S’agit-il de muhanis ou de tepores, d’instruments du Rwanda ou du Bénin ? Ou de variantes de la famille des arcs musicaux venus d’ailleurs ? Ce qui est pratiquement sûr, c’est que la voûte de l’arc de triomphe du Faubourg Saint-Denis, à Paris, n’avait pas résonné depuis longtemps, voire jamais auparavant, du staccato des notes produites en frappant d’une tige métallique leur corde unique…

 


Elle est loin d’être parfaite, cette photo. Techniquement, c’est une litote. Et pour une photo de presse, pour laquelle l’aspect technique peut laisser à désirer, le cadrage, de loin plus primordial, prête aussi fortement le flanc à la critique : on n’en ferait sans doute pas un flanc offset. J’aurais voulu cadrer différemment ces trois instruments africains afin que les extrémités supérieures des arcs ne soient pas tronquées. Mais elle est prise « au vol », avec le léger regret de n’avoir pas fait poser les musiciens qui déambulaient : ils se seraient sans doute courtoisement prêtés à cette séance de prise de vues impromptue, en dépit de la pluie drue qui faisait ruisseler le pavé du rond-point proche de la station de métro Strasbourg-Saint-Denis. Mettons qu’il s’agit d’un document iconographique, mal légendé de surcroît. Car je serai bien en peine d’indiquer quel type d’arc musical est employé, encore moins sa provenance. Les arcs musicaux unicordes à calebasse sont généralement joués en plaquant la calebasse contre la poitrine, celle-ci étant fixée aux trois-quarts de l’arc. Là, ce trio faisait peut-être partie d’un ensemble plus important, et son concert processionnel n’avait pour but peut-être que de rythmer leur marche et leur faire oublier les gouttes, à moins que ce ne fût d’en accompagner la discrète symphonie.

 

Je ne sais si l’auteur de la Grammaire de l’image, ancien rédacteur en chef de Vue & Images du Monde,  Albert Plécy, aurait catalogué le reflet circulaire presque parfait sur le réverbère dans la catégorie des « bruits optiques » devant disparaître à la retouche. Dans le doute, après avoir utilisé le « tampon de reproduction » pour éliminer quelques papiers gras et les tags un peu trop voyants de la porte située dans la pile de l’arc, je me suis abstenu de l’éliminer. D’une incertaine manière, sa présence attire l’œil sur la tige métallique et incite à distinguer la corde de l’instrument. Le « Plécy », pour la photo, comme le « Guéry », pour la mise en pages, furent mes deux premiers ouvrages de référence en photojournalisme et journalisme. Je ne sais combien d’exemplaires du Guéry, édition originale du CPJ-CFPJ, traitant de la mise en pages des quotidiens, j’ai acquis, prêtés à des stagiaires, et jamais revus. Il est de meilleurs traités de mise en pages pour les magazines, les revues, et même actualisé, le Guéry fait figure de « cheval de trait » d’une race robuste préservée par les Haras nationaux. Les récentes « formules » des quotidiens français ou étrangers ont pris un tour qui, sans se départir des bases de lisibilité de Guéry, le vouent aux bibliographies et beaucoup moins à sa place antérieure, toujours à portée de main. Pour le Plécy, c’est simple, il reste indispensable, incontournable, mais malheureusement sa place est surtout désormais dans les rayons des « librairies d’ancien ».

 

Plécy était un vrai redchef. Soit quelqu’un issu du terrain, du reportage, ancien correspondant de guerre. Né en 1914, il aurait pu poursuivre sur la voie d’un prix Albert Londres, mais sa passion de la photographie l’emporta. Fondateur de l’association Gens d’image, créateur de ses prix Niepce et Nadar, inspirateur posthume du prix Arcimboldo (images numériques), il publie sa Grammaire élémentaire de l’image en 1962 aux éditions Marabout qui la reprendront sous le titre La Photo, art et langage. On lui doit aussi – indirectement – avec Cathédrales d’images, les spectacles actuels de projections d’images sur des monuments historiques (un sujet récurrent des magazines Création numérique ou Pixel et à présent Créanum). Il décède en 1977 mais sa veuve, Anne, a poursuivi l’action de Cathédrales d’images (en fait une « cathédrale » troglodyte, dite du Val d’Enfer, dans les carrières des Baux de Provence, mais ces projections m’ont toujours évoquées l’intitulé de l’association, et Plécy fut l’un des précurseurs de la projection d’images). Je voudrais bien vous recommander cet hommage posthume qu’est Albert Plécy, homme d’image, aux éds Actes Sud, mais j’attendrai de l’avoir en mains. C’était aussi un « Lursien » (des Rencontres typographiques de Lure à Lurs) et la sémiologie doit aussi beaucoup à ses conférences.

 

Ces trois musiciens africains n’auront sans doute, ainsi, jamais leur image projetée dans les carrières du Val d’Enfer. Mais l’objectif de cette rubrique, « La Photo du jour », n’est pas vraiment de vous soumettre de belles images, mais des documents vous évoquant des émotions, une anecdote, voire un récit. Ou de vous inciter à muser en ligne, par exemple en direction du Val d’Enfer dont la légende veut qu’il ait inspiré à Dante son enfer minéral et à Mistral l’antre de la sorcière anachorète Taven. Entre le fil de la corde de ces musiciens, celui d’Ariane (peut-être celui aussi d’Abderamane), et la Toile arachnéenne, il y a partage du pouvoir de l’image, qui nourrit l’imaginaire. Les brises nocturnes du quartier Saint-Denis rencontrent parfois d’autres cordes sensibles qui font teinter, dans le for intérieur, d’autres historiettes. Mais nous en réserverons la narration à d’autres occasions fortuites…