependant de voir me parvenir un faire-part de circoncision, par exemple, libellé comme celui du baptême de Romane, prochainement, au temple parisien de l’Oratoire : « nous serons très heureux de vous compter parmi nous mais, par respect de vos croyances ou de votre agnosticisme, nous serons tout aussi heureux de vous retrouver après pour déjeuner. ».

Tariq Ali était, vers février 2006, l’invité du Centre mondial pour l’étude et la recherche sur le Livre vert, à Tripoli, capitale de la République socialiste arabe de la Jamahirya. Il était aussi enthousiaste de s’y rendre que la grand-mère de Romane d’accueillir une délégation de féministes révolutionnaires libyennes venues en France pour acquérir des sacs Vuitton, des carrés Hermès. « Je suis surtout venu voir Leptis Magna d’abord, » confiait-il à son guide.  Il ne nourrissait plus guère d’illusions sur Kadhafi, et nous non plus : le colonel était pourtant venu au secours, financièrement, de Politique Hebdo, plutôt modestement ; mais aux débuts des années 1970, on ne le prenait pas encore pour un autre Staline. Tandis que les Ollier, les Boillon, Guéant, étaient moins naïfs, courant 2010. Mais chacun peut balayer devant sa porte.

En 2006, Tariq Ali voit des jeunes femmes en pantalons et maillots moulants coiffées du hijab. C’est plutôt seyant, mais nouveau. Kadhafi a bien fait arracher les vignes libyennes, mais il n’y est pour rien, c’est tendance, voilà tout. Kadhafi pourchasse les Berbères, mais Tariq Ali peut l’ignorer, il est en ville, cela se passe discrètement dans les montagnes.

« Les peuples arabes luttent contre la domination étrangère (…), contre la violation de leurs droits démocratiques et contre une élite aveuglée par sa propre illégitimité. Ils veulent plus de justice économique. ». Comparez : « les peuples caucasiens… ». Voire, « les chrétiens… ». Mais oui, c’est sans doute vrai : «aucun nouveau parti politique n’a vu le jour, ce qui donne à penser que les batailles électorales à venir opposeront le libéralisme (…) et le conservatisme (…), dans ce dernier cas sous la forme des Frères musulmans, version locale de la démocratie chrétienne européenne. ». J’ai juste omis « arabe » pour ce copié-collé et je ne doute pas que les Frères musulmans, embourgeoisés, prendront pour modèle leurs homologues turcs ou indonésiens. Enfin, il ne faut préjuger de rien.

J’aimerais que le regretté Peter Gowan, du comité de rédaction de The New Left Review, soit encore de ce monde pour indiquer à Tariq Ali que même l’Irak n’est pas un pays exclusivement arabe et mahométan. Certes, l’Amérique d’Obama n’a pas fait grand’ chose pour qu’il ne le devienne pas.

Cessons d’évoquer « les masses arabes ». Non point parce qu’un Kadhafi était un peu un Corse par son père (comme le rappelait Nicolas Beau), mais parce que ces insurgés que « la seule démocratie ne pourra nourrir ou employer » (Tariq Ali dans Links, International journal of socialist renewal), sont déjà, à leur manière, autrement mondialistes, espérons-le, en tout cas bien davantage qu’arabes ou musulmans. En tout cas, on veut le croire : il paraîtrait que les « arabes » (les Maghrébins) seraient vus d’un meilleur œil désormais en France que Marine Le Pen l’imagine. Selon Tariq Ali, le gouvernement français aurait envisagé d’envoyer des parachutistes au secours de Zine El Abidine Ben Ali et que Benjamin Netanyahu veut préserver Moubarak. Évidemment, « ils sont des nôtres », pourraient dirent les Michèle Alliot-Marie, les Sarkozy, les Juppé sans doute aussi.

Au Pakistan, se remémore Malik, de la Regale Internet Inn (XXI, nº 13, propos recueillis par Cela Mercier), « Zia Ul-Hak était une ordure. C’est lui qui a commencé, avec l’aide de la CIA, à financer les mollahs et les fous qui ravagent maintenant notre pays. ». Sarkozy, en dépit de ses dénégations, financerait bien des mollahs, tout comme, peut-être, plus discrètement, une Marine Le Pen. Alors, qu’ils soient « bronzés » comme Berlusconi qualifiait Barrack Obama ou moins bistrés, qu’importe. Et Tariq Ali n’est pas loin de le penser et de l’exprimer.

N’employons pas le même langage, n’usons pas des mêmes clichés, et arrêtons de penser que certains moyens peuvent justifier certaines fins. Magnifier le monde « arabe » (et encore moins un présumé islam libérateur), après s’être aveuglés, y compris sur Cuba, ou plus récemment sur Chavez, ne doit pas nous créer des illusions : il n’est pas plus d’homme providentiel que de peuple libérateur par essence ou circonstances. Que nous soyons arabophones, francophones, anglophones, bretonnants ou autres, ne doit pas nous le faire oublier.