Peggy Sastre est une auteure que l’on peut facilement cataloguer dans le camp des « féministes hédonistes », soit, pour résumer, de celles qui se disent pro-sexe, qui se sont opposé•e•s, d’abord en Amérique, aux projets de loi visant à contingenter la pornographie et les industries du sexe. Mais son propos ne se limite pas à la défense et illustration du jouir, mode féministe hédoniste.
Journaliste scientifique, elle s’oppose résolument à la conception dite « essentialiste » de certaines féministes, et plaide pour une autre interprétation du fameux slogan (et livre) « Notre corps, nous-mêmes ». Pour elle, la conception totalement assistée, hors utérus, si elle n’est pas encore d’actualité courante, n’est pas un tabou.
Elle a tracé les contours d’un féminisme en progession, qu’elle nomme « évoféminisme », et pour la France et la Francophonie, son premier ouvrage sur le sujet, Ex Utero, pour en finir avec le féminisme, prend valeur de manifeste. Nous l’avions rencontrée sur le stand de sa maison d’édition, La Musardine, au salon du Livre de Paris, et nous nous étions promis d’évoquer cette contribution au débat féministe.
Elle nous annonce aujourd’hui une suite, un possible second volume d’Ex Utero, et d’autres livres sur cet évoféminisme…
Jef Tombeur – Tu publies ton livre dans collection « L’Attrape Corps », que l’on peut qualifier de collection « savante » de la maison d’édition La Musardine, dont l’essentiel de la production n’en reste pas moins érotique ou pornographique. On attendait plutôt cet ouvrage chez Odile Jacob ou chez un éditeur plus académique, ou proche de certains courants féministes novateurs. Pourquoi donc La Musardine ?
Peggy Sastre – Parce que… cela faisait très longtemps que je réfléchissais aux thématiques présentes dans Ex Utero. Leur première formalisation a été le texte des Mutantes que vous liez dans un autre article (Ndlr. Il s’agit d’un texte d’orientation du groupe Les Mutantes, signalé dans l’article « L’évoféminisme, encore un féminisme ? » publié sur le site Le Post). C'est un peu après sa rédaction que je suis devenue familière de la pensée de Marcela Iacub, intellectuelle dont je me sens encore aujourd'hui extrêmement proche et qui, à l'époque, m'avait fait l'agréable impression de « penser dans ma tête ». Mon activité de « journaliste » (les guillemets indiquent une certaine distance avec la profession, ou tout du moins ses standards qu'on enseigne en école estampillée, c'est d'ailleurs à dessein que je ne possède aucune carte de presse) m'a fait rencontrer un peu plus tard Catherine Robbe-Grillet avec laquelle je me suis liée d'amitié et qui m'a renforcée dans mon désir de « faire quelque chose ». D'essayer de montrer que, si les « féministes officielles », comme je les appelle, monopolisaient un certain espace médiatique, leur « cause des femmes » était une utopie trop singulière, dans le sens grammatical du terme.
Comme je l'écris dans Ex Utero, nous n'étions pas les seules, Catherine Robbe-Grillet et moi, à penser que les Chiennes de Garde ou Gisèle Halimi ne nous représentaient pas, pire, que leur représentativité avait quelque chose d'illégitime, qu'elles réduisaient au silence d'autres femmes, d'autres féminismes qui ne collaient pas forcément avec la bonne marche de leur boutique. Je sentais donc une réelle frustration parmi mes « contemporaines » et j'ai eu en premier lieu une idée beaucoup plus activiste qu'un essai en 180 pages, vu que je voulais motiver Marcela Iacub, Catherine Robbe-Grillet et Catherine Millet à compléter d'un « second épisode » leur pétition, publiée dans Le Monde en 2003. Ce texte s'opposait à la LSI, la loi sur la sécurité intérieure, en défendant la prostitution libre. C'est à cette époque que Ruwen Ogien m'a présenté Sarah Chiche, la directrice de la collection « L'Attrape-Corps », à la Musardine. Elle m'a proposé d'en faire un livre. Et voilà.
JT – Tu as dû limiter le choix des personnes présentées en annexe, mais aurais-tu aimé avoir un entretien avec Virginie Despentes ou Coralie Trinh, par exemple ?
PS – Oui, bien évidemment, Baise-moi, livre et film, restant à tout jamais dans le haut de la pile de mon panthéon personnel. Mais j'ai manqué de temps, et d'audace aussi, peut-être. Virginie Despentes et Coralie Trinh Thi réveillaient chez moi un certain « complexe de la fan » et j'aurais été gênée de leur proposer de but en blanc, sans les connaître personnellement, de participer à mon livre. C'est tout à fait débile, je le reconnais. Mais en sachant que Virginie Despentes m'a depuis contactée via mon blog à propos d’Ex Utero, tout n'a pas été perdu. J'aurais aussi aimé interviewer des hommes dans cette annexe mais la chose non plus ne s'est pas faite… peut-être pour le second tome ?
JT – Le féminisme traditionnel ou « officiel » ne se limite pas à Élisabeth Badinter ou Gisèle Halimi. N’est-ce pas aller vite en besogne que de paraître labelliser ainsi toutes les diverses composantes des féministes des années 1970-1990 ?
PS – Là où j'ai peut-être manqué de précision dans Ex Utero, c’est que je ne « renie » vraiment pas les avancées sociales que l'affirmation féministe a permis. Je remercie Darwin chaque matin de vivre dans un pays qui permet la contraception, l'avortement (dans des conditions qui gagneraient à être améliorées mais qui n'ont quand même rien à voir avec ce qui se passe sur 90 % du reste de la planète), dans un pays où je peux voter, travailler, avoir mon propre compte en banque, être infidèle sans être lapidée, sortir sans demander l'autorisation de mon père, de mon frère, de mon cousin ou de mon mari, etc. Ce que je critique, c'est une crispation des revendications une fois que certaines féministes sont arrivées au pouvoir. Certes, Gisèle Halimi (et comme je suis « dividuelle », elle n'a rien à voir, aujourd'hui, avec l'avocate du procès de Bobigny) ne résume pas le féminisme, mais la lecture de Choisir la Cause des femmes, qui se veut le programme de futures lois françaises et européennes, en particulier en ce qui concerne la prostitution, m'a fait bondir. Sur ce sujet précis, je n'arrive pas à comprendre la position abolitionniste. Les « idiots qui nous gouvernent » devraient réfléchir à concevoir des lois pour que la prostitution devienne un métier comme un autre, aller au-devant du changement des mentalités (comme ils arrivent très bien à le faire avec l'homophobie, par exemple) plutôt que de tenter désespérément de faire disparaître cette activité sans se rendre compte qu'ils remplissent le tonneau des Danaïdes.
Ensuite, et même si je sais très bien que d'autres féminismes existent, en particulier une branche pro-sexe, il ne faut pas confondre une connaissance universitaire, poussée, pointue des choses avec une vision plus commune et populaire, vision qui est pour moi toujours un point de départ assez évident. Il ne faut pas oublier que pour le pékin de base, le féminisme, c'est Isabelle Alonso qui chiale chez Ruquier qu'on montre des fesses pour vendre des culottes ou Yamina Benguigui qui se dit insultée dans sa dignité de femme quand Jean-Luc Delarue fait une blague graveleuse et visiblement médicamentée sur son décolleté plongeant. Je pense que c'est de là qu'il faut partir, plutôt que de rouler des yeux d'un air entendu et pouffer sur son séant en s'exclamant que « tout le monde sait bien que le féminisme ne se réduit pas aux Chiennes de Garde ». Tout le monde ne sait rien, et, dans les faits, dans la vie de tous les jours de la ménagère de moins de cinquante ans, ce n'est malheureusement pas Maîtresse Nikita* qui fait les lois régissant notre quotidien.
Plus loin, c'est dans cette masse, dans cette moyenne, que sont visibles pour moi ces processus mentaux archaïques contre lesquels j'entends lutter. Contre ces réflexes de singes peureux qui n'ont plus lieu d'être, vu que nous avons quitté depuis longtemps la savane et les cavernes qui allaient avec.
JT – Penseriez-vous que la déculpabilisation totale des activités sexuelles puisse gêner un certain nombre de femmes et de féministes parce qu’elle impliquerait une perte de pouvoir (qu’il se manifeste par l’argent ou les partis plus ou moins uniques ou se partageant la menée des affaires) et non pour des raisons de moralité ou estimeriez-vous plutôt que cette interrogation n’a pas vraiment lieu d’être ?
PS – Je pense que la déculpabilisation totale de la sexualité gênerait beaucoup de monde, hommes comme femmes. À la lecture de la dernière enquête de l'Inserm sur les comportements sexuels des Français, j'ai été sidérée par les témoignages des enquêteurs qui se plaignaient d'avoir vu leur vision du sexe « désacralisée » après avoir mené les entretiens nécessaires à l'étude scientifique. Passée la blagounette (du genre : les chercheurs de l'Inserm auraient-ils dû, pour ne pas déclencher une cellule psychologique de crise chez leurs enquêteurs, remplacer les questions sur la sodomie par « l'introduction du plantoir viril dans le chemin boueux » ?), ce genre de réaction est hautement symptomatique de « notre » rapport avec le sexe. Si les religions et la psychanalyse ont si bien marché à culpabiliser, normaliser ou pathologiser le sexe, si autant de gens continuent à penser que le sexe est quelque chose de grave, que cela ne va pas de soi, que ça peut-être bien mais qu'il faut quand même faire attention, etc., c'est que pendant les millions d'années de notre évolution, qui continue encore aujourd'hui, le sexe a justement été quelque chose de grave. Quelque chose à l'origine de maladies mortelles, à commencer par la grossesse, quelque chose qui fait que les hommes se battent à mort quand ils ne se retournent pas sur les femmes de leur entourage, quelque chose qui fait devenir tragiquement fou ou simplement con, quelque chose qui scelle les transmissions de patrimoine, quelque chose qui permet la survie de l'espèce et de gènes, mais aussi des bactéries parasites et virus… Que les anti-sexe soient aussi majoritairement des femmes n'a rien d'étonnant vu qu'un tiers de la gent féminine n'aurait qu'un intérêt très relatif voire nul pour la chose, car sans orgasme, une femme peut très bien tomber enceinte. Alors oui je rêve d'un monde libéré du sexe, comme dans l'utopie proposée par Marcela Iacub et Patrice Maniglier dans l'Antimanuel d'éducation sexuelle**, où l'on pourrait baiser comme on boit un verre d'eau. Mais je sais aussi que nous en sommes loin… Mais pour commencer à imaginer une sortie du tunnel possible, je pense qu'il faut s'atteler à comprendre d'où nous venons, quels milliers de siècles évolutifs se sont sédimentés dans nos gènes et coulent encore aujourd'hui dans notre sang, plutôt que d'imaginer que nous sortons vierges du trou du cul de Jupiter… C'est ce que j'ai tenté de faire avec Ex Utero, qui se veut une introduction à mon évoféminisme, que je compte bien développer dans d'autres ouvrages futurs !
* Maîtresse Nikita est un-e dominatrice, et en tant que tel-le travailleuse ou travailleur du sexe, qui fait partie du noyau fondateur du Strass, le Syndicat du Travail sexuel, organisation qui rassemble des prostitué-e-s, des personnes travaillant dans les industries pornographiques ou dans les commerces d’objets érotiques, &c., mais aussi des chercheuses et chercheurs universitaires, anthropologue, travailleuses et travailleurs sociaux. Cette organisation a organisé, à Paris, des Assises de la Prostitution, le 20 mars 2009.
** Antimanuel d’éducation sexuelle, éditions Breal, ISBN-13: 978-2749505404, 332 p., Paris, avril 2005.
Pour commenter, voir le blogue-notes de Peggy Sastre
Commenter ici, c’est bien, mais vous pouvez aussi vous manifester sur le blogue-notes de Peggy Sastre :
[url]http://lamutationestenmarche.blogspot.com/2009/04/promo.html[/url]
Petite précision …
A première lecture, j’ai pensé que j’étais tombée sur un billet un peu ancien; En effet, il me semble qu’Isabelele Alonso n’est plus Chienen de Garde depuis 2003, il y a eu depuis 2 autres présidentes jusqu’à l’an dernier date à laquelle Florence Montreynaud (fondatrice des Chiennes de Gardes et de la Meute) est redevenue Présidente.
Comment la ménagère de 50 ans peut-elle comprendre quelque chose à votre discours si les infos de base sont erronées ?
Camomille
Pour Camomille…
Ben, effectivement, et je pense que Peggy Sastre n’ignore pas davantage que moi que Florence Montreynaud est l’actuelle présidente des Chiennes de garde, et du nombre des initiatrices du manifeste « Encore féministes », par exemple. La phrase que vous incriminez est « pour le pékin de base, le féminisme, c’est Isabelle Alonso qui chiale chez Ruquier qu’on montre des fesses pour vendre des culottes ». Elle n’implique pas qu’Isabelle Alonso soit toujours active avec les Chiennes de Garde, mais elle rappelle simplement qu’une partie du grand public a conservé en mémoire cet épisode. L’exemple n’est donc pas dirimant. La « [i]ménagère de moins de 50 ans[/i] » que vous évoquez a conservé d’une période du féminisme le cliché (aux deux sens du terme) de militantes brûlant publiquement leurs _bras(sieres)_, leur soutien-gorge (et cela revient dans les discours des étudiantes en master qui choisissent actuellement une option études de genre ou études féministes), ne sait plus trop qui est Isabelle Alonso (en dépit de la promo de son dernier bouquin, _[i]Fille de Rouge[/i]_, voir http://www.isabelle-alonso.com/4eme-de-couverture), et considère sans doute que si son compagnon fait assez facilement la vaisselle, il pourrait aussi prendre sa part du repassage. Point. Ou presque. Ne caricaturons pas à l’excès, ni dans un sens, ni dans un autre. Quant à l’argument que la fameuse ménagère ne pourrait pas comprendre (anachronisme ou non, et là, il n’y en pas dans le passage incriminé), c’est un peu la prendre pour une niaise. La crise de crédibilité de la presse tient aussi au fait qu’à force de s’être mise « à la portée du lectorat », en évacuant toute complexité, elle a fini par donner l’impression de se moquer de ce lectorat.