Le billet du jour d’Agnès Giard, « ados et porno : où est le mal ? » sur son blogue de Libération (Les 400 culs) commence fort bien : « La guimauve romantique est bien plus dangereuse que les représentations explicites du sexe. La glue mièvre des soaps (…) voilà l’ennemi. ». Restait à le démontrer alors que la suite, sous forme de défense et illustration des diverses formes d’évocation d’un érotisme parfois et même souvent très crues, n’explicite guère ce « sus à la sucette » des édulcorants.

Fort documentée, puisant aux meilleures sources, très souvent d’une pertinence évidente, Agnès Giard est du peloton des auteures développant une réelle réflexion sur la sexualité contemporaine (mentionnons aussi Ovidie, Peggy Sastre, Despentes, Candoe… au moins pour la France, et la liste est loin d’être exhaustive).

Elle s’attaque une fois de plus au conventional wisdom se rapportant à la pornographie, à la culture érotique, soit à des idées reçues et généralement approuvées, véhiculées comme allant de soi. Fort bien. Vous savez lire (sur « Les 400 culs  »), je ne vais pas paraphraser. Ou fort peu.
Juste une incidente à propos des « femmes très actives sexuellement », dont la littérature ou la filmographie ne donnent que, non pas une, mais des images ou représentations déformées… ou pas. Si des femmes les mettent en scène, « il faut » que ce soit en soumises (ou dominatrices), sinon elles s’exposent à se voir dénier leur féminité (ainsi, la Renée Dunan, de Colette ou les amusements de bon ton, 1936, ne pourrait être autre qu’un Georges Dunan), ou soupçonnées de trahir leur camp, soit de se conformer à ce que les lecteurs masculins sont présumés attendre d’elles.

Ou alors, passe encore si elles se décrivent, même consentantes, même outre relation de domination-soumission, violentées d’une manière ou d’une autre. On en viendrait à mettre en doute les confessions de l’auteur de Ma Vie secrète (attribuée à Sir Ashbee), lorsqu’il décrit des ribaudes, sachant, disant, intimant « trop » bien ce qu’elles attendent de lui. Comme si une jouisseuse, forcément « lubrique », à la lascivité trahissant un « dévergondage » effréné qu’elle ne dissimulerait plus, restait une anomalie devant à jamais représenter un péril absolu.

Il en est d’autres que les gourmandes de plaisirs sexuels, et Agnès Giard, comme Ovidie et Sastre (crois-je me souvenir), ont aussi abordé l’asexualité féminine, sans préjugés, sans faire état d’une anomalie inverse.

Fin de la parenthèse qui n’en est pas une car, justement, la guimauve n’admet qu’à la rigueur qu’une femme soit révélée à elle-même et à son désir si ce n’est par un prince charmant, qu’il soit voyou au grand cœur, séducteur  « profitant » d’elle mais laissant derrière lui aussi des souvenirs charmants, ou colle mieux encore à la définition la plus communément admise.

On se croirait piétinant au temps à jamais figé d’un Mahomet séduisant, avec l’aide d’en haut, toutes ses épouses, quels que soient leurs âges (Aïcha) ou conditions (Barra-Zaynab et d’autres).

Personne un tant soit peu informé d’un temps jadis n’ignore plus ô combien la plupart des comptines, des contes pour enfants, explicitement (à l’époque de leur création), ou implicitement (pour nous peu férus d’ancien français), tout comme les poèmes dit d’amour courtois, ou nombres d’écrits de la littérature amoureuse, abondent en inuendos (sous-entendus, double entendre) ou références carrément crues. On se doute bien de même que la plupart des métaphores ampoulées de la littérature recevable, lorsque l’intimité d’un couple est abordée, peuvent laisser l’imagination vagabonder au-delà de ce que la « décence » est censée contingenter.
De même, lorsque les héroïnes de la collection Harlequin (qui ont semble-t-il évolué vers des comportements plus osés) se laissent aller à « s’abandonner », ce n’est pas qu’un frôlement de lèvres sur leur nuque qui les fait à ce point défaillir.

Mais la perfidie assumée d’une Landru au féminin, ou la rage dévastatrice d’un compagnon violent, se voient toujours ou presque reléguées à la rubrique des faits-divers. 

A. Giard cite Ruwen Ogien qui relève qu’alors que la majorité sexuelle est fixée arbitrairement à quinze ans (eh, il fallait bien que le législateur détermine une cote commune, ne serait-ce que pour des raisons pratiques d’encombrement des tribunaux), la pornographie reste réservée aux seul·e·s majeur·e·s. Tandis que le sempiternel m’aime-t-elle — ou il vraiment — que pour moi-même (et pas seulement mes attributs physiques, sociaux et autres), disséqué à l’envie, jusqu’à la fin heureuse de la fondation d’une famille, reste autant copieusement répandu, au mépris d’une très large part du réel, du complexe, de l’entre-deux ? Avec quand même quelques conséquences ultérieures gênantes lorsque réalité et complexité se rappellent à l’ordre du vécu.

Giard conclut avec Owen par ce :  « Qu’est-ce qui permet d’affirmer que la sexualité des jeunes sous influence du “porno” est pire que celle des jeunes d’autrefois qui ne la subissaient prétendument pas ?  ». Bonne question et il me semble opportun de souligner ce prétendument.

Mais Agnès Giard ne conclut pas : le matraquage pornographique serait-il tout autant ou encore moins ou davantage acceptable que celui de la guimauve ? 

On ne saura pas non plus si Owen, dans son article « La répression morale et légale de la curiosité sexuelle » (Raisons présentes, 183, 2012, Sexualités, normativités), développe ou non cette mise en regard. « La protection de la jeunesse n’est rien d’autre qu’une façon, pour les adultes, de se protéger de la jeunesse, et de sa curiosité sexuelle », est-il énoncé. Rien d’autre, vraiment ? Ou y-a-t-il aussi duperie, mensonge de la part d’adultes préférant le déni et des versions fantasmées autrement d’un couple mythique (ou même d’un trio à la Jules et Jim, d’autres formes, et quelles soient homo ou hétérosexuelles importe peu, ou moins qu’autrefois), voué à l’immuabilité de la période postérieure au « et ils eurent beaucoup d’enfants » ?

Trancher est peut-être impossible, mais ne reste pas que du ressort des convictions profondes, du domaine de la foi en tant que croyance confirmée par un éternel, inné, prétendu ordre naturel des choses. Il ne suffit pas, par exemple, de décréter que les études de genre viseraient à instaurer une mythique théorie du genre (réfutée d’emblée par chacune et chacun qui se penchent sur elles sans intentions militantes) pour évacuer l’interrogation, le questionnement.

L’accroche, efficace, mais caduque, en l’absence de développement, d’Agnès Giard, doit aussi est rapprochée d’articles antérieurs, dont celui contenant ce passage :

« On ne protège pas les enfants lorsqu’on réprime leur curiosité envers les choses du sexe. Au contraire, on encourage les enfants à penser que ”cela” doit rester un secret. Et c’est justement la raison pour laquelle les pédocriminels peuvent agir aussi facilement : il leur suffit de jouer sur l’idée du pacte, d’un lien privilégié qui les relie à leur proie (moi seul suis capable de comprendre tes interrogations, viens dans mes bras, je vais t’expliquer). Il leur suffit ensuite de brandir la menace d’une punition familiale (si tu racontes ce que NOUS avons fait ensemble, tes parents vont te gronder) et le piège se referme. ».

Cela relève-t-il de la prétendue « théorie » ou de l’observation ? Cela vaut-il pour tous les pédocriminels ? Lesquels ne se servent pas que de l’atmosphère des romans et séries ou films à l’eau de rose pour entretenir un assujettissement. 

L’adulte peut cultiver la nostalgie des personnages de Fripounet et de Marisette, éternels futurs fiancés tels ces autres Sylvain et Sylvette et autres « couples » de pré-adolescents de la BD pour la petite jeunesse qui ne s’embrassaient même pas sur les deux joues. Mais il en conçoit toute l’artificialité, qu’il a sans doute retrouvée tout autrement, dans la littérature érotique de ses lectures ultérieures. La guimauve peut aussi procurer de l’agrément, à tout âge (en tout cas cela semble être le cas pour divers adultes qui l’assument, sans crainte de passer pour des demeurés restés infantiles). Bref, il s’accorde l’apanage d’en définir bénigne la nocivité et l’édulcoration du réel. Cela se conçoit fort bien, tout comme est estimée normale et bénéfique l’évolution de la bienséance, qui ne fut pas toujours jaugée selon les mêmes critères, quand le « secret » de la naissance et de ce qui la produit n’était guère dissimulé, ni dans les masures, ni dans les châteaux, ou lorsque des adolescentes n’arrivaient pas si « niaises » au mariage qu’on a voulu par la suite le faire croire.
C’est d’ailleurs encore le cas dans des sociétés ou lectures et représentations érotiques telles que l’occidentale (au sens large) les perçoit sont totalement absentes (et ne circulent même pas sous le manteau). De même que la guimauve : Bollywood ne pénètre pas les villages dans lesquels les téléviseurs sont totalement absents.

Le billet d’Agnès Girard pose la question « où est le mal ? ». Peut-être conviendrait-il de cesser de le traquer partout pour s’intéresser davantage au mieux ou au raisonnablement acceptable. En s’efforçant à tendre vers des appréciations lucides. Vaste et incessant programme, qui ne vaut pas que pour la guimauve ou le porno.