Petite nouvelle de saison : Michel

Le froid vient de s’installer et nous etreint dans ses bras gelés. Nous tremblons, rentrons le nez sous nos écharpes et râlons contre la couche de glace à gratter chaque matin sur le pare-brise de notre auto. Mais nous nous prélasserons ce soir dans la chaleur de notre lit. Certains n’auront pas cette chance et dans la cruauté glaciale de la nuit, finiront par mourir.

La résistance a ses limites. De toutes ces nuits glaciales passées dehors, couché sur un trottoir et recouvert de vêtements plus ou moins humides et de vieux cartons, celle-là était vraiment la plus dure.

Pourquoi ? Il ne faisait pas plus froid que les nuits précédentes, le vent s’était même un peu calmé, mais je tremblais, je ne pouvais plus m’arrêter de trembler. Michel était mort la veille. Je l’avais retrouvé, au matin, tout raide, couleur de bougie, les mains crispées dans ses mitaines trouées. Nous avions pris l’habitude de nous serrer l’un contre l’autre pour nous réchauffer, mais cette fois cela n’avait pas suffit.
Était-ce le chagrin qui rendait le froid si cruel, ou bien tout simplement l’absence du corps chaud de cet être vivant auquel je m’étais habitué ? Cette question me taraudait : Michel était-il pour moi un copain ou une simple bouillotte ? Se pouvait-il que des conditions de vie si douloureuses aient pu engourdir chez moi tout sens de l’humanité au point de me faire regretter Michel pour la chaleur physique qu’il m’apportait ? Ces scrupules amplifiaient la douleur de mes membres et mes frissons.

On me retrouverait certainement pétrifié, moi aussi, un de ces matins. Les abris, il n’était pas question d’y songer. Michel et moi nous étions toujours entendus pour ne jamais y échouer, quelque-soit la température. Et là, soudain, ce fut très clair : abandonner le trottoir maintenant reviendrait à confirmer l’idée que Michel ÉTAIT UNE SIMPLE BOUILLOTTE. Je me recroquevillais un peu plus sous le vieux manteau en fausse fourrure qui me servait de couette et remontait mon carton de téléviseur japonais sur mon visage.
« Tiens le coup mon vieux, un mec peut pas être un édredon ». Mais pourquoi cette stupide logique venait-elle me perturber au moment où l’hiver, triomphant, avait repeint les arbres en blanc, et déposé sa couche de merde froide sur les pare-brises des autos ? Il doit faire autour des moins quinze, pensais-je.
Mon nez n’était plus vivant, du moins je ne le sentais plus au bout de mes doigts lorsque je tentais de le toucher. Mais mes doigts n’étaient plus vivants non plus. Alors j’entrepris de bouger un peu. Comme avec Michel avant, je me mis à sautiller sur place, à danser, à souffler sur mes mains et je bu une rasade d’un vin rouge inqualifiable. Je n’aurais pas dû. Ce simple geste me ramena, en une fraction de seconde, aux souvenirs de temps anciens, où je sirotais des nectars délicieux dans de jolis verres à pied, bien au chaud, auprès de ma femme.

C’est l’époque où j’avais commencé à mentir, à dissimuler mon alcoolisme dramatique derrière un goût distingué pour le bon vin et surtout, où je m’étais inventé un travail. J’avais été licencié un jour pour ivresse sur mon lieu professionnel.

J’ai commencé à boire quand la conviction que ma femme ne m’aimait pas s’est installée dans ma tête comme un coucou dans le nid du voisin. Plus tard, j’ai commencé à fouiller dans ses affaires, à écouter la messagerie de son portable, à lire ses e-mails. J’ai trouvé ce que je cherchais, le troisième, l’amant. Là tout un univers de mensonge s’est ouvert à moi, tout devenait tellement évident. Rien ne m’a été pardonné, bien sûr, et j’ai tout perdu. Longtemps elle m’avait fait croire que j’étais son monde, son astre. Pourquoi ? Peut-être pour le confort matériel, car nous étions, il faut bien le dire, à l’aise. A L’AISE. Ces mots me firent trembler de plus belle, en face d’une réalité sans ménagement : celle de la rue et des poubelles, celles des bouillottes… Qu’y avait-il de plus humiliant ? Avoir servi de bouillotte? avoir servi d’alibi social ? De portefeuille ? Je me remis à sautiller car le froid me mordait, mais bien moins que mes pensées.
Dans ma poche je sentis un objet familier, une petite lampe torche que Michel trimbalait toujours sur lui et que j’avais récupéré dans sa veste de  mort. Depuis longtemps cette lampe ne fonctionnait plus, faute de pile et d’argent pour en acheter. Un objet inutile que je pris dans ma main pour le considérer longuement. Le jour où j’avais rencontré Michel, il tenait cette lampe et s’amusait à appuyer sur le bouton on-off, un peu comme l’aurait fait un enfant. Nous nous étions raconté notre infortune, comment on se retrouvait aussi bas, classique. Puis nous avions cheminé ensemble dans cette vie sordide, sans plus jamais nous quitter. Nous parlions beaucoup, partagions nos maigres repas et nous réchauffions la nuit. Oui, NOUS NOUS RECHAUFFIONS LA NUIT, comme deux gamins perdus dans une fôret.
Je remis la petite lampe dans ma poche.  Cet objet insignifiant venait de me révéler que Michel avait été mon ami. Pas seulement une bouillotte.

Je pris le chemin de l’abri le plus proche, en espérant qu’il restât une place pour moi.

On ne peut résister à un froid pareil.

FIN

 

Sylvie Charmillon

  

3 réflexions sur « Petite nouvelle de saison : Michel »

  1. bonjour,
    votre texte m’a beaucoup ému, je me sens impuissante face à
    de telles détresses.Il est très difficile de venir vous commenter.
    On reste muet devant tant de souffrances.
    Le livre de la journaliste Florence Aubenas, « Le quai de Ouistreham »
    décrit ce tiers monde de chez nous.

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